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L'islamisme : idéologie politique et mouvement
by Tom Friday October 18, 2002 at 11:12 PM

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L'islamisme : idéologie politique et mouvement

Depuis l'invasion de l'Egypte par les armées de Napoléon en 1798, qui a marqué les débuts de l'implication moderne de l'Ouest dans le monde arabe, le nationalisme arabo-islamique a assumé trois fonctions successives, avec un certain degré de recouvrement: le nationalisme libéral, le socialisme arabe, et l'islamisme (1: Ces trois formes de nations arabo-islamiques sont liées intégralement à la trajectoire du capitalisme, qui soumet le monde aux impératifs de la production de valeur: le nationalisme libéral à la phase ascendante du capitalisme; le socialisme arabe à la phase fordiste de production capitaliste, et l'Islam à l'impact du post-fordisme et à la mondialisation qui règne maintenant en maître. Une question intéressante de poursuivre malgré ou peut-être à cause de l'opposition des Gauches Communistes au nationalisme est la suivante: un nationalisme des classes exploitées a-t-il jamais été possible; un nationalisme non lié intégralement au projet du capitalisme a-t-il jamais été possible? Par exemple, comment peut-on analyser la rebellions indienne de 1857, la guerre déclenchée par Chamil et les Tchétchènes contre la Russie tsariste au 19ème siècle, pour ne prendre que ces deux exemples? Ces mouvements étaient-ils des manifestations des classes exploitées? Ne se situaient-ils pas en dehors des ambitions du capital? Etaient-ils «progressifs» ou réactionnaires? Marx lui-même semble avoir changé d'avis à la fin de sa vie, dans sa correspondance avec Vera Zasoulitch. C'est une question qu'il est intéressant d'examiner, même si elle ne change pas le fait que les formes successives du nationalisme arabo-islamiste moderne que nous discutions ici sont toutes des manifestations du capital.).
Le nationalisme libéral en tant que mouvement politique a été représenté par le régime étatiste, de développement national de Mohamed Ali en Egypte, caractérisé par son but de dépassement du «féodalisme oriental» et son projet (qui finit par échouer) de modernisation, et de développement du capitalisme. Du point de vue idéologique, ce nationalisme libéral recherchait, dans les écrits de Jamal al-Din al-Afghani, à unir la nation musulmane, la 'umma, à résister à l'impérialisme occidental en réconciliant l 'islam et le rationalisme moderne, grâce auquel une nation musulmane puissante pouvait être forgée; une vision élaborée par Mohammed Abdhuh qui croyait que la raison et la révélation (islamique), l'Islam et la science moderne, pouvaient être réconciliés, bien que cette réconciliation nécessitât le démantèlement des institutions sociales, économiques et politiques traditionnelles du monde musulman, qui représentaient, dans son esprit, des perversions de l'Islam. (Il est intéressant de noter que les disciples d'Abdhuh, comme Qasim Amin, défendaient l'émancipation des femmes, avec l'idée que la Charia fournissait une base pour l'égalité des femmes, qu'il considérait cruciale pour le progrès de la société humaine.) Ce qui est remarquable dans ces idéologies et dans leurs projets politiques est le fait qu'elles étaient intimement intégrées au processus de capitalisation qui s' était répandu de l'Europe vers le monde islamique; qu'elles étaient inséparables du projet de la révolution bourgeoise, de l'anti-féodalisme et du développement économique national, qui constituaient les signes distinctifs du capitalisme ascendant. La dernière manifestation de ce nationalisme libéral dans le monde islamique est peut-être le mouvement politique du Wafd en Egypte, et son leader Sa'd Zaghlul. Héritiers de Abdhuh, Zaghlul et le Wafd cherchaient également à créer les conditions d'un état moderne, démocratique et bourgeois en Egypte. Mais, alors que Mohammed Ali au début du 19ème siècle était prêt à défier directement l'impérialisme occidental, qui s'était mobilisé pour le défaire, le Wafd dans les années 30 a fait des compromis avec l'impérialisme britannique. Ces compromis démontrèrent que le projet de capitalisation et d'industrialisation dans des sociétés à prédominance agraire, comme celles du monde islamique, allaient rompre avec le libéralisme des nationalistes arabo-islamiques de la phase ascendante du capitalisme.
Les précurseurs du socialisme arabe étaient les mouvements politiques qui, dans les années trente, prenaient pour modèle le fascisme italien ou le nazisme allemand. Des mouvements tels que les Green shirts of Young Egypt ou le parti populaire syrien de Antun Sa'adé étaient déterminés à rompre avec la domination impérialiste de l'Angleterre et de la France au Moyen Orient, et à s'embarquer dans un projet étatique de promotion de l'industrialisation capitaliste. L'échec de l'impérialisme allemand à dépasser son rival anglo-saxon, a conduit les nationalistes comme Michel Aflak et son parti Baath en Syrie et en Irak et Gamal Abdel Nasser et les Officiers libres en Egypte à adopter le «socialisme» comme route vers l'industrialisation et la modernité, et à s'aligner sur la Russie stalinienne dans son conflit avec l'Ouest. Tous ces mouvements étaient résolument laïques dans leur idéologie, avec souvent des chrétiens, comme Saadé et Aflak à leur tête. La nation arabe, et non la 'umma musulmane, fournissait la base sociale que ces mouvements cherchaient à mobiliser dans les intérêts du modèle de développement étatiste qu'ils représentaient. Le socialisme arabe de Nasser, et son alliance avec la Russie, illustraient ce projet. Il n'a abouti ni au développement économique national, ni à l'élimination de l' impérialisme occidental du monde arabo-islamique. Le transfert de l'Egypte du camp soviétique dans le camp de l'impérialisme américain sous Sadate, le traité de paix avec Israël et la subordination du Caire à la banque mondiale, le FMI et d'autres institutions d'hégémonie mondiale américaine, ont marqué l'échec du socialisme arabe à accomplir ce que Mohammed Ali avait échoué à accomplir plus d'un siècle auparavant. Dans le vide créé par la faillite du socialisme arabe, s'est engouffré un nouveau mouvement politique et une nouvelle idéologie: l'islamisme.
Les précurseurs de l'islamisme contemporain étaient les frères musulmans de Hassan el-Banna en Egypte (fondé en 1928), qui, à la différence des nationalistes libéraux qui cherchaient à réconcilier l'Islam et la modernité ou les socialistes arabes résolument laïques, étaient déterminés à rejeter la modernité et à restaurer la règle de la vertu islamique. Et pourtant l'islamisme arriva au pouvoir non grâce aux frères musulmans sunnites (mouvement décapité une première fois par le régime wafdiste, et les Anglais, et ensuite par les nassériens), mais par le pouvoir de l'ayatollah Khomeyni en Iran. Alors que Khomeyni cherchait à rallier les shi'ites du monde musulman à sa cause, le fait que les shi'ites étaient une minorité, haie par la majorité sunnite, a limité sérieusement le succès de Khomeyni et des iraniens. De nouvelles versions, sunnites, de l'islamisme se révélèrent plus aptes à mobiliser les masses de musulmans à la fois dans le monde arabe et en Asie centrale et du sud: le Groupe armé islamique en Algérie, la Jihad islamique et Al-Gama al-Islamiyya en Egypte, le Hamas en Palestine, les Talibans en Afghanistan, et le réseau al-Qaeda d'Ossama ben Laden. Alors que l'islamisme semble être une idéologie et un mouvement politique fondamentalement opposé à la modernité, et qui cherche à revigorer les croyances et les institutions traditionnelles islamiques, il est en fait le produit de la destruction du monde pré-capitaliste arabo-islamique et son idéologie ainsi que son projet politique sont irrémédiablement marqués de l'empreinte de la modernité et du capitalisme. (Dans cette perspective, l'islamisme a beaucoup de points communs avec le nazisme, avec son recours idéologique à la communauté pré-capitaliste, et la religion aryenne, même s'il incarne les réalités les plus brutales du capitalisme et de l'impérialisme dans ses relations sociales et son projet politique.)
La connexion étroite entre l'islamisme et le capitalisme apparaît dans les deux dimensions de l'islamisme en tant qu'idéologie et projet politique. Malgré ses appels à la tradition islamique; l'islamisme constitue une forme de proto-état ou de racisme étatique. Nous ne parlons pas ici du racisme dans le sens ordinaire du terme où il s'agit d'une question de couleur (noirs, blancs, etc.), mais plutôt comme toute idéologie basée sur une séparation, une coupure, dans l'entreprise sociale basée sur la naissance, la biologie, la génétique, sur les qualités de l'être même de quelqu'un, opposé à la coupure de l'entreprise sociale basée sur les croyances, les visions du monde ou, comme dans le marxisme, les relations sociales de production (les classes), qui constituent l'antithèse de la biologisation des coupures dans l'entreprise sociale de l'humanité sur lesquelles est basé l'islamisme. La vision misogyne de la femme en tant qu'être biologiquement inférieur, qui fait partie intégrante de l'idéologie des talibans et de al Qaeda (et qui n'a aucune base dans l'islamisme traditionnel), le badge jaune que le régime taliban impose à la minorité hindoue en Afghanistan, la reconceptualisation de la 'umma sur des bases génético-biologiques, opposé à la communauté basée sur les croyances, qui fait partie intégrante de la vision du monde de ben Laden et de l'Islamisme, tout cela atteste du fait que la racialisation de l'Islam est au coeur de cette idéologie. Le racisme étatique et la biologisation des relations sociales font partie intégrante de l'obsession de «purification» qui anime l'islamisme, non pas la purification de l'âme individuelle, mais la purification de l'entreprise sociale elle-même. Les discours de purification qui caractérisent l' islamisme sont eux-mêmes l'antichambre de la purification ethnique et du génocide. Le destin des hindous en Afghanistan des talibans (une minorité de quelques centaines) ou les Hazaras chiites face à la purification ethnique préfigurent la catastrophe qui attendrait les coptes en Egypte (une minorité de 6 millions) si le Jihad islamique en arrivait à prendre le pouvoir Le racisme étatique, et la biologisation des relations sociales, sont des caractéristiques d'une des dimensions de la modernité capitaliste, son côté sombre, représenté par Auschwitz, Babi Yar, Dresde et Hiroshima, tous des purs produits de la civilisation capitaliste développée, et inséparables de celle-ci. Le développement de l'islamisme atteste de l'extension dans le monde arabe-islamique des relations sociales et des idéologies capitalistes qui ont donné son visage au monde capitaliste dans sa phase de décadence, quoique sous des formes historiques et culturelles spécifiques.
Malgré l'affirmation selon laquelle son projet politique consiste simplement à obliger l'Ouest à se retirer du sol de la «nation musulmane» (maintenant re-conçue biologiquement), et à entamer la purification qui en découle, l'islamisme ne peut espérer atteindre ce but (aussi futile soit-il) qu'en essayant de concurrencer l'ennemi occidental sur le plan économique et militaire. Un tel projet ne signifie pas l'arrêt de la capitalisation du monde islamique, mais son achèvement, son apothéose, par les régimes islamistes eux-mêmes. Le régime de Khomeyni en Iran, après le renversement du Shah a développé l'industrie pétrolière, liée étroitement à l'économie capitaliste mondiale, et nécessitant un régime brutal d'exploitation du prolétariat, et a développé les industries et les instituts scientifiques pour la production d'armements de destruction de masse, afin de s'élever à un statut de puissance impérialiste régionale majeure. Les Ayatollah ont pris le chemin du développement du capitalisme scientifique, technologique, économique et militaire qui, en dépit de leur volonté affirmée de pureté islamique, va achever la destruction du monde traditionnel islamique du passé iranien. Les mêmes impératifs sont à l'oeuvre dans la branche sunnite de l'islamisme représenté par al-Qaeda, même s'il ne s'agit que d'un proto-Etat. Le projet de Ben Laden d'élimination de l'impérialisme occidental du sol de la nation musulmane semble comporte deux buts à court terme: utiliser le régime des Talibans en Afghanistan comme tête de pont pour déstabiliser et renverser le régime laïque du Pakistan, assumer le pouvoir d'Etat au Pakistan, et, avec celui-ci, la capacité nucléaire sur laquelle peut se projeter le pouvoir «islamique»; renverser le régime saoudien, dépendant des Etats-Unis, et par là-même contrôler la plus grande partie de l'offre mondiale de pétrole (2: C'est aussi le cas avec les Etats de la frontière du Nord de l'Afghanistan, le Turkménistan, L'ouzbekistan et le Tadjikistan, qui sont tous situés près de la mer Caspienne riche en pétrole, et qu ont tous leurs propres mouvements islamistes avec des connections étroites avec al-Qaeda.). La question qui se pose n'est pas la probabilité de succès d'un tel projet (qui est probablement minimale), mais plutôt sa nature capitaliste ou son contenu de classe. Une capacité nucléaire (une bombe islamique), et un contrôle du pétrole, nécessitent la technologie capitaliste, la science, et les relations sociales, que les islamistes critiquent verbalement, mais qui sont inséparables de l'islamisme en tant que mouvement et projet politiques.
Pour analyser le phénomène politique que constitue l'islamisme, il est nécessaire de se centrer sur trois éléments distincts, mais intimement liés: les conditions socio-économiques qui ont fait le lit dans lequel une telle idéologie et un tel mouvement politique ont pu prendre place et gagner un support populaire; les classes sociales et les couches qui véhiculent cette idéologie et le cadre et la direction de ce mouvement; le contenu de classe de ce phénomène socio-politique. Les conditions socio-économiques qui ont nourri l'islamisme sont l'appauvrissement et le désespoir des masses arrachées à une existence pré-capitaliste d village ou artisanale par le développement du capitalisme, même si ce dernier est incapable de fournir un emploi pour les couches nouvellement urbanisées et rapidement croissantes, qui sont condamnées à habiter les bidonvilles autour de la métropole capitaliste une masse de gens dépourvus d'éducation et qui n'ont pour toute perspective de vie que le chômage quasi permanent et la marginalisation. C' est le destin réservé par le capitalisme au Tiers-Monde en général, et au monde arabo-islamique en particulier, et il fournit les conditions socio-économiques pour l'extension de l'islamisme. Les classes et couches qui fournissent les cadres et les leaders des mouvements islamistes sont la petite-bourgeoisie et l'intelligentsia. Ce n'est pas une coïncidence si l'idéologue et l'organisateur de Al Qaeda (le lieutenant de Ben Laden) est un chirurgien réputé, l'enfant d'une famille dirigeante de l'intelligentsia égyptienne. Alors que le soutien populaire de l'islamisme vient des très pauvres, les cadres et les dirigeants de ce mouvement sont très éduqués, des produits du monde laïque de la médecine et des ingénieurs, par exemple (3: Il n'est pas surprenant que le leader de l'islamisme en Jordanie, Laith Shubaylat, est l'ancien dirigeant du syndicat des ingénieurs. Ce sont les classes et les couches dans lesquelles les cadres et les dirigeants des mouvements nationalistes sont typiquement recrutés lorsque ces mouvements étaient libéraux, lorsqu'ils étaient laïques et maintenant qu'ils sont islamistes.). Et pourtant la provenance de classe des cadres d'un mouvement politique n'en détermine pas le contenu de classe. L'élément le plus crucial d'une analyse de l'islamisme, comme nous l'avons expliqué plus haut est capitaliste dans sa nature de classe; une expression ou une manifestation du capitalisme dans ses conditions historiques et culturelles déterminées: le monde arabo-islamique à l'époque du capital mondialisé et de l'hégémonie américaine. L'islamisme est une réaction brutale et violente à cette hégémonie, qui ne contient que les destructions de masse et l'oppression brutale pour les populations de ce monde, une issue qui ne peut être contrecarrée que par la lutte de classe capable de renverser les relations sociales capitalistes qui l'ont générée et dont l'islamisme est une manifestation locale actuelle.

no pasaran...
by Frankiator Saturday October 19, 2002 at 01:08 AM

Keine Macht Fuer Niemand!