arch/ive/ief (2000 - 2005)

ALCATEL ...licenciements sans fin
by Raf Verbeke Friday September 27, 2002 at 02:26 PM
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A l'occasion des licenciements et fermeture d'ALCATEL, voici les propos des délégués du SECTA d'Anvers il y a quelques semaines avant l'annonce des plan actuels.

A : Les gouvernements de ce pays
cc : Tous les élus du peuple
bcc : Tous les travailleurs

Sujet : expériences pratiques concernant l'État Social Actif


Chers politiciens,

Étant conscients de l'importance de la bonne information pour la mise en œuvre d'une bonne politique, nous avons décidé de partager avec vous quelques expériences que nous avons vécues. Nous comprenons qu'il n'est pas facile de se former une image de la réalité si on ne dispose que de statistiques et de rapports officiels. Si nous y ajoutons que nos expériences sont immédiatement pertinentes pour pas mal de vos soucis bien connus (tels que l'augmentation du taux d'activité belge, du développement de la société de la connaissance, de l'emploi de nouvelles formules pour une meilleure harmonisation entre le travail et la famille...), vous disposerez certainement de quelques minutes pour une petite confrontation entre la théorie et la pratique.

Permettez-nous de nous présenter brièvement. Nous sommes des délégués syndicaux du Setca chez Alcatel-Bell, vous savez, Alcatel, la référence mondiale sur le terrain de la technologie de l'information et de la communication (TIC). Nous avions pensé que notre cas pourrait vous intéresser particulièrement, étant donné qu'il ne s'agit pas d'un représentant de gloires industrielles dévolues, mais d'un pilier de la soi-disant "société de la connaissance", aussi bien au niveau des produits fournis que sur le plan des travailleurs qui y sont actifs. Notre situation représente donc en quelque sorte un scénario optimal pour un développement du marché du travail ; ce n'est pas réservé à tout le monde de travailler dans une entreprise avec une telle perspective.

Donc, une entreprise orientée vers l'avenir, mais qui semble réserver un avenir à de moins en moins de personnes. Au début de 2001 nous étions, éparpillés sur le globe, 113 000 ; fin 2001 nous n'étions plus que 99 000 et quand les restructurations en cours auront pris fin, nous ne serons plus que 83 000. Alcatel-Bell, la filiale belge la plus importante (actuellement encore 4300 travailleurs), c'est débarrassé de 600 travailleurs l'année passée. A vrai dire, la moitié étaient des intérimaires et des travailleurs avec contrat à durée déterminée, mais vous serez d'accord avec nous que ces modalités modernes de contrat de travail suscitent autant notre intérêt que les contrats à durée indéterminée, ou non ? En plus, nous avons commencé l'année 2002 avec une nouvelle annonce de licenciement collectif de plus de 300 personnes, et rien ne permet de prévoir que ce sera la dernière, bien au contraire.
Voilà, vous n'aurez maintenant plus de doutes que nous avons un peu d'expérience pratique de ces hauts et ces bas, surtout de ces bas, du taux d'activité.

Vous direz peut-être : dommage pour ces travailleurs, mais ne s'agit-il pas de la malchance qui traverse tout votre secteur TIC ? Les cotations en bourse de toutes ces entreprises (Ericcson, Nortel, Lucent,...) n'ont-ils pas dégringolées, et ces sociétés, n'ont-elles pas toutes licencié en masse ?
Il en est ainsi, en effet. Apparemment elles ont toutes la même malchance, ce qui veut dire que l'histoire d'Alcatel n'est pas un cas isolé. Entre-temps, cela veut dire quoi, la malchance ? Alcatel a augmenté son chiffre d'affaires en 2000 de 40% et a doublé son bénéfice (1,3 milliards d'euros, 52 milliards de francs belges). Dans l'année de crise 2001, le chiffre d'affaires a baissé de 5% en comparaison avec l'année record 2000. Les prévisions pour l'année 2002 ne sont pas florissantes ; on parle d'une baisse du chiffre d'affaires de 10 à 20%. Dans le pire des cas, on aurait quand même encore une hausse du chiffre d'affaire en 2002 de 10% en comparaison avec 1999. Donc, il suffit de voir les choses un peu sur le long terme pour se rendre compte que de cette crise aiguë il ne reste rien. Évidemment, il n'y a que 'les laïcs' qui peuvent dire des choses pareilles, les experts sachant que, dans la nouvelle économie, tout marche bien aussi longtemps que tout marche exceptionnellement bien, ce qui n'est pas un message tranquillisant.

Également peu tranquillisante est la façon dont est menée une entreprise comme Alcatel. Loin de nous de dire qu'il y a des misérables à la tête. Notre CEO Serge Tchuruk - en France on ne parle plus de PDG mais de chief executive officers - aura bien son petit salaire de quelque 100 millions de francs belges par an et quelques centaines de milliers de stock-options, mais il n'est mêlé à aucun scandale et dans le monde des affaires il est considéré comme extrêmement compétent. Il fait ce qu'on attend de lui, et c'est justement cela qui nous inquiète. Tous les trois mois il se déplace à Londres et à New York pour faire connaître aux investisseurs et aux analystes boursiers ses résultats et ses intentions. Donc une bonne corporate governance, une des règles du jeu les plus importantes de la nouvelle économie. Tous les trois mois on attend du CEO de bonnes nouvelles. Non, il ne s'agit pas de bénéfice, mais d'un bénéfice plus grand que celui des concurrents, d'un bénéfice plus grand que pronostiqué initialement. Trois mois étant une période assez courte par rapport aux délais de développement de produits de haute technologie, il s'avère alors utile d'acheter des entreprises prometteuses ; cela coûte beaucoup d'argent, mais on n'arrive quand même pas avec les mains vides devant les analystes. Si cependant il y a quand même quelque chose qui cloche, on attend du CEO qu'il avance au moins des perspectives pour les investisseurs. Cela peut ce faire, par exemple, en se débarrassant d'activités qui tendent à faire baisser le taux de bénéfice (ce qu'on appelle dans le jargon "se concentrer sur les activités centrales" ou le business core). C'est ainsi que Tchuruk déclarait en juin 2001 qu'il voulait se débarrasser des usines, tout ce marchandage avec des matériaux, des machines et des travailleurs ne donnant qu'un piètre bénéfice qui déprime le taux de bénéfice global et qu'il vaut mieux laisser à des joueurs moins ambitieux. Sauvegarder l'avenir, cela veut dire aussi baisser les coûts dans les activités centrales qui sont restées. Vous ne serez pas étonné que dans une 'entreprise de la connaissance' comme Alcatel, 60% des frais soient des frais de salaire, les machines ne produisant pas de connaissance. Réduire les frais de 20%, cela veut donc dire se débarrasser d'au moins 20% du personnel, ce qui est en train de se passer. (Le Premier Verhofstadt voudra bien nous excuser de ce petit exposé ; maintenant que vous vous êtes familiarisé avec la littérature antiglobaliste, monsieur le Premier Ministre, vous devez être bien au courant de cette histoire. Nous ne pouvons que confirmer de source sure qu'il en est bien ainsi.)

Qu'il en est bien ainsi, on peut le déduire aussi des chiffres de bénéfice de l'année passée. Un 'chiffre de bénéfice' qui est plutôt une perte de presque 5 milliards d'euros. Calamité ! Il est temps de prendre des mesures douloureuses mais nécessaires ! Entre-temps, une petite dissection de ce montant monstrueux nous éclaire sur les vrais désastres. Des conditions de marché désavantageuses, une demande en baisse ? Oui, mais cela ne représente que 8% de la perte totale (qui selon nous, les laïcs, peut très bien être absorbée par les bénéfices plantureux de l'année antérieure). Le poste le plus important est celui de la restructuration : 2,1 milliards d'euros pour mettre 34 000 "collaborateurs" à la porte... Encore 1,5 milliards d'euros sont à mettre sur le compte du coup de dés malheureux d'avoir acheté des entreprises américaines (qui à leur tour avaient déjà licencié la moitié de leur personnel). Un autre milliard a son origine dans l'euphorie entretenue trop longtemps après "l'année miracle 2000" (des stocks aventureux, des crédits aux clients non remboursés). Il faut se rendre à l'évidence que les adhérents les plus fervents du libre marché s'y laissent prendre tour à tour.

Disons que cela est suffisant comme information de base. Venons en maintenant au fond de la question, la vraie raison de cette lettre, chers politiciens. Nous savons que vous êtes fort concernés par le problème de l'emploi. Nous aussi, quoique les raisons puissent être un peu différentes. Vous vous êtes engagés, face à l'Europe, de relever le taux d'activité en Belgique. Pour nous, il s'agit de personnes en chair et en os, des collègues qui perdent leur boulot, plutôt que de statistiques. Mais soit, admettons que nous soyons concernés par le même problème. Nous savons aussi que vous avez atteint un consensus, au niveau européen, sur la façon d'atteindre l'objectif. Vous appelez cela la politique de l'État Social Actif. Veuillez nous corriger si nous ne comprenons pas bien, mais l'essentiel de cette politique est quand même une collaboration entre trois "partenaires" : (a) une administration qui se charge du bon climat économique et qui dispose de moyens pour y arriver, (b) une force de travail qui, de préférence avec de l'enthousiasme, s'applique à une vie active prolongée, éventuellement avec une formation complémentaire selon les besoins du monde des affaires, et en dernière instance, mais non de moindre importance, (c) un secteur privé qui a bien sûr le 'bénéfice' comme objectif ultime mais qui, moyennant des codes éthiques, des chartes de l'environnement et d'obligations (de moyens), constitue la troisième patte, la décisive, d'un capitalisme civilisé.

Jusqu'à il y a un an, on pouvait discuter et commenter tranquillement le paradigme de l'État Social Actif ; la croissance économique et le chômage en baisse en faisaient un exercice de la culture du débat. Entre-temps, les fermetures d'entreprises et les restructurations devenant une rubrique permanente du journal télévisé, le débat n'est plus aussi serein. The proof of the pudding is the eating... Avec votre permission, chers politiciens, nous aimerions bien confronter les trois piliers de l'État Social Actif avec notre expérience.

Nous avons déjà parlé du partenaire privé, et vous devez être d'accord avec nous qu'il y a anguille sous roche, étant donné que ce partenaire fait d'immenses efforts financiers pour... baisser le taux d'activité. Et dire que de ce côté là, il n'y a pas si longtemps, on poussait des cris d'alarme à propos d'un manque de 'bons collaborateurs' ! Et dire qu'à vous, partenaire dans l'Administration, on demandait des efforts afin de produire davantage de techniciens formés ! A quel point ce partenaire est-il donc vraiment de confiance ? Officiellement, il est complètement d'accord avec votre souci pour un plus grand taux d'activité (il suffit de le demander à Agoria, la FEB ou le VEV) mais dans ses entreprises il s'agit immanquablement de faire des économies et des réductions dans le chapitre des human ressources. Pardon, nous avions oublié de vous le dire, mais savez-vous que les pertes milliardaires d'Alcatel n'ont pas empêché cette entreprise de verser quand même 193 millions d'euros en dividendes aux actionnaires ? Savez-vous que la saignée mondiale de milliers d'emplois est inspirée par le souci de pouvoir verser l'année prochaine aussi des dividendes, en dépit des mauvaises perspectives ?

Concernant le rôle de l'Administration dans le jeu à trois bandes de l'État Social Actif, vous devriez être mieux informés que nous. En est-il effectivement ainsi ? Savez-vous que vous donnez des coups d'épée dans l'eau ? Nous avons fait un petit exercice de calcul pour additionner ce que vous, l'Administration, avez donné en cadeaux à notre partenaire privé Alcatel-Bell dans la période qui va de 1995 à 2000. Pendant ces six années, il y a un demi milliard pour le compte de la mesure Maribel. Les subsides à la recherche (IWT) ont apporté un milliard et demi aux caisses de Bell et les subsides européens y ont ajouté encore 640 millions. Les réductions de charges patronales doivent avoir contribué pour au moins 100 millions de FB par an. Tout cela a, évidemment, l'objectif très louable de créer des emplois, mais notre partenaire privé ne le voit pas de la sorte. Il a réduit systématiquement le nombre d'emplois et par le biais du outsourcing il a transformé pas mal de bons emplois en des emplois précaires. En plus, il ne faut surtout pas se faire des illusions qu'une telle entreprise orientée vers l'avenir est quand même une bonne source d'entrées pour le Trésor de l'État. Les dernières années, notre entreprise n'a pas payé un franc, pas un euro d'impôts ! Nous disons bien l'entreprise, ses travailleurs ayant contribué évidemment avec une somme fort importante aux deniers de l'État ; le fait est que le partenaire privé peut s'échapper de la corvée, et cela grâce à vos initiatives, chers politiciens, car les Centres de Coordination sont votre créature.

Voyons finalement la force de travail, les human ressources. Nous avons l'impression que lors de la promotion de l'État Social Actif, votre souci principal concerne la disposition de ce partenaire pour jouer loyalement le jeu, les appels de caractère plutôt éthique et les mesures concrètes étant réservées à ce secteur. Ce que vous attendez de lui n'est quand même pas deux fois rien : travailler tout au long de la vie, devenir vieux en travaillant, flexibilité mentale et physique jusqu'à l'âge de la vieillesse. Entre nous, notre expérience nous dit que vous ne devez pas trop vous casser la tête sur cela : le partenaire privé se charge de que ce ne sera pas d'actualité. Vous vous faites des soucis pour le taux d'activité de ceux qui ont entre 55 et 65 ans ? Nous sommes plutôt concernés par ceux qui ont entre 30 et 55 ans... Vous trouvez que cela suffit déjà avec toutes ces pensions anticipées, les formules de sortie et les Canada Dry ? Pardon, mais ce n'est pas nous, les syndicalistes, qui en prennent l'initiative, c'est immanquablement le partenaire privé qui sort cela de la galère. Quand la direction de Bell a mis sur le tapis une nouvelle restructuration vers la fin de l'année passée, nous avons fait usage de tous les instruments que vous, les politiciens, avez imaginé pour maintenir notre apport au taux d'activité sur le même niveau. Nous avons employé la Loi Renault pour formuler des alternatives au licenciement. Nous avons proposé la diminution collective du temps de travail et nous avons signalé à la direction qu'avec la loi Vande Lanotte - Di Ruppo elle pouvait même profiter d'une réduction de charges.
Pour être tout à fait honnête : c'est vrai qu'il y a effectivement un nombre non négligeable de collègues "d'un certain âge" qui, lors de l'annonce d'une restructuration espèrent être "parmi les heureux". Alors vous direz : "vous voyez, nos campagnes pour une nouvelle éthique du travail ne sont quand même pas si déplacées !" Pourtant, nous pensons que ce serait quand même mieux d'orienter votre campagne vers le partenaire privé. Travailler dans une entreprise ou on manipule les "collaborateurs" comme les traders les actions en bourse, ce n'est pas fort encourageant. Les messages creux de succès, les fausses notes de condoléances, les soi-disant valeurs, en bref, le "human resource management" moderne, n'importe quelle personne moyennement saine commence à en avoir assez.

Encore un petit détail. Pendant les pourparlers, la direction avait tout à coup l'air de trouver un certain intérêt dans le crédit-temps, mais c'était pour n'avoir à payer les gens qu'à mi-temps pendant la période de préavis ! Voilà l'application qu'a trouvé notre partenaire privé de la nouvelle CCT "pour une meilleure harmonisation entre travail et famille"... Chers politiciens, veuillez en tirer les conséquences : n'importe quel système que vous vous imaginez, les directions d'entreprises trouveront toujours la façon de le violer.

Quant à cette histoire d'apprendre pendant toute la vie, il ne faut pas non plus en faire des soucis. Ne financez plus de coûteuses études sur le procès d'apprentissage après la ménopause ou la pénopause, c'est de l'argent perdu. Le troisième partenaire n'y est pas intéressé. Dans la meilleure des suppositions cela pourrait lui être utile à longue échéance, mais lui, il veut étaler ses perspectives de bénéfice tous les trois mois. Il préfère des effectifs frais, qui sont d'ailleurs plus facile à manier, à faire rentrer dans les petits schémas de ses managers de human ressources. Bien sûr, il est prêt à faire quelques dépenses pour maintenir techniquement à niveau ces effectifs tout frais, ce qui lui permet d'étaler des chiffres impressionnants de dépenses pour formation et apprentissage. (Le cas échéant, de tels chiffres peuvent être encore gonflés de "frais" pour on the job training, ce qui de toute façon reste incontrôlable.) De là à destiner des frais de formation pour chacun ? Pas question ! En fait, il ne tient pas à ce point à son capital humain, à "la connaissance comme facteur de production", en dépit des déclarations sporadiques fanfaronnante dans ce sens. Une petite suggestion des actionnaires et voilà, on dégraisse même les centres de recherche ; on dit que pour X collaborateurs il y a un "skill problem"...

Il ne faut d'ailleurs pas croire que le contenu high tec d'un emploi suffit pour le maintenir dans nos contrées. Alcatel est fort occupé à Shanghai pour y développer, à côté des facilités de production déjà existantes, une grande base de R&D avec pour commencer 3500 ingénieurs. Certains projets qui ont été stoppés à Alcatel-Bell font déjà le chemin vers la Chine. Loin de nous, comme syndicalistes, de dire que la technologie doit être réservée à la Belgique ou à l'Europe. Nous sommes cependant convaincus qu'un développement économique et technologique durable, chez nous et ailleurs dans le monde, est impossible si les entreprises s'installent et se retirent au gré des perspectives de marché du moment. Il y a trois ans, Alcatel pensait avoir trouvé sa mine d'or au États Unis et commençait à y acheter des entreprises à tort et à travers ; aujourd'hui, pas mal de ces entreprises ont été fermées, la moitié des travailleurs licenciés... Il paraît qu'il en va de la même façon avec les entreprises de logiciels en Inde, envahies il n'y a pas si longtemps par les entreprises occidentales de TIC.

Voilà ce que nous avions à vous dire, chers politiciens. Nous n'avons demandé que quelques petites minutes de votre temps et nous nous sentirions déjà récompensés si cet échantillonnage à travers une petite partie du marché du travail a quelque peu déstabilisé vos convictions. Si jamais vous rencontrez notre partenaire privé à l'occasion d'une réception ou d'un colloque, veuillez lui demander comment il prétend collaborer à l'État Social Actif...

excellente lettre
by protesta Friday September 27, 2002 at 03:20 PM
protesta@wol.be

qui démontre bien comment fonctionne le capitalisme, et comment les soi-disantes lois de promotion de l'embauche, etc, ne sont que des cadeaux fiscaux donnés aux employeurs, qui n'embauchent absolument pas en retour.