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Les contre-sommets : traitements médiatiques et «spectacularisation» de la conte
by Kandjare Saturday May 18, 2002 at 02:03 AM
kandjare@altern.org * *

Les contre-sommets : traitements médiatiques et «spectacularisation» de la contestation

Les contre-sommets : traitements médiatiques et «spectacularisation» de la contestation

« Vivendi Universal offrira aux consommateurs de la musique, du sport, de la télévision, de l'information, des programmes éducatifs et des jeux interactifs, via le satellite, la TV, la téléphonie fixe et mobile, et Internet, sur tous supports, à tout moment et en tout lieu », Jean-Marie Messier, « Vivre la diversité culturelle », Le Monde, 10 avr. 2001.

« Bien que nos renseignements soient faux, nous ne les garantissons pas », Erik Satie.

Les médias « officiels » (autrement appelés médias « intégrés » ou « institutionnels »), prétendent fournir l'information selon un cadre soi-disant « objectif ». Le thème de l'objectivité est déjà en soi critique, car l'« objectivité » a du mal à être crédible dès lors qu'on sait que tout est subjectif (puisqu'au sens philosophique, les individuEs, qui sont le médium du langage, sont définiEs comme des « sujets » et non comme des « objets »). L'objectivité existe seulement en tant qu'idéologie véhiculant la vision de l'ordre dominant qui s'affirme comme la seule étant « vraie ». C'est pourquoi les médias « officiels » apparaissent souvent comme des intermédiaires au service de l'ordre établi.
Cette question des médias nous amène plus profondément à nous interroger sur le problème de l'utilisation de différentes formes de médiums dans le but de transmettre («communiquer ») un message, et sur les risques qu'il y a alors de sombrer dans la spectacularisation de l'acte politique, spectacularisation qui, à terme, est synonyme de sclérose politique. Certes, on a besoin de rendre visible un message pour qu'il soit connu par le plus grand nombre ; mais l'idée voudrait que ce message ne se réduise pas à des aspects spectaculaires qui ne sont, en fin de compte, qu'un moyen d'accroche pour inciter à approfondir les problèmes. C'est en ceci que les contre-sommets peuvent être intéressants d'un point de vue tactique.
Dès lors, la problématique concernant la question de transmission visuelle durant les contre-sommets, semble tourner essentiellement autour de la dialectique récupération-marginalisation des mouvements de contestation (dialectique qui s'articule elle-même autour du risque problématique d'une « spectacularisation » des formes contestataires).


Procédés de « récupération » dans les stratégies médiatico-institutionnelles

«  En voyant ces spectacles, j'ai voulu rire comme les autres ; mais cela, étrange imitation, était impossible. J'ai pris un canif dont la lame avait un tranchant acéré, et me suis fendu les chairs aux endroits où se réunissent les lèvres. Un instant je crus mon but atteint. Je regardai dans un miroir cette bouche meurtrie par ma propre volonté ! C'était une erreur ! Le sang qui coulait avec abondance des deux blessures empêchait d'ailleurs de distinguer si c'était là le rire des autres. », Lautréamont, Les Chants de Maldoror, Chant premier, § 5.

« Notre destin de chair est absorbé par notre destin d'ombre. Une mythologie puissante, confuse et baroque, naît sur les murs des villes, dans les pages des quotidiens, dans la nuit des cinémas, dans la foule ameutée des meetings. Les mêmes mécaniques publicitaires lancent une marque d'apéritif et propagent les mots d'ordre d'un dictateur », Georges Hyvernaud, La peau et les os, 1949.

Médias, médiation, hiérarchie : l'intégration dans le jeu des institutions

La séparation qui existe à l'intérieur des mouvements de contestation, entre « révolutionnaires » et « réformistes » (autrement dit entre groupe « radicaux » et groupes « institutionnels »), gravite beaucoup autour de l'enjeu des médias et de communication :
Les « groupes radicaux » vont tenter d'interpeller les consciences par le biais d'actions directes à fort potentiel symbolique. La plupart des black blocs, par exemple, sont conscientEs que leur mode d'action permet d'attirer les médias. Mais, même s'illes considèrent que les médias peuvent être un moyen indirect d'accroche, illes savent toutefois que c'est un médium lésé qui peut se retourner contre soi. Dans tous les cas, c'est un « moyen » incertain, puisqu'il est de toute façon à voie unilatérale, les individuEs en question excluant, en général, l'idée de répondre à des interviews, et les médias contrôlant et déblatérant tout ce qu'ils veulent quoiqu'il en soit.
Alors que pour les « réformistes », l'utilisation des médias institués est non seulement un moyen, mais aussi quasiment une fin. Leurs procédés fonctionnent ainsi selon la logique des lobbies, ayant alors pour perspective une lente intégration dans le jeu des institutions médiatico-politiques. La stratégie des mouvements comme Attac, notamment lors des contre-sommets, réside dans l'espoir de « détourner » les mass-médias afin de faire passer leur message, en espérant par là convertir le plus grand nombre. C'est un peu l'idée qu'il suffit de s'immiscer dans les mass-médias pour faire un mouvement de masse. Certes, cette méthode peut permettre la stimulation du réveil politique de quelques-unEs ; mais elle reste de toute façon insuffisante, car le "travail" de révolte nécessite précisément une réflexion profonde et structurale de chacunE.

Aussi, cette stratégie « réformiste » vis-à-vis des médias, ne fait que refléter la perspective politique de ces mouvements qui restent accrochés à des logiques de pouvoir hiérarchiques et institutionnelles. Déjà en soi, chaque médiation sous-tend une hiérarchisation, et c'est d'autant plus évident lorsqu'il s'agit de machines médiatiques officielles qui se posent comme les (instances) médiatrices de la vérité universelle, voire qui prétendent représenter « l'opinion publique ». Et ce discours de hiérarchie représentative, on le retrouve à travers la rhétorique « citoyenniste » de ces mouvements qui se veulent porteurs d'un projet de modernisation « citoyenne » du capitalisme, entrant ainsi dans le jeu « démocratique » que les instances de pouvoir proposent justement pour canaliser la contestation et faire accommoder (ou raccommoder) le capitalisme sans le faire disparaître. Cette théorie du citoyennisme croit par conséquent à un Etat régulateur où le/la « citoyenniste » se définirait comme une classe, de surcroît « éclairée », se déférant le statut de représenter l'avatar dont ille croit s'octroyer la parole, à savoir le/la citoyenNE. Ainsi, dans cette logique de communiquer envers la « société civile » en passant par les médias institués, les mouvements citoyennistes prétendent justement représenter cette « société civile » que les partis et les syndicats traditionnels ne sont plus capables de représenter selon eux. Si tant est que ces structures aient un jour représenté ce qu'elles prétendaient, avec les théories citoyennistes, on passe d'un système représentatif (donc hiérarchique) à un autre, fermant par là la porte aux principes alternatifs d'autogestion que nous essayons de promouvoir.

Par ailleurs, le schéma de la politique politicienne nous a depuis longtemps montré que toute structure basée sur l'unique concept de « représentation » menait à une « spectacularisation » de la vie politique et, par là, à son désintérêt, voire à son rejet, par les populations. Cette mise en spectacle ou cette mise en scène de la gestion de nos vies, les directions médiatiques s'emploient depuis longtemps à les ordonner, ou plutôt à les coordonner avec les instances politiques. C'est pour cela que la stratégie des mouvements « réformistes » vis-à-vis de l'utilisation des médias officiels sonne comme une gageure. Qui croit en effet manipuler la plus grosse machine manipulatrice si ce n'est cette machine elle-même ? Et on aboutit alors souvent à un :


Retournement de situation

… car à défaut de pouvoir instrumentaliser les médias institués, ce sont ces derniers qui finissent par récupérer ceux et celles qui croyaient en faire un usage subversif.

Cette récupération passe d'abord, on l'a vu, par une différenciation manichéenne qui va leur permettre de choisir ouvertement ceux/celles avec qui ils auront décidé de discuter (car les médias savent qu'au final ils les grugeront), et celles/ceux qu'il faudra marginaliser et, par là, détruire. Autrement dit, il s'agit de différencier les « bonNEs » des « mauvaisES » contestataires. Cette tactique des médias trouve écho dans l'idéologie citoyenniste : celles/ceux qui « cassent » et qui refusent d'entrer dans la table (biaisée) des négociations ne sont plus dignes d'être entenduEs, car on ne peut pas discuter avec elles/eux (faut-il ajouter qu'elles/eux non plus ne le souhaitent).

Cette récupération passe ainsi par des tentatives de « détournement » de la contestation populaire, par les partis politiques qui se voient dépassés par un mouvement qu'ils n'ont pas vu venir (car venant « du bas »). Ces derniers tentent dès lors de tout faire pour prendre le train en marche afin de le contrôler, et à terme l'arrêter. Ainsi par exemple, c'est sans vergogne que dès le 1e Forum Social de Porto Alegre (mis en place depuis 2001 en vis-à-vis du Forum Economique de Davos, et dont les mouvements citoyennistes, à l'instar d'Attac, tentent de s'accaparer l'organisation), les politiciens qui désirent s'acheter une étiquette « sociale », se rendent à ce rendez-vous de la contestation. Et précisément, le traitement qui en est fait par les médias officiels se réduit au récit de la venue de ces politicards comme Chevènement (le « Che »), Hollande, Schröder et même certains pontifes du RPR. Aussi, dans des optiques électoralistes, on a vu les partis institutionnels de « gauche », comme les Verts, se réclamer du mouvement « anti-mondialisation », voire se targuer de l'héritage historique du mouvement. On peut dès lors imaginer ces ex-soixante-huitardEs convertiEs à la religion politicienne, déclarer : « c'était nous les premierEs à avoir dénoncé, grâce à l'écologie politique, les effets de la mondialisation capitaliste sur l'environnement humain, foi de libéralE-libertaire ! » ; ou encore citer Attac qui s'attribue désormais l'hérédité historique des contre-sommets.
Par ailleurs, ces contestataires qui prétendent instrumentaliser les outils de « l'ennemi », sont vouéEs à sombrer dans une rhétorique trop contradictoire. Que répondre lorsque Vivendi se targue d'être un groupe moderne et d'ouverture quand il diffuse ces « anti-mondialistes » que sont Zebda ou Noir Désir via son satellite Barclays, ou encore José Bové via les éditions de La Découverte que J.M. Messier a aussi achetées. Chez Vivendi, on est même un peu copain avec Ignacio Ramonet, co-fondateur d'Attac, puisqu'on possède une part du Monde récemment côté en bourse, et donc du Monde diplomatique qui est lié à la maison-mère. Et Bové aura beau publier désormais chez Fayard ; ce sera Hachette-Lagardère son nouveau soutien logistique. Cette contradiction dans les tactiques de diffusion ne reflète, au fond, que la contradiction stratégique des « réformistes » qui stigmatisent le capitalisme comme étant à l'origine des antagonismes sociaux, tout en se prononçant seulement pour une régulation du système capitaliste via notamment les taxations financières (taxe Tobin).

Ce discours schizophrénique n'est pas la seule conséquence d'une récupération par les pouvoirs médiatiques. La déformation des messages peut aussi en résulter. Car s'installer à la table des négociations implique de se plier aux règles de la médiation institutionnelle, laquelle contrôle cette table, ses micros, et y distribue la parole et le temps de parole.


Information, déformation et réduction du message

Le traitement in-vivo des contre-sommets induit en soi la construction d'une mise en scène de la contestation : les black blocs, c'est pratique, car ça fait vendre des images spectaculaires de guérillas urbaines, images qui constituent le fonds de commerce des médias toujours friands de scènes qui permettent de répandre le sentiment d'insécurité. Les messages politiques se retrouvent ainsi réduits à des photos-spectacles. Et les médias vont dès lors rapidement oublier ce pourquoi les manifestations ont eu lieu, notamment lorsque la suite entrera dans la phase « inculpation des manifestantEs des mois après ».

Ensuite, ces médias vont tenter d'imposer LA figure charismatique à travers laquelle ils vont réduire l'ensemble des mouvements contestataires. En France, c'est évidemment José Bové, lui-même réduit à l'état de caricature puisqu'il a sa propre marotte dans les Guignols. On pourrait ainsi consacrer toute une étude sur le traitement médiatique de la figure de Bové qui est devenu un mythe, déformation faite peut-être à son insu, même si le personnage joue lui-même beaucoup sur ce registre-là. La réaction de ce journaliste d'Arte rendant compte de la kermesse de Millau (juill. 00) était assez univoque. Il pestait poliment contre Bové après avoir compris que ce dernier tentait de « manipuler » les médias que, lui, incarnait ; et on sentait dans son propos qu'il allait dans un délai prospectif, se venger et reprendre sa place de manipulateur (de caméra ?).

C'est aussi justement à travers la figure médiatique de Bové qu'est venue s'amalgamer une déformation majeure du message contestataire, à savoir l'utilisation, très fourre-tout, du terme « d'anti-mondialisation » pour désigner les opposantEs à l'ordre capitaliste. Rappelons qu'à l'origine, cette notion « d'anti-mondialistes » renvoyait aux souverainistes et autres nationalistes hostiles à l'ouverture des frontières. Et si Bové stigmatise cet amalgame, c'est qu'à travers une déformation iconologique, il est devenu le gaulois Astérix aux longues moustaches (et à la pipe ?) qui résiste farouchement contre « l'envahisseur » romain (lire « américain »). Les « anti-mondialistes », à travers les grands médias, apparaissent souvent comme ces « méchantEs » anti-américainEs primaires, légèrement béotienNEs et casanierEs, qui visent uniquement à défendre leur Roquefort contre le terrible McDonalds, et qui en appellent à l'Europe (ou aux nations) pour réguler et contrôler les marchés. D'autant que si Chevènement et d'autres souverainistes s'y mettent et prennent un abonnement à Porto Alegre, le tour est plus facilement joué…

Ainsi, ça rassure l'ordre médiatico-policier, le fait que les contestataires soient des « anti-mondialistes » qui prôneraient un contrôle du capitalisme grâce aux frontières du « bon vieil » Etat-Nation. Ça rassure, même si malgré leur étouffement, des cris discordants arrivent à essaimer. C'est alors là que la machine criminalisante (ou normalisante) se met en place. Et ceci se fait notamment grâce aux outils médiatiques qui ont déjà brossé l'image du/de la « bonNe contestataire », c'est-à-dire celui/celle qui ne « détruit » pas, est ouvertE à la discussion (lire « la concession ») et ne remet pas profondément en cause l'ordre structurel des choses.


Processus de marginalisation

« A travers quels jeux de vérité l'homme se donne-t-il à penser son être propre quand il se perçoit comme fou […] quand il se juge et punit à titre de criminel », Michel Foucault, L'usage des plaisirs, Gallimard, 1984, p. 13.

« La première réaction du pouvoir vis-à-vis d'un groupe de guérilla n'est pas d'ordre militaire ou policier ; il cherche à le disqualifier », Maurice Lemoine, « Rebelles, guérilleros et terroristes », in Le Monde Diplomatique, janv. 2002.

Ce processus constitue évidemment le corollaire des procédés de récupération, dans le sens où celles/ceux qui refusent d'intégrer le jeu médiatico-institutionnel se voient marginaliséEs (leurs revendications étant alors considérées comme anormales et démesurées).

Mécanique, relais et théorèmes d'infiltration

Cette mécanique de marginalisation passe par divers médiums, notamment par celles/ceux qui prétendent incarner la contestation « légitime ». Ces dernierEs vont ainsi alimenter le discours visant à « épurer » le mouvement contestataire. On a vu récemment des exemples concrets montrant la participation volontariste de certainEs « réformistes » cherchant à discréditer les franges radicales. C'est notamment la fameuse théorie développée par certainEs états-majors d'Attac (Susan George, Bernard Cassen…) sur les soi-disant accointances des black blocs avec la police durant le contre-sommet de Gênes. On pourrait d'ailleurs faire une analyse linguistique de leurs propos, qui démontrerait clairement les intentions de ces gens-là : au lieu de parler d'infiltration de la police dans les cortèges de manifestantEs comme il y en a toujours eu (soit pour moucharder, soit pour provoquer plus rapidement la répression), illes ont affirmé avoir assisté ou entendu des témoignages prouvant la complicité entre carabiniers et éléments des black blocs. On peut ainsi citer Susan George dans son article du Monde Diplomatique paru en août 2001 :
« Des témoignages existent en effet de la complicité des autorités avec les groupes provocateurs du Black Bloc qui ont ravagé une partie de la capitale ligure ».

Dans le même numéro, Ricardo Petrella (prof. à l'université catholique de Louvain en Belgique) enchérit :
« Les témoignages de brutalités, voire de sévices, sur des manifestants ayant recours à des formes non-violentes de désobéissance civile – alors que la police laissait faire les groupuscules de casseurs professionnels… ».

Et même si certainEs vont nuancer cette théorie (un peu trop « grosse ») de la connivence entre black blocs et les flics, illes ne se gêneront pas pour jeter l'opprobre sur les groupes « radicaux » qui, par leurs actes, se désolidariseraient du reste des manifestantEs en faisant abattre sur ces dernierEs le plus gros de la répression. Faut-il préciser que lors des contre-sommets, les groupes « radicaux » (ou plutôt les groupes « actifs ») contribuent à tisser une solidarité à l'intérieur des mouvements en n'hésitant pas, par exemple, à arracher des mains de la police des personnes (« non-violentes » et autres) sur le point de se faire embarquer. De même, la mobilisation contre la réunion du FMI et de la Banque Mondiale à Washington en avril 2000, montra que le black bloc pouvait agir de concert avec le reste des manifestantEs. Ce dernier réussit notamment à contenir les forces policières en installant un « cordon » qui défendait le cortège de désobéissance civile. Mais de toute façon, quand bien même les manifestations seraient entièrement « non-violentes » (ce qui pose déjà le problème du dualisme trop simpliste entre « violence » et « non-violence »), la répression trouverait toujours un prétexte pour réprimer – le pléonasme sous-entendant que c'est sa raison d'être.
Par contre, d'autres témoignages semblent se retourner contre celles/ceux qui accusent les groupes « radicaux » de complicité avec la police. Celui de cette ex-secrétaire d'Attac, présente à Gênes, est assez révélateur de la quasi-connivence du service d'ordre d'Attac avec les forces de police. La militante réagissait alors à la situation d'encerclement dans laquelle le groupe où elle était, évoluait. Le cortège avait notamment été divisé par une escouade de flics qui avait réussi à cantonner vers l'arrière un petit groupe de manifestantEs pour les tabasser. Celle-ci s'empressa alors de remonter le cortège pour rapporter l'information à Christophe Aguitton (état-major d'Attac), la réponse de celui-ci fut non sans équivoque : « mais bien sûr […] nous avons collaboré tous ensemble, afin d'éviter toute confusion, et je ne comprends pas où vous voulez en venir, Mademoiselle, et vous vous trompez dans vos insinuations ».


Stratèges et tendeurs

Les procédés de criminalisation passent aussi par des tactiques plus ou moins contextuelles à l'instar de la « stratégie de la tension » comme on a pu le constater à Gênes. Autrement dit, il s'était instauré un climat de tension avant, pendant et après le sommet. Ce climat était entretenu par des pratiques mystificatrices de la part de la police italienne, celles-ci étant relayées par les médias institutionnels, démontrant de nouveau les liens concomitants entre discours « légitime » et violence « légitime ». Ainsi, certainEs journalistes parlèrent, juste avant le G8, d'un « hangar » qui devait être destiné à l'accueil d'éventuelLEs mortEs, annonçant par là le degré ultime de répression qui devait s'abattre sur les manifestantEs. L'installation du grillage et des murs d'enceintes divisant la ville, ainsi que le dispositif policier mis en place, contribuaient à renforcer cette acclimatation. De même, toujours avant le G8, l'annonce de plusieurs « attentats » et alertes à la bombe à l'encontre de symboles policiers et institutionnels, fit effet de psychose. D'autant que tous ces actes n'étaient pas revendiqués, et semblaient rappeler les sombres heures de la « stratégie de la tension » durant les années 70-80, durant lesquelles le pouvoir en place tenta de discréditer les mouvements d'extrême-gauche (lesquels avaient de fortes assises populaires), en organisant, par le biais de loges secrètes proches de l'extrême-droite, des attentats qu'il faisait passer comme émanant de ces groupes révolutionnaires.


Rancœurs historiques : la lumière ombragée de mai 68

Ces procédés de marginalisation cachent aussi des enjeux plus structurels, dans le sens où on va voir émerger dans les discours, des interprétations révélant des rancœurs vis-à-vis de l'histoire plus ou moins récente. CertainEs vont ainsi profiter de ce contexte pour régler des comptes (enfouis) avec l'histoire, en l'occurrence avec « mai 68 ».

Dans certains médias, il apparaît souvent que le mouvement des contre-sommets semble faire écho à la « révolution » de 68, laquelle avait relativement échoué. Ceci aurait pu sonner comme un compliment si toutefois on oubliât que ce vent d'espoir véhiculé par 68, fut lui aussi délayé dans un processus de récupération (récupération du fait de la présence de mouvements réformistes, d'une marginalisation des critiques radicales…et à terme, d'une réduction des messages politiques profonds à de simples slogans récupérés par les lieux communs politiciens et par la pub).
On retrouve cette criminalisation de « l'héritage 68 » dans la transposition des discours actuels sur « l'insécurité ». Si on prend l'exemple des black blocs, leur message politique, dans la plupart des médias, est réduit à l'image de « casseurs » (ignorant au passage les « casseuses », c'est étonnant !). Pour ces médias, il s'agit donc d'individus « inconscients », faisant par là un parallèle avec les révoltes « spontanées » dans les banlieues, révoltes durant lesquelles les journalistes omettent de mentionner ce qui est à l'origine de ces émeutes légitimes : c'est-à-dire trop souvent des assassinats de personnes du quartier par un keuf ou un commerçant zélé, et surtout : les fondements latents qui sous-tendent une oppression sociale (xénophobie d'Etat et xénophobie moins institutionnelle, politiques d'immigration, double-peine, contrôle social, misère économique…). C'est par ce mécanisme d'occultation simpliste que les médias ont construit l'image folklorisée des quartiers populaires comme étant la figure de « l'insécurité ». Or, le discours sécuritaire tente aujourd'hui de chercher les causes de « l'insécurité » dans le soi-disant « laxisme » crée par mai 68. Ainsi, on a vu Chirac, notamment dans son discours de campagne à Mantes-la-Jolie (04 mars 02), accuser le «il est interdit d'interdire » de 68, d'être à l'origine de tous les maux de la société. D'autres encore incriminent le slogan soixante-huitard « CRS = SS » pour « réhabiliter » la flicaille qui exprima récemment son soi-disant malaise dans les rues. D'autres (ou les mêmes) remettent en cause la « révolution sexuelle » et le combat féministe issu de ces années, comme étant génératrice/teur du « laxisme destructeur » actuel (revenant par là sur le principe de la déconstruction des genres, voire sur la question de l'avortement pour les plus réactionnaires). Par conséquent, si on suit ce discours, aujourd'hui dominant car relayé par les mass-médias, c'est la faute à 68 et à ses enfantEs (les contre-sommets notamment) si les "bourgeoisES" se font attaquer dans les rues.

Néanmoins, on assiste aussi à une évolution des paradigmes criminalisant les « dangereuses utopies » : de l'image du « casseur», on veut désormais revenir à celle du « terroriste », comme au « bon vieux temps » où dans l'imaginaire médiatisé, l'anarchiste était celui/celle qui posait des bombes et tuait des présidents de la république et des patrons, comme à la fin du 19e s., ou comme à l'époque des groupuscules « radicaux » des années 70-80 (Action Directe, Fraction Armée Rouge, Brigades Rouges…). Là aussi, on veut régler ses comptes avec 68 qui, devant l'impasse et la récupération du mouvement, avait vu se développer un volontarisme de lutte armée. Une certaine rhétorique trotskiste, par exemple, n'hésite pas à comparer les groupes affinitaires du black bloc à la fuite en avant d'Action Directe qui par ses pratiques, selon elle, a voulu se « substituer aux masses » (discours qui oblitère l'assise populaire que ces groupuscules ont eu un moment donné).
D'ailleurs, cette évolution des groupes contestataires « radicaux » à travers les représentations médiatiques, se trouve étayée par les politicienNEs qui tentent actuellement d'élargir la définition du « terrorisme ». Lors des réunions interministérielles européennes, les ministres de l'Intérieur, au moins depuis l'an dernier, aimeraient bien voir s'étendre cette définition aux groupes « anarchistes » (surtout dans les pays du Sud européen, comme la Grèce, l'Espagne, l'Italie, où les groupes « radicaux » sont plus actifs qu'ailleurs). Ce projet semble en tout cas être favorisé par la conjoncture du « 11 septembre », qui a vu se multiplier dans tous les Etats, des lois « antiterroristes » qui, à l'occasion, peuvent permettre d'inclure dans leur législation pénale, les personnes qui contestent par n'importe quel moyen, « l'ordre politique, social et économique » dominant.


L'image et le message

« Le spectacle est alors la culture qui naît de l'économie marchande – le décor est planté, l'action se déroule, nous applaudissons quand nous pensons être heureuxSES, nous baillons quand nous pensons nous ennuyer, mais nous ne pouvons pas quitter le spectacle [...] Ces derniers temps, cependant, la scène sociale a commencé à s'effondrer, il est donc possible de construire un autre monde en dehors de ce théâtre – un vrai monde, cette fois, un monde dans lequel chacunE de nous participe en tant que sujet, pas en tant qu'objet »,.Carol Ehrlich, Les femmes et le spectacle, 1977.

« Le dogme chrétien est contenu dans le Credo, je le veux bien, mais du Credo à ma conscience individuelle il y a un monde d'interprétations, des bibliothèques des saints, des hérésies, et des conciles. Et seul l'enfer n'a jamais varié. », Antonin Artaud, Héliogabale ou l'anarchiste couronné, 1934.


Toutes ces questions concernant le traitement médiatique des contre-sommets, nous amènent à considérer le problème plus général du rapport à l'image auquel nous sommes confrontéEs à travers nos démarches de « communication », où la construction de nos messages politiques tente de répondre au désir de les transmettre.


Spectacle et symbole

Il semble primordial de considérer les contre-sommets sous l'angle du raisonnement symbolique, que ce soit avec la destruction de « vitrines » capitalistes, ou la tentative de pénétrer dans "la zone rouge" pour en perturber le déroulement, voire le simple fait de manifester. Durant ces contre-sommets, la contestation se donne de toute façon en spectacle (la contestation est en soi spectaculaire), car il faut reconnaître que bloquer un sommet de l'OMC, ce n'est pas ce qui provoquera la « révolution » du mythique « grand soir ».
Etant donné que les contre-sommets sont peut-être entrés dans une phase de spectacularisation, voire de folklorisation, il s'agit de se demander si ce type d'action n'est pas devenu en fin de compte sclérosant. Se pose par là l'avenir des contre-sommets. Faut-il poursuivre la dénonciation des sommets en participant à ces « kermesses » que les « réformistes » tentent de s'approprier ? Faut-il proposer d'autres mode d'actions, viser d'autres cibles directes ou indirectes des ennemiEs qu'on essaye de combattre (la réponse est oui, mais encore) ? Tout ceci au risque de laisser les « réformistes » s'emparer de la contestation au niveau communicationnel…


Le paradoxe du médium

Ainsi, même si on se place dans une critique des médias et de la société du spectacle, il faut reconnaître la nécessité de s'appuyer sur des médiums pour pouvoir répandre un message qui se veut alternatif, voire révolutionnaire. Et ceci doit tenir compte, semble-t-il, d'éléments contradictoires : l'efficacité de transmission, les aspects « cathartiques » dans l'acte politique (c'est-à-dire les aspects spontanéistes, voire jouissifs dans l'acte, qui sont aussi légitimes), la critique vis-à-vis du recours aux médias institutionnels.
Doit-on pour autant ignorer ces médias officiels, quand on sait que ces derniers ne nous ignorent pas complètement et parlent de « nous », même s'ils le font en déformant les messages ? Et cette question rejoint peut-être celle du rapport à entretenir avec les outils institutionnels dans une situation où les rapports de force sont défavorables. Quand il s'agit notamment de répondre à la répression qui s'abat lors des contre-sommets, ne doit-on pas nécessairement composer avec les outils judiciaires des institutions qu'on dénonce, dans le but de se défendre un tant soit peu et limiter la casse (dans le cas de manifestantES incarcéréEs) ?
En outre, sommes-nous capables de développer nos propres médiums indépendants. Et cela ne concerne pas systématiquement le recours à une « grosse machine » de transmission alternative, comme tend à le devenir peut-être parfois Indymédia. Mais il s'agit aussi de poser la question d'une transmission à une échelle plus accessible : nous-mêmes, par exemple, sommes-nous capables de servir de médium à des proches, des individuEs plus isoléEs dans la rue ou dans nos autres lieux de vie, de travail, d'études… ?

Et finalement, il se peut aussi que l'objectif réside dans le dépassement de l'image et du médium. Car de toute façon, tout biais spectaculaire peut mener à des désillusions et à une simplification des problèmes. Il s'agit d'insister sur la nécessité d'une révolution immanente et quotidienne, afin de parfaire la construction de l'individuE, individuation vers laquelle on essaye de tendre. Et plutôt que de miser uniquement sur de la « communication » (qui sous-tend une logique à court terme et ne reste qu'un moyen), ne faut-il pas insister sur le concept de « transmission », qui tend plus vers le long terme et suppose un travail de critique permanent sur soi.


Kandjare (Dijon, mai 2002)

kandjare@altern.org