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Massacre de Tantura (Palestine) : Ilan Pappé répond à Elie Barnavi
by Ilan Pappé et Elie Barnavi Thursday June 06, 2002 at 05:14 PM

Echange qui s'est fait à travers les pages du journal "Le Monde", entre Ilan Pappé, historien israélien à l'Université de Haïfa et Elie Barnavi, ambassadeur d'Israël en France. Le débat porte sur l'affaire Teddy Katz (autour de la révélation du massacre de 250 habitants du village palestinien de Tantura en 1948) et le maccarthysme à l'israélienne tel qu'il se déploie aujourd'hui.

Mon ami, l'historien israélien Ilan Pappé a répondu à Barnavi Elie, ambassadeur d'Israël en France.
L'échange s'est fait à travers les pages du journal " Le Monde ".


Telle est " l'affaire Katz "
par Ilan Pappé

Le péché originel de l'Etat juif : il s'est établi sur la base d'une purification ethnique au cours de laquelle ont eu lieu une quarantaine de massacres.
Sous le titre "Calomniez, calomniez...", la page Débats du Monde du 4 juin a publié un point de vue de mon ancien collègue, l'ambassadeur d'Israël en France Elie Barnavi, qui éclaire, malheureusement, d'un triste jour ce qu'implique pour un universitaire de se transformer en diplomate au service d'un gouvernement comme celui d'Ariel Sharon.
Deux points principaux ressortent de son argumentation, que je reprendrai l'un après l'autre. L'un concerne les sanctions pouvant aller jusqu'à la révocation d'enseignants par les universités israéliennes, l'autre la réalité des faits dans "l'affaire Katz". Une rectification des allégations d'Elie Barnavi s'impose dans les deux cas.

Sur le premier point, il est vrai que, jusqu'à présent, aucun universitaire n'a été révoqué en Israël. Mais il est vrai aussi que, depuis un an et demi, plusieurs événements sans précédent se sont produits en Israël.
Pour la première fois dans l'histoire de ce pays, on a privé des membres de la Knesset de la gauche non sioniste de leur liberté de mouvement (Ahmand Tibi et Tamar Gozanski) ou de leur liberté de parole (Azmi Bishara).
Pour la première fois en Israël, de grandes figures de la vie culturelle qui avaient osé critiquer le consensus politique ont été ostracisées (Yaffa Yarkoni).
Enfin, pour la première fois, le ministre de l'éducation israélien a demandé que des poursuites légales soient entreprises contre des universitaires (les maîtres de conférences soutenant les réservistes qui refusent de servir dans les territoires occupés).
C'est aussi la première fois que les universités israéliennes sont confrontées à un historien professionnel dont les travaux révèlent toute l'ampleur de la purification ethnique dont les Palestiniens ont été victimes en 1948. Je veux parler de "l'affaire Katz", évoquée sans le nommer par Elie Barnavi.
Teddy Katz est un doctorant de l'université de Haïfa qui, dès 1999, a soutenu dans sa maîtrise la réalité d'un massacre - l'un des pires, probablement - qui a été perpétré en mai 1948 dans le village de Tantura.
Deux organismes différents ont examiné le mémoire de Teddy Katz. Le premier était le groupe d'avocats représentant les anciens de la brigade accusée d'avoir commis le massacre. Leur représentant a fait état devant un tribunal israélien, en décembre 2000, de six citations erronées sur plus de
150 témoignages rapportés dans la thèse et, sur cette base, déclaré sans fondements les accusations portées par l'auteur.
Même si l'on accepte de considérer que ces six témoignages sont faux et qu'on les retire de la thèse, il en reste 145 qui démontrent, sans l'ombre d'un doute, qu'un massacre a bien été commis par les forces israéliennes dans la nuit du 22 au 23 mai 1948.
Teddy Katz, manquant de toute expérience de ce qu'est un procès, a cédé aux pressions et accepté un "compromis": en fait une rétractation dans laquelle il confessait avoir inventé le massacre, à preuve la fausseté des six citations en question.
On ne sera pas étonné d'apprendre que, douze heures après avoir signé ce reniement de type stalinien, Teddy Katz le rejetait à son tour et demandait la reprise du procès, demande que le tribunal a rejetée.
Mais au cours de l'année 2001 un autre organisme a entrepris l'examen de la thèse. Une commission d'enquête composée de quatre professeurs de l'université de Haïfa a ramené à quatre (!) le nombre des témoignages erronés. Elle n'en a pas moins recommandé la disqualification de Teddy
Katz, à laquelle l'université a procédé en novembre 2001.
Indigné par cette procédure, j'ai vivement critiqué le comportement de l'université, qui a répliqué en tentant d'obtenir ma révocation. Cette tentative a échoué en raison de l'émotion internationale qu'elle a suscitée.
Quant à Teddy Katz, il s'apprête à présenter sa thèse à nouveau. Il y réaffirme ses conclusions, en termes encore plus catégoriques : ce sont 250 personnes environ que les Israéliens ont massacrées à Tantura.
C'est ainsi que, pour la première fois, divers événements se sont produits en Israël. Tous ont à voir avec ce qui constitue le péché originel de l'Etat juif : le fait qu'il s'est établi sur la base d'une purification ethnique au cours de laquelle ont eu lieu une quarantaine de massacres.
Les Palestiniens ont déjà raconté cette histoire, mais leur voix n'est pas assez audible. Il faudra bien cependant qu'elle soit connue, même si Teddy Katz et moi-même devons en payer le prix.

Ilan Pappé est historien, professeur à l'université de Haïfa.


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Calomniez, calomniez...,
par Elie Barnavi

Nul ne chassera Ilan Pappé de l'université de Haïfa : personne n' a jamais été chassé.
C'est l'universitaire plutôt que l'ambassadeur qui a tiqué à la lecture de votre article sur Benny Morris (Le Monde du 30 mai). Je ne me prononcerai pas sur le fond, encore que, "nouvel historien" ou pas, j'aurais quelque titre à me mêler de cette "querelle des historiens" à l'israélienne. Détail curieux : il se trouve que j'ai été le premier à publier en France un compte-rendu (élogieux) de l'ouvrage fondateur de Morris sur l'origine du problème des réfugiés palestiniens (L'Histoire, n° 116, novembre 1988, p. 66-68).
Non, ce qui est agaçant, lorsqu'on connaît comme moi le monde universitaire israélien, est l'accusation de maccarthysme que laissent planer vos interlocuteurs. Ainsi, c'est pour avoir professé des opinions hétérodoxes que Benny Morris aurait été "tenu à l'écart par les institutions académiques de son pays", tout comme Ilan Pappé, "aujourd'hui menacé d'être exclu de l'université de Haïfa". En fait, pour avoir été directeur du département d'histoire de l'université de Tel-Aviv au moment où la
candidature de Benny Morris y a été envisagée, je puis certifier que, si elle n'a pas abouti, ce ne fut nullement par rejet de ses thèses prétendument iconoclastes.
Quant à Pappé, il a été mêlé à la défense d'un mémoire de maîtrise sur un prétendu massacre perpétré par la brigade Alexandroni dans un village arabe du nord du pays pendant la guerre d'indépendance. Or ce travail a été effectué dans des conditions qui rappellent fâcheusement les thèses
négationnistes soutenues à Lyon-III : travail bâclé, biais idéologique évident, incompétence manifeste des directeurs de thèse et des membres du jury et, pour finir, une plainte en justice des survivants de la brigade, à la suite de laquelle l'étudiant s'est vu contraint par le tribunal d'avouer qu'il avait largement trituré les témoignages recueillis.
Comme si cela ne suffisait pas, il a signé une pétition d'origine britannique appelant à boycotter les chercheurs israéliens, tous tant qu'ils sont et sans faire dans le détail. Enfin, il a demandé à une association américaine d'histoire d'ignorer les chercheurs de sa propre université, accusés en bloc d'écrire une histoire aux ordres. Des professeurs s'en sont émus, l'université a demandé des éclaircissements et Pappé, provocateur bien connu, s'est coulé avec délice dans le rôle de victime d'une chasse aux sorcières qui n'existe que dans ses fantasmes.
Voilà les faits. Et voilà l'homme.
Pour qui connaît un tant soit peu nos universités, l'idée que l'on puisse en chasser quiconque "pour n'avoir cessé d'affirmer qu'Israël doit demander pardon pour ce qui s'est passé en 1948..." est tout bonnement grotesque.
Veut-on un florilège de ce qu'on peut entendre sur nos campus et dans nos amphis ? Untel, historien à l'université de Tel-Aviv, évoque en pleine guerre les "atrocités dignes des nazis" de l'armée israélienne. Tel autre, germaniste de renom à l'université hébraïque de Jérusalem, ose comparer les jeunes colons de Hébron aux Hitlerjugend. Un troisième, cet historien à l'université Ben Gourion du Néguev qui accable de son mépris Benny Morris dans votre article, a trouvé naguère des vertus à l'équivalence stupidement insultante établie par Saramago entre Ramallah et Auschwitz. Une collègue de l'université de Tel-Aviv, ancienne élève de l'ineffable Noam Chomsky, tient ex cathedra des propos dont la virulence fait d'une Leila Shahid une sioniste enragée. Une chercheuse arabe israélienne de l'université hébraïque invente la fable du soldat juif violeur qui servira de "source" au Sunday Times, puis au Nouvel Observateur...
Encore ne sont-ce là que des dérapages qui ont fait quelque bruit dans les médias. Parfois, un député en mal de publicité se mêle d'exiger des sanctions contre le coupable. L'université, faut-il le dire, le renvoie aussitôt paître, au nom précisément des libertés académiques. Aussi bien, bien entendu, nul ne chassera Ilan Pappé de l'université de Haïfa, pour la bonne raison que personne n'a jamais été chassé, fort heureusement, d'aucune institution universitaire israélienne pour délit d'opinion, aussi outrageante fût-elle.
Et tant pis pour mes excellents confrères qui souffrent atrocement de n'avoir la moindre entorse à leurs libertés académiques à se mettre sous la dent. Pauvres Don Quichotte, que de moulins à vent tournent en vain en votre nom.

Elie Barnavi est historien, ambassadeur d'Israël en France.