arch/ive/ief (2000 - 2005)

La Palestine à l'heure de l'apartheid
by François Maspero Sunday June 09, 2002 at 07:41 PM

L'écrivain François Maspero se trouvait dans les territoires palestiniens à la mi-décembre, au moment où la bande de Gaza était prise sous les feux de l'aviation israélienne. Ce qu'il a vu évoque à ses yeux les bantoustans d'Afrique du Sud au temps de la discrimination raciale.

De zionisten die hier af en toe tussen komen, moeten maar eens dit artikel lezen. Het Israël dat gebouwd is op het zionisme is dus wel degelijk een racistisch systeem.
Of is François Maspero ook een antisemiet?


Elle vient de Gaza. Le taxi l'a laissée avec ses deux enfants au début du no man's land d'Erez. Elle traîne une lourde valise. Il faut marcher un kilomètre sur ce désert qui fut l'autoroute, entre hauts murs et barbelés, pour arriver au poste israélien réservé aux détenteurs de passeports étrangers. Un paysage sinistre. Elle dit : "Il y a deux ans, il y avait des oliviers, c'était un vrai jardin." Française, mariée à un Palestinien, son passeport lui permet, comme à nous, d'éviter le checkpoint, là-bas, sur un chemin détourné encombré de chicanes où s'allongent interminablement les files d'attente. Elle prépare une thèse d'urbanisme et œuvre à l'aménagement des camps de réfugiés. Depuis deux jours, la bande de Gaza est prise sous les raids des F-16 israéliens. Les chars y ont pénétré et l'ont scindée en trois sections. Les habitants ne peuvent plus circuler. Les maisons sont fouillées. La jeune femme a vu que la famille ne pourrait se rassembler pour la fête de l'Aïd et décidé d'emmener les enfants traumatisés en France.

Il était difficile, pour moi aussi, de rester dans la bande de Gaza, les déplacements y étant rendus aléatoires et, pour ceux que j'aurais pu rencontrer, impossibles. Me voici donc liant mon sort à celui de quatre professeurs de médecine parisiens venus enquêter sur les conditions sanitaires dans les territoires palestiniens, le professeur émérite Marcel-Francis Kahn, rhumatologue (Bichat), et les professeurs Jean Bardet, cardiologue (Saint-Antoine), Michel Revel, rééducation et réadaptation de l'appareil locomoteur (Cochin), et Christophe Oberlin, chirurgien orthopédiste (Bichat).

Je suis arrivé l'avant-veille. Dès la première nuit, celle du 12 au 13 décembre, ont commencé les bombardements. Les avions faisaient des boucles sur la ville, passant à plusieurs reprises très bas avant de lâcher leur missile. De la terrasse en bord de mer, on pouvait suivre leurs évolutions, tous feux allumés. A quelques kilomètres, la ville israélienne d'Ashkelon était illuminée. Les explosions étaient proches, nettes, brèves. "Frappes chirurgicales", en représailles de l'attaque d'un car de colons qui a fait dix morts. Guerre propre du riche contre guerre sale du pauvre. Entre chaque explosion, dans le silence provisoire, le léger bourdonnement des drones.

Cette première nuit, les bombes ont atteint, outre des locaux de l'Autorité palestinienne, la tour de contrôle construite par l'Union européenne. Et détruit le laboratoire scientifique antiterroriste, également installé par l'Union européenne auprès des forces de sécurité palestiniennes. Au matin, à l'hôpital Shifa, le plus grand de Palestine, bilan : vingt-cinq blessés, et une femme de quarante-cinq ans morte d'un arrêt du cœur. On serait presque admiratif de l'exploit technique : si peu de "dégâts collatéraux"... On en oublierait que terroriser une population civile et détruire un organisme destiné à lutter contre le terrorisme n'est peut-être pas le meilleur moyen de venir à bout de ce dernier. En salle de réanimation, un homme en état de coma profond, le corps taché de noir. Il y a eu, depuis le début de la deuxième Intifada, en septembre 2000, vingt-cinq mille blessés palestiniens (dont 85 % de civils).

Ce chiffre, avec d'autres, le docteur Al-Za'noun, ministre de la santé de l'Autorité palestinienne, venait, le second soir, de le donner à ses confrères français, quand les raids ont repris. Une bombe est tombée à 200 mètres du local où nous nous trouvions. Réunion écourtée. Et nous voici donc revenant à Jérusalem. Passant de la misère d'une bande de 30 kilomètres sur 10, où sont confinés, comme dans une réserve indienne, plus de un million de Palestiniens, à l'autoroute moderne de n'importe quel pays développé occidental. A ce détail près que dans la région qu'elle traverse, s'enfonçant comme un coin dans la Cisjordanie, les accès sont coupés par des levées de terre et des blindés.

Ramallah, siège de l'Autorité palestinienne, est à 7 kilomètres de la limite du grand Jérusalem. On passe à nouveau le checkpoint israélien. Il y a deux jours, les médias ont montré au monde les chars entrant dans la ville, leurs tirs et ceux des roquettes lancées d'hélicoptères s'arrêtant à une cinquantaine de mètres du quartier général d'Arafat. Les installations de la télévision et une antenne ont été écrasées. Une roquette égarée a explosé dans une salle de l'école de la Friends Boys School, respectable institution américaine fondée en 1901. Plus loin, les blindés israéliens ferment la route. D'autres bloquent la rue où habite le docteur Mustafa Barghouti, président du Pingo (Coordination des organisations non gouvernementales palestiniennes). Pourrons-nous passer ? Oui, après inspection de nos passeports français. L'armée vient tout juste de fouiller sa maison.

On sait que les accords d'Oslo ont réparti les territoires occupés en zones A, sous administration directe de l'Autorité palestinienne, zones B, administrées par elle mais restant sous contrôle israélien, et zones C, entièrement israéliennes, incluant les colonies. A Ramallah, la colonie de Psagot, immeubles soudés, domine la ville comme un énorme château fort. Elle est reliée à Jérusalem-Ouest par une route spéciale qu'empruntent journellement ses habitants. Toutes les colonies ont leurs accès protégés, et le pays est traversé d'autoroutes centrales ouvertes aux seuls Israéliens. Ce réseau se densifie à mesure que s'étend le mitage des implantations. Ce ne sont pas les colonies qui sont encerclées, ce sont les zones palestiniennes qui sont prises et isolées dans les mailles serrées d'un filet.

Après la visite de l'hôpital de Ramallah et des principaux services sanitaires, le professeur Christophe Oberlin établira ce premier bilan, confirmé par la suite : le blocus de la population aboutit à une paralysie mortifère. D'une part, il est impossible de se déplacer des centres médicaux vers la périphérie : entraves, ainsi, à la vaccination, à l'action des équipes mobiles de santé, à celles d'accouchements, d'aide aux handicapés, des secours d'urgence. D'autre part, les malades ne peuvent se déplacer de la périphérie vers les hôpitaux : des mères doivent accoucher sans assistance, des blessés ne sont pas acheminés à temps, des médecins résidant ailleurs que dans la ville de leur hôpital ne peuvent se rendre à leur travail, la pharmacie centrale n'alimente pas régulièrement les hôpitaux et des dialysés sont abandonnés à leur sort. Les longues attentes, voire le refoulement des particuliers comme des ambulances, l'obligation faite à des infirmes et à de grands malades de transiter à pied, voire d'emprunter des chemins détournés, peuvent avoir des conséquences fatales. Plus généralement, les initiatives d'aide sociale étant bloquées, tout comme celles de formation et d'animation pour les jeunes, les réseaux extrémistes du Hamas ou du Djihad prennent, sur place, le relais des organismes officiels défaillants...

Au sud de Jérusalem, Bethléem a été en octobre la cible d'une autre expédition punitive. Les blindés ont canonné le camp de réfugiés d'Al Azza, soupçonné d'abriter des terroristes, puis quadrillé la ville. Vingt morts et une centaine de blessés. A l'entrée, incendié, l'immeuble de l'Hôtel Paradise, destiné à accueillir les pèlerins chrétiens du monde entier, offre une vision que je n'avais pas vue depuis Sarajevo. Plus question ici de frappes chirurgicales : c'est détruire pour détruire. Reste à savoir si c'est la façon efficace de terroriser les terroristes ou si cela ne suscite pas de nouvelles vocations à passer des jets de pierre contre des soldats aux bombes humaines prêtes à massacrer des civils, recrutées dans une jeunesse désespérée et exaltée par des extrémistes fous de nationalisme et de Dieu.

Pendant cinq jours, les chars ont tenu l'avenue Paul-VI sous leurs canons. L'hôpital moderne de la Sainte-Famille, fondé il y a un siècle par les Sœurs de la Charité, appartenant aujourd'hui à l'Ordre de Malte et restant sous la protection de la France, a servi de cible à un char et à des tireurs. Le 24 octobre, le char est monté vers l'hôpital, s'est embossé devant l'entrée et a ouvert délibérément le feu. Les autorités israéliennes nient cet "incident". Les traces des tirs sont là, et le docteur Robert H. Tabash exhibe balles de mitrailleuse et éclats d'obus. L'hôpital public, dont la partie récente a été financée par la Suède, a subi également des tirs. On relève des impacts de balles dans la salle des soins intensifs, et le chirurgien orthopédiste affirme qu'un patient a été blessé dans son lit.

Bethléem la chrétienne est une ville punie. Les hôtels sont déserts. Aucun touriste dans l'église de la Nativité. Triste Noël. Couronnant la hauteur, le grand ensemble de la colonie de Gilo domine la ville. En contrebas, sur l'autoroute neuve, filent les voitures israéliennes entre des murs de béton. Pas question de l'emprunter avec une plaque palestinienne. Pour gagner Hébron, il faut franchir un checkpoint et suivre, comme une punition, à travers vallées et montagne, des routes étroites, par moment simples pistes, et repasser un autre barrage à l'entrée de la ville. Certains prennent le risque de contourner les barrages à travers la campagne. On peut les voir de la route. Souvent mal à l'aise ("Sorry for Israel", nous dira l'un d'eux), les soldats israéliens du contingent ne font pas forcément du zèle. Mais il y a quand même eu ainsi trente morts en un an.

Cernée comme ailleurs par les colonies, Hébron offre cette particularité d'en avoir une fixée au cœur de la vieille ville. Deux cents colons y vivent sous la protection de l'armée. Situation intenable. Les rues commerçantes se terminent par des postes militaires. On ne passe pas. La "rue de la Paix", dont la réfection a été financée par les Etats-Unis, devait reconstituer un marché où se seraient côtoyées les deux communautés : les rideaux rouillés des échoppes abandonnées sont couverts d'inscriptions "Mort aux Arabes !". Aux heures chaudes de l'Intifada, quand les jeunes viennent lancer des pierres sur les soldats, le couvre-feu est décrété vingt-quatre heures sur vingt-quatre. L'hôpital évoque un camp retranché, des sacs de sables obturant entrée et fenêtres. Il a subi sept attaques en un an et, ici encore, les impacts sont visibles sur les murs et dans des salles.

L'homme qui nous hèle rue de la Paix habite sur le versant de la colline de la colonie. Quelques Palestiniens s'y accrochent. On lui a offert 3 millions de shekels pour sa maison. D'autres acceptent, épuisés. La possession du terrain séparant les deux parties israéliennes permettrait de les réunir. Mètre après mètre, les implantations progressent, jusqu'au jour où elles formeront une seule grande tache cohérente. De sa terrasse, il montre les immeubles de la colonie sur la colline et, en contrebas, l'armée qui monte la garde autour du quartier israélien. Il arrive, affirme-t-il – et il n'est pas le seul –, que des colons furieux traitent les soldats du contingent, trop tendres à leurs yeux, de complices des nazis.

Il y a, dans le hall de l'Institut français de Gaza, un mur sur lequel chacun peut s'exprimer librement. J'y ai lu : "Toujours j'imagine que je vis avec mes amis sur une autre terre en toute liberté" ; "Une vie de merde" ; "Encore une pensée pour ce qui aurait pu se passer. Nabil, Sonia, Ghassar, Tarek" ; "Lève la tête, fonce. Il viendra, le jour où tu vas écraser ta peur, tes doutes."

L'économie palestinienne est morte. Il y avait eu pourtant de grands espoirs. En témoignent les innombrables constructions neuves qui, comme à Ramallah, font orgueilleusement pièce aux implantations israéliennes et laissent imaginer "ce qui aurait pu se passer" si les accords avaient été respectés. Beaucoup sont vides ou inachevées. La société palestinienne est pulvérisée. Nul ne peut plus aller travailler en territoire israélien, source d'une grande part des salaires. Ni en territoire palestinien voisin. A l'intérieur d'enclaves, les camps de réfugiés sont eux-mêmes des ghettos. La terre de Cisjordanie est ravagée, éventrée, labourée de routes, de constructions : la stratégie militaire, le souci du peuplement à tout prix l'emportent sur l'aménagement et l'urbanisme. "C'était un jardin", disait la jeune femme d'Ezel. Il y a trente ans, j'ai connu des paysages bibliques. Aujourd'hui, avec leurs amas de béton, leurs champs dévastés, ils portent autant de plaies que les hommes qui l'habitent.

Comment appeler ce que vit le peuple palestinien autrement qu'un apartheid ? L'analogie avec les bantoustans est juste. L'armée israélienne entre, sort, quadrille, ratisse, bombarde comme et quand elle le veut les minces 19 % de territoires théoriquement souverains de l'Autorité palestinienne. Pour qui les traverse, le pari d'Ariel Sharon saute aux yeux : en finir avec elle et trouver des interlocuteurs locaux dans chaque zone isolée.

Le peuple israélien a le droit d'être sur sa terre. Le peuple palestinien a le droit d'être sur la sienne. L'histoire a fait que c'est, au même titre, la même terre pour l'un et pour l'autre. Et, au même titre, les deux peuples doivent pouvoir y vivre. Egaux en droits.