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Hommage à la Catalogne.
by Lara Erlbaum Saturday May 11, 2002 at 08:38 PM
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Témoignage


Hommage à la Catalogne.

Les routes se couvrent de voitures. Le silence est maçonné de bruits. Le temps qui passe ne nous appartient plus. Autre chose apparaît, un fascisme à l'envers où la
multitude opprimée par un individu devient l'individu opprimé par la multitude.
Nous évoluons aux limites du tolérable avec l'amertume d'avoir tout fait pour ça. RAYMOND BORDE, L'Extricable, 1970.

A tous ceux qui ont l'air conditionné, on a appris à vivre entre quatre vitres. Jamais trop chaud, jamais trop froid, la climatisation nous règle des vies parfaitement normales. Petit à petit, l'air qu'on aspire en boucle est devenu plus pur que celui du dehors, pollué par notre propre style de vie. Afin de s'assurer cependant qu'on se livre à corps perdu dans le nouveau régime, on a enduit d'argent les cloisons de verre qui nous séparent du reste du monde. Elles ne reflètent désormais plus que nous-mêmes. A présent, à travers les vitres de chaque immeuble, on peut contempler en miroir le nouveau mode de vie unique.

Dernièrement une nouvelle génération, nostalgique des récits de révolution de l'ère pré-Uniformisation, a décidé de prendre l'air, et de passer de l'autre côté de la vitre. Depuis quelques années, ils se donnent des rendez-vous réguliers pour lancer des petits cailloux au carreau du grand Capital. Or, ces rencontres concordent respectueusement avec celles de leurs adversaires. Les révolutions d'aujourd'hui peuvent donc être préparées et maîtrisées à l'avance, avant d'avoir vu le jour.

A ces occasions on envoie des journalistes, pour encadrer les manifestations dans l'espace délimité par l'œil de verre des caméras. C'est ainsi que la contestation est mise en boîte, avant d'être diffusée sur les vitres cathodiques des appartements à air conditionné.

La dernière rencontre se déroulait dans une métropole d'Espagne considérée comme un joyau architectural du patrimoine mondial. Le touriste retiendra en effet le jardin botanique et la nature, le temple et le Parc aux vivants piliers. Pour les autres, resteront le vrombissement des voitures de jour comme de nuit, et puis cet alignement de maisons entre lesquelles, paraît-il, se cache parfois un chef d'œuvre de l'art nouveau perdu dans l'enfer urbain.

Elle est loin l'époque où Orwell rendait hommage à une Catalogne où il « n'y avait pas d'automobiles privées : elles avaient été réquisitionnées ». A présent, chaque mur est doté d'au moins une installation qui en fait sortir de l'argent. Dans le prolongement des Ramblas, où en '36 « les haut-parleurs beuglaient des chants révolutionnaires tout le long du jour et jusqu'à une heure avancée de la nuit », au pied de la statue du marin qui montre du doigt l'Amérique, on a installé sur la mer un complexe de cinémas et de fast-foods, à consommer frénétiquement .

C'est donc ici qu'à la fin de l'hiver, comme à l'époque des brigades internationales, ont convergé des « êtres humains [ qui] cherchaient à se comporter en êtres humains et non plus en simples rouages de la machine capitaliste (1). »

Cependant, les puissances se mettent à tirer des leçons du passé. Finies les répressions massives de Seattle et de Prague. Quant au début d'insurrection de Gênes, soyez rassurés, cela n'arrivera plus. Les Etats commencent à comprendre que dans ce monde qui avance résolument à sens unique, il faut prévoir par moments des soupapes de sécurité.

On ne s'opposera donc pas à cette masse de mécontents. Du moins pas ouvertement. Car en ces temps d'exception où les règles établies à Schengen n'ont plus cours, toutes les frontières s'appellent Cerbère. Les doux rêveurs des legal teams qui potassaient leurs droits dans des cars citoyens l'apprendront à leurs dépens, durant la trentaine d'heures où l'accès au territoire espagnol leur sera refusé. Les autres goûteront une fois de plus aux plaisirs de l'imprévu offerts par la clandestinité. C'est maintenant que l'aventure commence avec Van Ghy, Sam, Viga et puis Pauline aux cheveux d'ange, qui découvre avec ravissement qu'il est plus aisé de traverser les pays par les petits chemins, même sans carte d'identité, plutôt que par les grandes portes en maîtrisant rigoureusement la loi.

C'est d'abord la découverte des ruines de ce village, où sans doute avaient coulé des jours paisibles avant l'actuel torrent de véhicules en quête de soleil. Il ne semble d'ailleurs pas y avoir d'accointance entre ces consommateurs mobiles et notre groupe d'inadaptés au système de croissance et d'abondance. Il nous faudra attendre la venue de cette camionnette pourrie conduite par un couple de junkies en mal de liens sociaux, pour goûter aux joies de
la solidarité internationale. En échange d'une contribution qui leur permettra de se piquer en route, nos deux passeurs nous achemineront à deux cents kilomètres de là. Pour ce soir, il nous reste juste à nous coucher dans l'herbe du Montjuic, et à nous endormir le nez dans les étoiles.

Le lendemain, et pour une journée encore, on aura le droit de circuler à travers des parties entières de la ville en toute impunité. Il n'y a qu'à suivre les sacs à dos multicolores et à interroger leurs porteurs pour êtres informés des lieux où converger. C'est ainsi que s'ouvrira à nous, en plein cœur de Barcelone, un quartier complètement libéré. La zone Macba. Une place forte où foisonnent pacifiquement les jongleurs, les hableurs, les crêtes, les musiciens, les dread locks, les comédiens et les vendeurs de revues. Les carrelages blancs qui recouvrent les murs du musée contemporain que nous côtoyons se prêtent aimablement aux dessins colorés et aux inscriptions qui fusent de partout. Ainsi, toute l'après-midi, pour peu qu'on ne s'aventure pas en nombre trop restreint dans les ruelles avoisinantes, on aura le droit d'évoluer sans risque de se faire plaquer contre les murs par les représentants des forces de l'ordre. C'est encore ici qu'on retrouvera, comme par magie, un certain nombre de ceux dont on s'était séparés à la frontière.

Mais déjà, le bourdonnement aérien qui diminue nous fait comprendre que l'heure de la manifestation approche. Nous nous dirigeons donc vers la Place de l'Université, devant le bâtiment sur lequel des inconnus ont inscrit « Attac ayuda al capital ».

A partir de la Plaça de Catalunya, c'est noir de monde. Alors pendant des heures a lieu ce qui ressemble plus à un long sit-in qu'à une manifestation. En fait les premiers sont déjà arrivés à la fin du parcours, mais trois cent mille personnes, c'est long à écouler. Ca nous laisse le temps de jeter un coup d'œil aux revendications qu'on distribue, et notamment à ce journal qui sous une présentation des plus officielles, nous fait part des lieux et des heures de chaque action, et qui s'intitule EL altre PAIS.

Le mot d'ordre de ce jour a été énoncé clairement, cette marche se déroulera dans le calme. Les jours précédents, composés d'actions décentralisées afin d'éviter la répression policière, ont connu quelques échauffourées. Malheureusement, les péripéties de notre voyage ne nous ont pas laissé l'occasion d'y assister.

Jusqu'ici donc, pas de provocation. Ni d'un côté, ni de l'autre. Nul n'interdit aux manifestants de badigeonner les murs du Corte Inglès d'inscriptions révolutionnaires. Les vitrines en sont cependant protégées par des policiers matelassés. L'intérieur fourmille de clients silencieux. Chose curieuse, ils sont tellement absorbés dans la contemplation des marchandises dont ils sont encerclés, qu'ils ne pensent même pas à lever la tête pour regarder passer une des plus grandes manifestations de l'histoire européenne. Comme quoi le grand soir c'est pas pour demain.

En attendant on a rejoint un camion qui arbore fièrement des slogans d'autogestion, à côté duquel il fait bon danser. C'est juste bien. Les syndicats et autres partis réformistes, ça a pas l'air d'exister par ici. Il semblerait que depuis 66 ans, les « anarchistes avaient toujours effectivement la haute main sur la Catalogne et la révolution battait toujours son plein. »

Enfin, passé la statue de Miro, arrivés à la hauteur de celle de Christophe Colomb, le cortège prend fin. Et comme d'hab, c'est la traditionnelle dislocation musclée. Avec une variante cependant. Alors qu'après une course effrénée, un groupe de deux cents personnes se retrouve coincé dans une ruelle, magie, les stores s'ouvrent et nos autonomes disparaissent dans des maisons amies.

Pendant ce temps, la nuit est tombée. Alors, pour s'assurer de ne pas nous perdre de vue, l'hélicoptère se met à la verticale pour nous éclairer le long de la route qui nous sépare du concert du soir sur le Montjuic. Là où Francisco Ferrer s'est fait fusiller ça fera cent ans dans sept ans.

Entre-temps, les legal teams qui achevaient de réciter leurs tables de la loi à la frontière ont reçu leur autorisation de minuit. Un des trois cars vient d'arriver. Les deux autres ont pesé le pour et le contre, puis ont décidé de rentrer à la maison avec dans la soute à bagages, leurs sacs-poubelles à l'effigie du Che, qui n'aura pas vu l'Espagne.

Manu Chao n'entrera en scène qu'à 4 heures du matin. Caprice de star ? A moins qu'il ne s'agisse d'un mot d'ordre pour contenir les trente mille personnes qui restent, jusqu'au bout de la nuit.

On se souviendra de l'apparition sur scène de ce jeune homme ébouriffé qui appelait à la poursuite de la révolte plutôt qu'à la consommation passive de ces produits musicaux labellisés.

C'est bientôt le jour. Dernière traversée de la ville. Sur les trottoirs réservés à cet usage, car la rue n'appartient plus aux piétons. Tout est rentré dans l'ordre. Une caractéristique commune cependant à ces pays qui sont passés par la présidence européenne. Ces inscriptions en noir qui fleurissent sur le béton. Que le regard des passants croise sans apercevoir.

Pendant quelques jours, on aura eu droit à notre Carnaval des fous où tout était permis. Même lancer nos petits cailloux. A présent le jour de l'an est passé. Tout redevient normal. Pour la prochaine tentative de révolution, il faudra attendre 2003. D'ici là, il convient de se tenir à carreau.

Barcelona Sants ressemble plus à un centre commercial de prestige qu'à une gare. Les libraires y côtoient les magasins de vêtements et d'articles sportifs. Au milieu de tous ces gens bien mis, nos petits groupes commencent sérieusement à faire tache.
Le complexe ferroviaire est équipé d'hommes et de femmes habillés aux couleurs de la gare, munis de matraques, chargés de faire respecter l'image de marque du lieu. Ainsi donc, pas question de squatter cette gare-ci.
Comme le car qui rentre à Bruxelles n'a pas accepté de reprendre ces hors-la-loi qui n'ont pas fait l'entièreté du chemin avec lui, il nous faudra attendre jusqu'à 17 heures le prochain train. Et on n'a pas dormi.

Certains sièges ne sont pas équipés d'accoudoirs. C'est donc là que nous tenterons de nous blottir, mais les brigades du maintien de l'ordre auront tôt fait de nous en déloger. Les patrouilles qui circulent régulièrement nous feront aussi rapidement comprendre qu'il est strictement interdit de poser sur le sol autre chose que le pied. Entre deux réveils par ces brigades nationales, on se prend à rêver à ces lointains souvenirs de vacances où les sols des gares étaient tapissés de jeunes vêtus de matières multicolores. La chasse au Parti Imaginaire bat son plein. Et pour nous le prouver, les contrôleurs sont présents dès les pieds des escalators qui mènent aux quais. C'est là que je perdrai de vue mes compagnons de route qui n'avaient pas prévu de double budget pour faire le chemin.

Arrivée à Paris, c'est la guerre. Les stations de métro sont remplies de militaires le doigt sur la gâchette de leur mitrailleuse, et revêtus de camouflages. Ce qui n'est pas très stratégique à mon sens, car dans les métros les arbres ne sont pas légion, et on ne voit pas trop derrière quoi ils pourraient se cacher.

- Comment vous savez pas ? Mais ça fait des mois que c'est comme ça! De quelle province est-ce que vous débarquez, vous n'avez jamais entendu parler de Vigie-Pirate ? me répond le vendeur de journaux . Bientôt six mois que les Français s'arment contre le retour du onze septembre.

Les couloirs du métro sont toujours assaillis de milliers de publicités. Pour survivre à la puanteur marchande, de loin en loin, nous parvient une musique des profondeurs du labyrinthe. Celle d'une chanteuse à la voix grave, une sirène de lumière sur le chemin, qui dit que ce n'est rien.

Quelque chose a changé, cependant. Les publicités sont de plus en plus recouvertes d'inscriptions irrévérencieuses qui dévoilent les véritables enjeux de la sémiocratie marchande. Ce coup-ci, on peut s'endormir tranquilles. Le Parti Imaginaire n'est pas encore complètement décimé.


Lara Erlbaum


(1) Les phrases entre guillemets sont tirés de l'Hommage à la Catalogne d'Orwell.