« Plus la position d'un homme est élevée ... » by Patrick Gillard Tuesday August 27, 2002 at 11:17 AM |
Peut-on qualifier de responsable l'attitude - disons - paternaliste du président de la Banque mondiale, James D. Wolfensohn, se permettant, quelques jours avant l'ouverture du Sommet mondial du développement durable à Johannesburg, de faire publiquement la leçon aux dirigeants des pays pauvres
« PLUS LA POSITION D'UN HOMME EST ÉLEVÉE, PLUS GRANDE EST SA RESPONSABILITÉ » (1) Peut-on qualifier de responsable l'attitude - disons - paternaliste du président de la Banque mondiale, James D. Wolfensohn, se permettant, quelques jours avant l'ouverture du Sommet mondial du développement durable à Johannesburg, de faire publiquement la leçon aux dirigeants des pays pauvres (qui suivent pourtant souvent l'exemple donné par certains gouvernants des pays riches), en les invitant, entre autres, « à améliorer leurs politiques et leur gestion des affaires publiques » (2), alors que - comble de l'aveuglement ou de la mauvaise foi de la part du président Wolfensohn -, c'est en l'occurrence sous sa propre présidence, qui a commencé le 1er juin 1995, que « les résultats désastreux de la Banque se sont encore aggravés » (3) ? Est-ce davantage assumer sa responsabilité de président de la Banque mondiale que de décréter péremptoirement que Johannesburg constitue une chance pour le développement durable tandis que pour James D. Wolfensohn, à bien y regarder, ce sommet mondial ne représente jamais que la concrétisation logique du marché de dupes passé (avec la révélatrice bénédiction printanière étasunienne) à Monterrey, là où il a surtout été question - traduisons -, d'abord, de l'imposition aux pays pauvres d'un mode de développement "durable" que les pays riches s'avèrent pourtant toujours incapables d'appliquer de leur côté, ensuite, de la promesse faite par les pays riches d'accroître les prétendues aides aux pays en développement - qui sont en réalité des crédits permettant surtout aux pays industrialisés d'exporter leur technologie, voire leurs armes, aux pays du Tiers Monde - et enfin, d'une plus grande ouverture - soyons prudents ! - des marchés que constituent les pays riches pour les produits en provenance des pays pauvres ? Bref, à Monterrey, il a donc surtout été question de davantage de mondialisation capitaliste dont les premiers bénéficiaires ne seront pas nécessairement les pays soi-disant en développement. Comment le prétendu "responsable" de la Banque mondiale qui, en tant que violoncelliste, devrait quand même connaître mieux que quiconque la petite "musique" lancinante du monde, peut-il encore feindre de croire que l'application automatique des principes de gestion du régime capitaliste aux pays pauvres - le modèle du sacro-saint "développement" - aurait comme résultat « que les plus démunis soient à même de réduire le fossé entre les riches et les pauvres apparu au cours des cinquante dernières années (sic) » (2), alors que tout le monde sait pertinemment bien que le capitalisme crée et aggrave naturellement les inégalités entre les hommes et les pays, depuis plus de deux siècles ? Semblant reconnaître - mais seulement de manière implicite - la part d'imputabilité revenant aux pays riches, James D. Wolfensohn - prenant ses responsabilités (?) - n'hésite pas à charger explicitement les dirigeants des pays pauvres dont « la mise en œuvre de mauvaises politiques et la mauvaise gestion des affaires publiques ont en partie contribué à l'émergence de catastrophes écologiques, au creusement des inégalités et à des troubles sociaux survenus dans plusieurs pays, qui se traduisent souvent par un extrême dénuement, des émeutes ou des déplacements de réfugiés fuyant la famine ou la guerre civile » (2). Le président de la Banque mondiale serait-il soudainement frappé d'amnésie ou bien ferait-il preuve de mauvaise foi ? Comment, en effet, aurait-il pu oublié l'implication que sa S.F.I. (Société Financière Internationale) - société dont « Wolfensohn a amené la Banque à accroître la taille » - a eu dans une catastrophe écologique en Asie. La S.F.I. « soutient des projets tels que celui de la compagnie minière canadienne Kumtor au Kirghyzistan, lequel fut responsable de trois déversements de produits toxiques en 1998 et 1999, dont le premier n'était rien moins que deux tonnes de cyanure déversés dans la rivière Barskoon, la seule source d'eau potable et d'irrigation pour les communautés locales » (3). Le président de la Banque mondiale décline-t-il toute responsabilité lorsqu'il donne involontairement l'impression d'accuser les générations à venir et surtout celles du Tiers Monde : ces « neuf milliards d'habitants - c'est-à-dire trois milliards de plus qu'aujourd'hui, et ce, essentiellement dans les pays en développement - » (2) qui « puiseront massivement dans les ressources en eau, renforçant la pression, déjà forte aujourd'hui, qui s'exerce sur les réserves en eau de la planète » (2), alors qu'en prenant des initiatives concrètes et radicalement correctrices dès aujourd'hui dans la direction d'une décroissance progressive, notre génération, qui est quand même - il faut le reconnaître - la plus impliquée dans le pillage des ressources planétaires, devrait pouvoir amener, par son exemple, les générations futures à progresser dans la voie d'une utilisation beaucoup plus parcimonieuse et respectueuse des ressources naturelles de la Terre ? Peut-on taxer d'irresponsabilité les propos de James D. Wolfensohn qui s'inquiète pour l'avenir de l'Afrique, « où la production vivrière progresse déjà plus lentement que la population » (2) quand on sait que tous les acteurs et tous les promoteurs de la mondialisation libérale - les multinationales, les pays riches, les dirigeants des pays pauvres ou en développement, les organismes internationaux tels l'O.M.C., le F.M.I. ou la Banque mondiale, ... - invitent ou forcent les pays du Tiers Monde - Afrique comprise - à remplacer leurs cultures de subsistance, celles qui nourrissent les populations locales, par des produits destinés à l'exportation et au remboursement des dettes ? Le fait de parler de "dérèglements climatiques", de "changements climatiques", de "perte de la biodiversité" et de " préserver la diversité biologique des écosystèmes" dans un texte consacré au Sommet mondial de Johannesburg caractérise-t-il un discours responsable puisqu'on apprend par ailleurs qu' « il ne sera pourtant quasiment pas question de climat la semaine prochaine. Le sommet phare des Nations unies, ..., n'est simplement pas le lieu des négociations climatiques » (4). « La même absence d'enjeux substantiels prévaut dans les thèmes qui ont fait l'objet des deux autres conventions issues de Rio : la lutte contre la désertification et la protection de la biodiversité » (4) ? Oserait-on, pour terminer, qualifier de responsable l'attitude de James D. Wolfensohn consistant à promouvoir le développement durable : cet oxymore aux multiples significations, employé à tire-larigot tant par les défenseurs de l'environnement que par les thuriféraires du développement à tout prix, ce qui montre de manière évidente que cette figure de style à la mode ne veut plus rien dire et tout dire à la fois ? Pas de doute, pour le président de la banque du "Monde" - comme pour les promoteurs de l'économie de marché et de son « cycle vertueux de croissance (sic) » - (2), « en accolant l'adjectif durable au concept de développement, il est clair qu'il ne s'agit pas vraiment de remettre en question le développement réellement existant, celui qui domine la planète depuis plus de deux siècles, tout au plus songe-t-on à lui adjoindre une composante écologique » (5). Pour James D. Wolfensohn qui suit aveuglement les sillons tracés par les deux principaux représentants de la famille Bush dans les vastes champs du néo-libéralisme, il ne s'agit pas davantage de changer nos modes de production et de consommation. Aujourd'hui, James D. Wolfensohn n'est malheureusement pas du tout disposé à parier sur les « Changeurs de monde » (6). Pourtant le 10 octobre 1995, lors de son discours inaugural de l'Assemblée Générale annuelle de la Banque mondiale et du F.M.I., « les organisations non gouvernementales (ONG) faisaient pâle figure à côté de ses déclarations publiques en faveur des pauvres. Selon ses propres termes, "Le vrai test du développement ne peut se mesurer par un processus d'approbation bureaucratique mais par le sourire sur le visage d'un enfant (...) Et nous devons faire naître ce sourire" » (3). Quelle responsabilité ! Patrick Gillard NOTES (1) GANDHI, Tous les hommes sont frères. Vie et pensées du Mahatma Gandhi d'après ses œuvres, Gallimard, 1969, Folio Essai 130, p. 204. (2) James D. WOLFENSOHN, Johannesburg : une chance pour le développement durable, dans La Libre Belgique, vendredi 23 août 2002, p. 10 (Cf. aussi Le Monde qui a publié, dans son édition du 23/8/02, une version légèrement différente du texte de James D. Wolfensohn). Voir en annexe ci-dessous. (3) Bruce RICH, Banque mondiale : l'échec des réformes, dans l'Écologiste, Vol. 2, N° 1, Printemps 2001, p. 24-31. (4) Jean-Luc VONNEZ, Le Climat évincé du Sommet de la Terre, dans Le Temps, vendredi 23 août 2002. (5) Serge LATOUCHE, À bas le développement durable ! Vive la décroissance conviviale ! Postface, dans François Partant, Que la crise s'aggrave !, Paris, L'Aventurine, 2002, p. 200. (6) J'emprunte l'expression à Grégor CHAPELLE, Changeurs de Monde, Bruxelles, E.V.O., 2002, 112 p. Annexe : • LE MONDE | 22.08.02 | 11h03 Une chance pour le développement durable, par James D. Wolfensohn Les cinquante prochaines années pourraient voir la population mondiale croître de 50 % et atteindre 9 milliards d'habitants, et le produit intérieur brut quadrupler pour atteindre les 140 billions de dollars. Le sommet des Nations unies organisé à Monterrey au printemps a incité les pays pauvres à s'engager à améliorer leurs politiques et leur gestion des affaires publiques en échange de la promesse faite par les pays riches d'accroître leur aide et d'ouvrir davantage leurs marchés aux échanges. Le Sommet mondial sur le développement durable, à Johannesburg, dans quelques jours, est pour nous l'occasion de passer aux actes. Que devons-nous attendre de Johannesburg ? Peut-être la meilleure façon de répondre à cette question est-elle de se tourner vers l'avenir et d'imaginer le monde que nous voulons, non seulement dans l'immédiat, mais pour nos enfants et pour les enfants de nos enfants. Souhaitons-nous leur léguer une planète appauvrie, encore plus en proie à la famine, aux dérèglements climatiques, à la disparition des forêts, à la perte de la biodiversité, au climat social encore plus instable qu'aujourd'hui ? D'après le rapport sur le développement dans le monde 2003 de la Banque mondiale, les cinquante prochaines années pourraient voir la population mondiale croître de 50 % et atteindre 9 milliards d'habitants, et le produit intérieur brut quadrupler pour atteindre les 140 billions de dollars. Au rythme actuel de production et de consommation, il est nécessaire d'élaborer de meilleures politiques et de se doter d'institutions plus solides, faute de quoi les tensions sociales et environnementales risquent de faire capoter les efforts de développement et d'entraîner la détérioration des conditions de vie. Les politiques de développement devront avant tout privilégier la protection accrue de la faune aquatique, des ressources forestières et agricoles - et améliorer la productivité dans ces domaines - si l'on veut que les plus démunis soient à même de réduire le fossé entre les riches et les pauvres apparu au cours des cinquante dernières années. La mise en œuvre de mauvaises politiques et la mauvaise gestion des affaires publiques ont en partie contribué à l'émergence de catastrophes écologiques, au creusement des inégalités de revenus et à des troubles sociaux survenus dans plusieurs pays, qui se traduisent souvent par un extrême dénuement, des émeutes ou des déplacements de réfugiés fuyant la famine ou la guerre civile. Si nous continuons dans cette direction, les perspectives ne sont pas très encourageantes. D'ici à 2050, la production annuelle de dioxyde de carbone aura plus que triplé à l'échelle du globe, tandis que 9 milliards d'habitants - 3 milliards de plus qu'aujourd'hui, essentiellement dans les pays en développement - puiseront massivement dans les ressources en eau, renforçant la pression, déjà forte aujourd'hui, qui s'exerce sur les réserves en eau de la planète. Dans le même temps, les besoins alimentaires auront plus que doublé, ce qui augure mal l'avenir pour l'Afrique, où la production vivrière progresse déjà plus lentement que la population. Tout cela dans un monde où 12 % des espèces d'oiseaux et le quart des mammifères sont menacés d'extinction. A l'échelle du globe, on dénombre déjà 1,3 milliard de personnes qui vivent sur des terres fragiles - zones arides, terres humides et forêts - dont elles ne peuvent tirer leur subsistance. D'ici à 2050, et pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, le nombre d'habitants des villes dépassera celui des campagnes. Si l'on ne renforce pas les efforts de planification, les tensions provoquées par les flux migratoires et les déplacements de population à travers le monde risquent d'entraîner de nouveaux troubles sociaux et d'exacerber la lutte pour l'acquisition de ressources déjà rares. Cependant ces perspectives offrent aussi de grandes opportunités si les dirigeants et les différents décideurs de la planète réunis à Johannesburg trouvent le courage nécessaire pour non seulement s'engager à prendre des mesures audacieuses au cours des dix à quinze prochaines années, mais aussi pour respecter leurs engagements. La plupart des équipements et des infrastructures - logements, magasins, usines, routes et services d'approvisionnement en eau et en électricité - dont cette population en expansion aura besoin au cours des prochaines décennies n'existent pas encore. Si l'on parvient à définir des normes plus adaptées, à améliorer l'efficacité et à associer davantage la population aux processus de décision, on pourra se doter de ces actifs moyennant un coût social et environnemental moindre. De même, si l'on encourage au cours des prochaines décennies un développement qui ne détruit pas les ressources naturelles alimentant la croissance et qui n'affaiblit pas les valeurs sociales essentielles, comme la confiance, alors la croissance économique se traduira de façon plus systématique par la réduction de la pauvreté et l'accroissement du revenu par habitant à mesure que la croissance démographique se ralentit. Nous ne devons ménager aucun effort pour atteindre les "objectifs de développement du millénaire", qui prévoient de réduire de moitié le nombre de pauvres d'ici à 2015 et, ce faisant, d'ouvrir la voie à un cycle vertueux de croissance et de développement humain dans les pays pauvres. S'il progressait de 3,3 % par an en moyenne, le revenu par habitant des pays en développement atteindrait 6 300 dollars par an en 2050, soit près du tiers de celui actuellement enregistré par les pays à revenu intermédiaire. Il va de soi qu'un tel rythme de croissance pourrait faire peser des risques énormes sur l'environnement naturel, a fortiori dans les pays en développement. Les pays riches étant les plus gros consommateurs de ressources communes, il leur incombe tout spécialement d'aider les pays en développement à se prémunir contre ces risques. Nous devons tous protéger nos ressources forestières et notre faune aquatique de la surexploitation. Nous devons mettre un terme à la dégradation des sols et faire en sorte que nos ressources en eau soient bien utilisées. Nous devons préserver la diversité biologique des écosystèmes qui alimentent le flux de biens et services indispensables à nos économies et à nos sociétés. Nous devons limiter les émissions toxiques des usines, des voitures et des ménages. C'est pourquoi le développement durable est un défi qui doit être relevé à l'échelon local, national et mondial. Les pays en développement doivent promouvoir la démocratie, la participation et la transparence à mesure qu'ils se dotent des institutions requises pour gérer leurs ressources. Les pays riches doivent accroître leur aide, appuyer la réduction de la dette, ouvrir leurs marchés aux exportations des pays en développement, et faciliter les transferts de technologie nécessaires pour prévenir les maladies. De plus, ils doivent particulièrement encourager l'utilisation rationnelle de l'énergie et stimuler la productivité agricole. La société civile, dans le même temps, peut se faire le porte-voix d'intérêts diffus et assurer une fonction indépendante de surveillance des prestations des organismes publics, privés et non gouvernementaux. Un secteur privé socialement responsable, soutenu par une bonne administration, devrait mettre en place un système qui incite les entreprises à défendre leurs intérêts tout en contribuant à la réalisation d'objectifs ayant trait à l'environnement et à la protection sociale. Pour sa part, la communauté internationale doit s'attacher collectivement à trouver des solutions aux problèmes de dimension mondiale, notamment les changements climatiques et la biodiversité. Si nous avons la sagesse de préserver nos ressources vitales, dont l'environnement constitue un élément-clé, ainsi que la stabilité sociale, nous pourrons alors réaliser les taux de croissance nécessaires à une réduction durable de la pauvreté. Nous serions malavisés d'atteindre les "objectifs de développement du millénaire" en 2015 pour être confrontés au bout du compte à une urbanisation chaotique, au tarissement des ressources en eau, à l'accroissement des émissions atmosphériques, voire à la diminution des terres cultivables nécessaires à notre survie. James D. Wolfensohn est le président de la Banque mondiale. **********************************************************