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Le Festin des Gueux
by Jamal Es Samri (posted by Janovitch) Thursday, Oct. 10, 2002 at 10:18 AM

Retour sur la Nuit Blanche à Bruxelles et réflexion critique sur les nouvelles fêtes urbaines. Ce texte m'est parvenu par e-mail et j'ai voulu vous en fairez profiter.

Le festin des gueux

Toutes les festivités que connaît Bruxelles en ce moment s'annoncent comme une immense entreprise de marketing urbain. La dernière en date, « Nuit blanche à Bruxelles », qui s'est déroulée le 5 octobre dernier, est emblématique à ce sujet.

Ne pouvant être la ville musée qu'elle rêvait d'être, à l'image de Florence ou de Bruges-la-Morte et de leur culture congelée, car la disparition de son patrimoine architectural ne le lui permet pas (rotten archietek !), la voici condamnée à être une ville-événement pour séduire et fixer ses consommateurs (fonctionnaires européens, classes moyennes et flux « déterritorialisés » des capitaux...).

Les villes d'aujourd'hui, vampirisées, colonisées par la finance et l'industrie du divertissement, sont devenues des produits, des marchandises qu'il s'agit d'écouler, réalisant en cela le devenir marchandise du monde cher aux situationnistes.

Le fétichisme de la marchandise incarné par Bruxelles n'est ni mystique ni plein d'arguties théologiques, il se veut résolument festif, mais tristement festif, artificiellement festif, misérablement festif. Car notre bonne ville ne s'offre pas au premier venu de façon populaire (fini les ommegangs et les kermesses, tout cela est bien trop vulgaire, trop ringard, trop daté !), mais à la manière culturelle : elle a ses exigences, elle aime la distinction, elle aurait voulu être artiste.

Hélas ! il s'agit là de potlach en carton et d'esthétique du vide, tant il est vrai que sur la base du calcul et du donnant, donnant, il ne peut y avoir de fête authentique. En outre cette expression culturelle là (mais en est-il d'autres aujourd'hui ?) prend la forme la plus cyniquement publicitaire, c'est-à-dire qu'elle fait la part belle au superficiel, à la séduction, au consensuel et à un présent perpétuel...

Ne pouvant plus rendre hommage à un Apollon, même devenu aveugle, voilà qu'elle fait appel à un Dionysos ventripotent et amnésique, mais plein aux as. La plus laide des villes ne peut-elle donner que ce qu'elle ne possède pas ?

Cette course au label, à la griffe, à l'image de marque, pour tenter son admission dans la cour des grands, que sont les « villes globales » (New York, Londres, Tokyo...) ne serait que détail ; cette « spectacularisation » de la ville, cet art sans qualité, cette culture inauthentique, cette fête sans aura seraient anecdotiques, s'ils n'avaient les répercussions les plus fâcheuses sur une bonne partie des habitants de la ville.

Car ce design urbain, cet aménagement new look, ce quotidien « dysnéifié » se fait au détriment des couches bruxelloises les plus populaires (plus de 16 % de la population totale), dont on veut faire des indésirables. A bien y regarder, derrière la fumée et les écrans de ces fiestas en toc, c'est une certaine idée de la ville et de la manière d'en user qui est en jeu. Où style de vie, appropriation, identité s'affronteraient à fleuret moucheté, pouvoir symbolique oblige, mais dans une guerre totale et asymétrique.

En un combat inégal, notre ville, dans sa valeur d'usage, serait donc enjeu de lutte. Les signes avant-coureurs de cette hégémonie, ses premiers assauts, en tous cas, sont déjà bien visibles et l'un des effets les plus patents s'appelle gentrification. Le procédé consiste dans la reconquête (revalorisation/épuration) de quartiers du centre-ville par l'arrivée tout d'abord d'artistes et d'étudiants, puis de yuppies qui les transforment en lieu résidentiel de haute plus-value (rue Dansaert, place Saint-Géry, Saint-Gilles...).

Ainsi, durant ces réjouissances frelatées, on a pu voir se pavaner dans nos rues, leur théâtre des opérations du jour, cette demi-élite trendy habillée de son treillis culturel qui étrangement a la plus haute idée d'elle-même. Allez savoir pourquoi ? Peut-être parce que pour tous ces petits porteurs en capital culturel, il est vital de faire fructifier au plus vite leur bas de laine (et ici comme dans l'épicerie il n'y a pas de petits profits). Et je ne parle pas de la cohorte des bourgeois bohèmes et des « nouveaux nomades » qui leur font suite.

Nous savions que l'époque subissait une crise générale du rapport au réel, mais cette arrogance sans emploi, ce rapport condescendant aux « indigènes exotiques », destinés uniquement à faire couleur locale avant d'être refoulés une fois pour toutes (en tout cas c'est là leur souhait) dans Dieu sait quel non-lieu, cette vision du monde qui établit une ligne de partage entre distingué et vulgaire, civilisé et barbare, nous et les autres, aussi déréalisés qu'ils soient, a quelque chose d'insupportable.

Le mouvement est perceptible, le futur s'annoncera comme « nouvelle division sociale de l'espace », c'est-à-dire ségrégation, mise à l'écart des classes dangereuses, tolérance zéro avec son cortège d'hystérie sécuritaire, ethnicisation des rapports sociaux (déjà fort présente : arabophobie, islamophobie, xénophobie...). Il y a déjà de tristes pionniers : l'inner city de toutes les grandes villes américaines (New York, Chicago...), le Marais à Paris, Barrio Chino à Barcelone, Belzunce à Marseille, la Croix-Rousse à Lyon... Cela se conclura en idéologie usée de village dans la ville, en identité géographique de pacotille, en communauté de simulacre, en Eden de « l'entre soi ».

Ainsi le « mouvement social » le plus puissant aujourd'hui en Californie du Sud est-il celui des propriétaires aisés regroupés sous la bannière de leurs quartiers pour en défendre l'exclusivité - c'est-à-dire l'homogénéité en termes de race, de classe et de valeurs immobilières. Ce bolchevisme des possédants qu'on trouve à Los Angeles, cette ville hallucinée, porte le nom de Nimbies : c'est-à-dire « pas dans mon jardin ».

Voilà comment ces néo-écologistes entendent défendre le cadre et la qualité de la vie. Tout est dit. Il n'est pas un monument de culture qui ne soit aussi monument de barbarie, disait Walter Benjamin. Quand j'entends le mot revolver, je sors mon culturel, pensent les gestionnaires politiques du temps présent.

Et pourtant avec ce « tout culturel », on ne pourra pas éluder la nouvelle question sociale qui se pose avec de plus en plus d'intensité. Retour du refoulé, boomerang qui reviendra tôt ou tard à l'envoyeur. Pour ce qui est des solutions clé en main, des coups de baguette de la pensée magique, c'est un peu comme si Jérôme Bosch était devenu fonctionnaire européen, Breughel l'ancien, représentant chez Interbrew, comme si Vésale trafiquait dans la génétique de Bordet, Erasme était administrateur délégué au Boerenbond et l'archange saint Michel converti au bouddhisme zen... !

La mixité ne se décrète pas. La juxtaposition ne crée pas le lien social, il peut même en aller tout autrement : « Cette société qui supprime la distance géographique recueille intérieurement la distance, en tant que séparation spectaculaire ». Que ce rapport de force soit défavorable ou non, l'art de l'esquive ne s'apprend plus, il est une nécessité, un dernier recours, lorsqu'on est faible et du mauvais côté du bâton.

Aussi bien, attendez-vous à de belles résistances !. Et qui connaît l'histoire de Bruxelles sait que les luttes entre les sept lignages de patriciens et les divers « métiers » n'ont cessé de rythmer son passé. Cette longue tradition d'émeutes et de sédition de notre dirty old town - ce « sépulcre blanchi » pour parler comme le voyageur Au cœur des ténèbres qu'était Joseph Conrad -, il se pourrait bien qu'elle se continue, sous une forme postmoderne mais plus truculente que jamais : lutte des classes de cage d'escalier, choc des civilisations de bistrot du coin...

La révolution sera une fête ! Ou peut-être mieux cette fête-là sera une révolution...

Jamal Es samri
Sociologue
écrivain

Excellent
by N.G. Thursday, Oct. 10, 2002 at 10:10 PM

Des fois on se demande si il existe encore un sociologue vivant dans ce pays , bah voilà une preuve qu'ils ne sont pas tou morts ou aliénés :o)

Sociologie de l'exclusion
by David Giannoni Le Vrai Sunday, May. 02, 2004 at 4:27 PM
davidgiannoni@hotmail.com 0497.33.73.25

Je pense que l'on a plutôt affaire à de l'usurpation de "science" et que l'on assiste là à un déballage de "sociologie urbaine de l'exclusion". Et pourtant, l'auteur (que je connais bien) à travaillé longuement avec "le plus exclu"... Franchement je ne comprends pas.
Sans parler du fait (et ce pour réagir au commentaire plus haut de ce texte) que l'auteur mène une étrange double-vie: d'une part voulant "informer" et réfléchir sur l'actualité. D'autre part, en faisant circuler des articles et interventions sur le net assez "contradictoires" voire même racistes et xénophobes. Gros problème: cette personne utilise une autre "identité pour ce faire. Et pas un "pseudo" comme il serait louable de le faire, non: l'auteur utilise mon identité... Mais cela est une autre affaire (et pour la précision, depuis peu dans les mains de la justice)...
Mais l'impunité me révolte, voilà tout, autant chez les Puissants que chez ceux qui le sont moins...
Bien à vous
David Giannoni (Le Vrai)

Pour information...
by Thucydide Monday, Aug. 09, 2004 at 6:07 PM

Cet article a été publié au jounal Le Soir du 8 octobre 2002.
Un des rares moments de lucidité de cette feuille de choux sans doute...