Israël : "L'armée a un État" by K Wednesday July 24, 2002 at 06:02 PM |
Une intéressante analyse de Uri Avneri qui montre que les généraux de l'armée israéliens dominent très largement l'appareil d'Etat et les médias.
L'armée a un État
23 juillet 2002. par Uri Avnery
Un des hommes les plus riches du shtetl juif est mort. La tradition juive veut que quelqu'un fasse l'éloge du défunt, ne parlant que de ses vertus. Mais personne n'était prêt à prononcer une bonne parole sur cette personne détestée. Enfin un Juif compatissant s'est porté volontaire et a déclaré : " Nous savons tous que le défunt était un homme méchant, cruel et cupide. Mais, comparé à son fils, c'était un ange. "
Je suis tenté de dire la même chose sur Shaul Mofaz, qui a quitté son poste de chef d'état-major il y a quelques jours. C'était un commandant en chef de l'armée mauvais et rigide, aux conceptions primitives et cruelles, qui a échoué lamentablement dans sa tâche d'assurer la sécurité. Mais, comparé à son successeur, " Boogie " Ayalon, il était merveilleux.
En Israël, le changement des chefs d'état-major est plus important que le changement des Présidents. Seul le Premier ministre a plus d'importance que le chef d'état-major, parce que l'armée a une immense influence dans tous les domaines.
Mirabeau, un des pères de la Révolution française, a dit : " La Prusse n'est pas un État qui a une armée, mais une armée qui a un État. " Cela s'applique-t-il également à Israël ?
En théorie, l'armée israélienne est soumise au pouvoir politique. Nous sommes une démocratie après tout. Le gouvernement élu prend les décisions. L'armée les exécute. Il devrait en être ainsi. Mais la réalité est beaucoup plus complexe.
En premier lieu, l'élite politique et économique est remplie d'anciens généraux. Des quinze chefs d'état-major qui ont précédé Mofaz, deux sont devenus Premier ministre. Le Premier ministre actuel est un général et, après l'assassinat du général Ze'evi, ministre du Tourisme, il reste quatre généraux au gouvernement. On aimerait qu'une fois qu'un général a quitté son uniforme, il abandonne également son approche militaire des choses, mais c'est illusoire. Un général reste un général, membre d'un groupe fermé de personnes qui ont une approche presque identique de tous les problèmes de l'État.
Israël est le seul pays démocratique dans lequel le commandant en chef de l'armée assiste à toutes les réunions du gouvernement. Fréquemment, il se fait accompagner du chef des services secrets de l'armée (connu sous son acronyme hébreu, AMAN).
Autrefois, l'influence du chef d'état-major sur les délibérations du gouvernement était officieuse. Mais Mofaz l'a fait apparaître au grand jour, imposant souvent ouvertement son opinion au gouvernement. Quand il déclarait que, de son point de vue " professionnel ", quelque chose devait être ou ne pas être fait, aucun ministre n'avait l'audace de le contredire. Seul le général Sharon a osé, rarement, rejeter des propositions de Mofaz. Le général Ben-Eliezer, ministre de la Défense, a quelquefois prétendu le faire mais ce n'était rien de plus qu'une prétention.
Non moins important est le statut du chef des services secrets de l'armée. Tout comme le chef d'état-major est la seule personne autorisée à exprimer l'" opinion de l'armée ", le chef du AMAN est le seul fonctionnaire ayant la charge de formuler l'" évaluation de la situation nationale ". Aucun membre du gouvernement ni aucun membre de la Knesset oserait émettre quelque doute que ce soit sur une évaluation du AMAN - en dépit du fait que ces évaluations se sont avérées fausses à chaque tournant de l'histoire du pays. Il suffit de mentionner l'évaluation du chef du AMAN la veille de la guerre du Kippour, qui a conduit à une catastrophe nationale.
Les généraux ont une arme qu'aucun homme politique ne peut se permettre d'ignorer : le contrôle absolu des médias. Presque tous les " correspondants militaires " et les " commentateurs militaires " sont les serviteurs obéissants du commandement en chef, publiant, comme si c'était leur propre opinion, les instructions du chef d'état-major et de ses généraux. Presque tous les " correspondants pour les affaires arabes " sont des agents anciens ou actuels du AMAN, publiant les instructions de ce service comme si c'était leur propre point de vue. Si un ministre osait rejeter les demandes du chef d'état-major ou les évaluations du AMAN, les médias lui tomberaient violemment dessus.
Dans tous les programmes d'information de la télévision et de la radio, les débats télévisés et les interviews, le nombre des généraux actuels ou anciens donnant leur opinion sur tous les sujets est presque incroyable.
Tout ceci, d'ailleurs, est basé sur l'idée fallacieuse que les militaires comprennent les problèmes de l'État mieux que les autres et qu'ils ne pensent qu'à l'intérêt de l'État et pas du tout à leur intérêt personnel. En réalité, le technicien militaire est expert dans son domaine comme un plombier ou un physicien, par exemple. Comme le plombier connaît la plomberie, le médecin les techniques médicales, l'officier supérieur connaît les techniques pour utiliser la force militaire. Naturellement, il voit tous les problèmes à travers ses lunettes. Ceci ne fait pas de lui un expert des affaires de l'État, de la société ou des relations internationales ou des pays étrangers. Ceci ne fait certainement pas de lui un expert en terrorisme, phénomène essentiellement politique.
L'armée israélienne est une des plus puissantes du monde. Elle consomme une immense partie des ressources nationales - 15 fois plus par tête qu'aux États-Unis. C'est un puissant empire économique qui a une forte influence sur l'économie en général (où beaucoup des grandes sociétés sont contrôlées par des anciens généraux). Une bonne partie du budget de la Défense est consacrée aux salaires et aux retraites des officiers de l'armée régulière. (Les officiers reçoivent généralement des retraites complètes et généreuses à l'âge mûr de 43 ans.) Le salaire d'un général est supérieur à celui d'un membre de la Knesset. Mais que Dieu protège un ministre du Trésor qui tenterait de réduire le budget de la Défense ! Il serait immédiatement dénoncé comme un Destructeur d'Israël, quelqu'un qui sape la sécurité de l'État. Résultat, le gouvernement est obligé à faire des coupes dans le système de sécurité sociale qui, à une certaine époque, était la fierté du pays et qui, maintenant, se rapproche rapidement des normes du Tiers-Monde.
Certes, dès ses débuts, le commandement en chef de l'armée a eu une profonde influence sur la politique de l'État. Ce n'est pas nouveau. Mais il y a peu de points communs entre l'armée de 1950 et l'armée de 2002. La plupart des officiers étaient alors membres de kibboutz, aux opinions libérales et de gauche. Ceci a complètement changé. Au cours des 35 années de l'occupation, un processus négatif de sélection s'est instauré. Les humanistes, libéraux, ont préféré aller dans la haute technologie et la science plutôt que de choisir la carrière militaire. Les kibboutzniks sont en train de disparaître alors que les colons et les nationalistes religieux prennent progressivement leur place dans la haute hiérarchie militaire.
Désormais, l'important establishment militaire, en uniforme ou non, constitue un super-parti, nationaliste et guerrier, qui croit que l'usage de la force est la seule solution à tous les problèmes. Il défend l'occupation et est intimement liée aux colons. Par nature, il est anti-palestinien, anti-arabe et donc anti-paix. Le total conformisme qui y prévaut fait que l'ensemble de l'armée pense comme Mofaz et Ayalon. Tout officier qui penserait autrement serait éjecté.
Les cyniques pourraient dire que tout ceci est une question d'intérêt : le pouvoir, l'influence et les privilèges des officiers supérieurs reposent sur une situation sécuritaire critique, sur la continuation de l'occupation et sur la poursuite de la guerre. Naturellement il utilisent leur influence pour perpétuer et aggraver cette situation. Des gens moins cyniques diront que la mentalité militaire elle-même va dans cette direction : si on croit que la force brute est la solution de tous les problèmes, on pousse presque automatiquement l'État dans une guerre permanente.
Il en résulte que les femmes - plus de la moitié de la population - n'ont aucune influence sur l'avenir du pays. L'armée est le royaume des hommes et du machisme. Les femmes de tousgrades y sont réduites à servir le café. En termes de capacité à influencer l'avenir du pays, la situation des citoyens arabes - un cinquième de la population - est encore pire.
Les chefs de l'armée turque, qui sont de bons amis de leurs collègues israéliens, ont une position identique dans leur pays. La Turquie est une démocratie, il y a un Président, un parlement, un gouvernement élu, mais l'armée se considère elle-même comme le gardien suprême de l'État et de ses valeurs. Quand l'armée décide que le gouvernement se fourvoie, elle lui dit de rectifier le tir. Dans des cas extrêmes, l'armée provoque la démission du gouvernement. En Israël, les processus sont plus indirects et plus complexes, mais le résultat est le même.
Mirabeau a trouvé une autre phrase éloquente : " La guerre est l'industrie nationale de la Prusse. " On pourrait dire que l'occupation est l'industrie nationale d'Israël.
[ Traduit de l'anglais - RM/SW ]
Uri Avnery
P.S. Le texte anglais de cet article peut être consulté sur le site de Gush Shalom :
http://www.gush-shalom.org/