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"le retour des dinosaures", texte sur la "pensée" de l'état-major israélien
by K Sunday September 01, 2002 at 02:39 PM

Un texte de Uri Avnery, sur le "pensée" de Moshé Yaalon, chef de l'état-major de l'armée israélienne.

Uri Avnery :
Le retour des dinosaures
31 août 2002

Comment les dinosaures ont-ils disparu? Il existe de nombreuses théories à ce propos. Par exemple, qu'un météore a heurté la terre, provoquant un nuage de poussière qui a caché le soleil.

J'ai ma propre théorie: les dinosaures souffraient d'une disproportion entre le corps et le cerveau. Le tyrannosaure, par exemple, avait une taille monstrueuse mais son cerveau avait la taille d'un petit pois. Alors nos ancêtres, les petits mammifères, sont arrivés et les ont dispersés.

Maintenant nous sommes les témoins du retour des dinosaures. Des dinosaures humains. Des gens qui contrôlent des immenses structures de pouvoir et qui ont un cerveau d'oiseau.

Prenez le tyrannosaure américain. Il a un pouvoir qu'aucun empire dans l'histoire du monde n'aurait même pu imaginer. La machine militaire US peut s'emparer de l'ensemble du monde, déclencher la guerre n'importe où, détruire n'importe quel pays, éliminer n'importe quel peuple. Sur cet immense corps règne le cerveau de George W. Bush, et autour de lui un petit groupe de personnes dont les valeurs morales et la capacité intellectuelle ressemblent à celles de l'homme des cavernes.

Mais pourquoi dire du mal des autres? Après tout, le tyrannosaure israélien n'est pas différent de son grand frère. Comparé à tous ses voisins, il a une immense puissance militaire et sur cet énorme pouvoir règne un cerveau d'enfant.

Cette semaine, le chef d'état-major de l'armée israélienne, le général Moshé Yaalon, a donné une interview à Ha'aretz. Il n'y a pas deux mois qu'il est à son poste mais le pays est abreuvé de sa production philosophique. Nous avons fait connaissance avec son monde mental, ses capacités intellectuelles et ses prétentions en matière de direction. De ces trois points de vue, ses déclarations sont plutôt effrayantes - d'autant plus que chacune de ses paroles a été approuvée, au moins post factum, par Ariel Sharon.

Le monde mental de Moshé Yaalon se compose d'un tas de mythes rebattus, qui sont enseignés dans les écoles élémentaires israéliennes à la place de l'histoire. Il les répète comme un élève pas très doué. Mais il se prend pour un super-dirigeant, au-dessus du gouvernement, de la Knesset et du peuple.

Son prédécesseur, Shaul Mofaz, était un homme d'extrême droite. Yaalon va plus loin. Il nous rappelle les paroles du fils du roi Salomon, Rehoboham, qui a dit à son peuple: "Mon père vous a châtiés avec des fouets, mais je vous châtierai avec des scorpions." (1 Kings 12, 11) [Le mot hébreu "fouet" signifie aussi "imbécile"].

Voici les principales sentences de Yaalon :

* Le danger palestinien est un cancer.

* C'est une menace existentielle.

* Nous sommes David, ils sont Goliath.

* Ils ont derrière eux un quart de milliard d'Arabes.

* Nous n'avons pas l'intention de les annihiler, alors qu'eux ne sont pas prêts à reconnaître notre droit d'exister ici en tant qu'État juif.

* L'État d'Israël a mis sur la table (à Camp David) une proposition qui aurait résolu le problème, mais ils ont tout rejeté.

* Ce n'est pas une question d'occupation. Le but du peuple palestinien est de détruire l'État d'Israël.

* L'accord d'Oslo était un cheval de Troie.

*Le but d'Arafat est d'éliminer l'État d'Israël par étapes, en utilisant la terreur et la démographie.

Nous apprenons plusieurs choses de ces leçons. Premièrement: Yaalon est dépourvu de toute pensée nouvelle, originale ou créative. N'importe quel écolier en Israël pourrait dire exactement les mêmes choses. Deuxièmement: pour parler poliment, la validité de chacun de ces arguments, qui lui semble aller de soi, est douteuse. Pour le dire crûment, c'est un tas d'inepties.

Très brièvement :

* Ce n'est pas le danger palestinien qui est un cancer, mais l'occupation qui nourrit le terrorisme.

* Il n'y a pas de danger existentiel.

* Nous sommes Goliath, très gros, très bien armé, et très déraisonnable.

* La presque totalité du quart de milliard d'Arabes est conduite par des régimes dépendant des États-Unis qui se fichent éperdument des Palestiniens.

* Une partie importante des ministres israéliens a pour but de détruire l'entité nationale palestinienne en chassant les Palestiniens de leur pays ("transfert").

* À Oslo, les Palestiniens ont reconnu l'existence de l'État d'Israël, et c'est tout ce qu'on leur demandait. Le caractère de notre État ("juif" ou autre) ne les concerne pas.

* À Camp David, Ehoud Barak a mis en avant des propositions qui étaient loin de "résoudre le problème".

* Si le but d'Arafat avait été de détruire Israël "par étapes", il aurait accepté les propositions de Barak et serait passé à l'étape suivante.

* Si les successeurs de Rabin - Premiers ministres et chefs d'état-major - n'avaient pas saboté les accords d'Oslo, ceux-ci nous auraient apporté la paix et la sécurité.

* La démographie n'est pas de la compétence de Yaalon (trois enfants) ni d'Arafat (une fille). Tous ceux qui sont inquiets de cet aspect du conflit devraient vouloir sortir des territoires palestiniens immédiatement.

Il existe un état psychologique appelé paranoia vera, dont les victimes partent d'une fausse hypothèse ("la terre est un cube") et construisent dessus une structure parfaitement logique. Plus la structure est complète, plus l'état est grave.

Yaalon construit les conclusions sur ses fallacieuses hypothèses: la guerre actuelle (celle qu'incidemment il dirige) est la plus importante dans les annales d'Israël depuis 1948. Aucun retrait de quelque endroit que ce soit n'est envisageable, parce qu'il encouragerait les Palestiniens. Donc pas une seule colonie ne peut être démantelée, quelque isolée qu'elle soit. La construction d'une "barrière de sécurité" (entre Israël proprement dit et les territoires occupés) est une erreur ("j'investirais l'argent ailleurs"). Les concessions faites sous la violence représenteront un danger existentiel. Ceci est une guerre sans fin. Il faudra encore des générations avant que certains éléments de la région se résignent à l'existence d'Israël. (Yaalon cite un discours de Moshé Dayan en 1969, dans lequel celui-ci prédisait une guerre pour de nombreuses générations.) Il n'y a pas d'alternative.

Mais le plus grave danger, d'après Yaalon, est le danger interne. Les pacifistes israéliens et les militants des droits de l'homme sont en train de miner l'existence de l'État et de l'armée et d'empêcher la victoire. La victoire signifie que "la partie palestinienne prenne bien conscience que par le terrorisme et la violence ils ne nous vaincront pas". Donc absolument aucune concession n'est permise. Le retrait du sud Liban était une erreur, tout comme le retrait de la tombe de Joseph (un site isolé au centre de Naplouse).

D'où: il n'y a de place pour aucun compromis et pour aucune idée de règlement. Ce qu'il faut c'est une occupation de plus en plus répressive. Par exemple: Israël doit décréter que personne ne sera autorisé à être candidat dans les élections palestiniennes s'il a un "lien quelconque avec le terrorisme", un peu comme le gouvernement militaire américain en Allemagne occupée ne permettait pas aux ex-membres du parti nazi d'être candidat dans des élections allemandes. Donc: seuls les candidats choisis par Israël seront autorisés à être élus et à diriger le peuple palestinien. (Avec de telles règles, Ben Gourion, Begin et Shamir n'auraient pas pu être élus en Israël).

Et qui est l'homme qui a construit cette belle structure? Yaalon s'est modestement présenté: "Personnellement je me vois comme un Juif, israélien, humaniste, libéral, démocrate, aimant la paix et la sécurité." Ni plus ni moins.

Il a oublié d'ajouter une autre caractéristique: l'effronterie. Pour un général d'active il faut avoir un sacré culot pour dénigrer les décisions des gouvernements élus, passés et présents, depuis les accords d'Oslo jusqu'à la "barrière de sécurité". Tout ceci, bien sûr, sous couvert d'"expertise professionnelle".

Mais quelle est exactement la profession de Yaalon? Talleyrand disait que "la guerre est une question trop sérieuse pour être laissée aux mains des militaires". Il savait de quoi il parlait, puisque son patron (Napoléon) était un soldat professionnel qui avait mis ses généraux à la tête de la plupart des États européens.

Un officier dans l'armée a une profession importante. Il apprend à déplacer les forces, à utiliser l'armement, à commander des troupes, à planifier des batailles. Mais rien - rien du tout! - dans sa carrière professionnelle ne le dispose à analyser les évolutions politiques complexes, à comprendre les relations internationales ou à fouiller dans les profondeurs de l'histoire. De ce point de vue, son "expertise professionnelle" est aussi valable que celle d'un plombier, d'un ingénieur ou d'un oto-rhino-laryngologiste. Elle l'est certainement moins que celle d'un historien, d'un spécialiste du monde arabe, ou d'un professeur des relations internationales.

Sans compter qu'il serait impensable pour un chef d'état-major américain, britannique, français ou allemand de faire même une fraction de ces déclarations alors qu'il l'uniforme. En Israël, dans la 36e année de l'occupation, cela semble tout à fait naturel.

Les dinosaures sont de retour.

[ Traduit de l'anglais - RM/SW ]
Le texte anglais de cet article, The Return of the Dinosaurs,
peut être consulté sur le site de Gush Shalom :
http://www.gush-shalom.org/