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L'excitation des médias devant les courbes affolantes des sondages
by France Tuesday April 30, 2002 at 06:01 PM

L'excitation des médias devant les courbes affolantes des sondages

Ce détonant sondage occupait toute la une de « Libération » du 22 mars. Selon la question posée par Louis-Harris, 75 % des Français ne feraient pas la différence entre les programmes de Chirac et de Jospin. Le même jour, une enquête de CSA accaparait, elle aussi, la première page du « Parisien » plus toute une page intérieure. Cette fois, il ne se trouvait plus que 57 % des sondés pour juger identiques les projets du Président et du Premier ministre.

Ces deux coups de sonde ont été abondamment commentés par les autres journaux, radios et télés. Mais pratiquement aucun confrère n'a souligné le contraste entre ces études jumelles. Pourtant, 18 % de différence représentent 7,2 millions d'inscrits sur les listes électorales...

Le sondage prendrait-il, pour attirer le lecteur, la place qu'occupaient naguère les photos de beautés dévêtues ? Possible, même si les courbes ne sont pas les mêmes. En mars, pas moins de 26 enquêtes d'opinion ont orné la une des quatre premiers quotidiens nationaux, « Le Parisien », « Le Monde », « Le Figaro » et « Libération ».

Les hebdos (« L'Express » et « Le Journal du dimanche » avec l'Ifop, « Le Point » avec Ipsos, « Paris Match » avec BVA, etc.), tout aussi voraces, en ont pour leur part publié une bonne vingtaine.

Précision: depuis le début de l'année, les six instituts n'ont produit « que » 42 sondages politiques. Mais chacun d'entre eux peut faire le bonheur de plusieurs organes de presse grâce à la vente des réponses aux questions annexes. Exemple: vote des médecins, qualité de la campagne, candidats face à l'insécurité, etc.

A moi comptes...

La recette est simple, et le coût modique. Pour un prix avoisinant les 4 500 E (30 000 F) on espère donner un coup de fouet aux ventes grâce aux multiples citations dans la presse que favorisent ces scrutins en miniature. Et l'on remplit à peu de frais des pages de chiffres et d'éditos savants. L'opération, d'une efficacité désarmante, se déroule en trois temps : dépêche de l'AFP la veille, parution de l'enquête, reprises par les confrères écrits et audiovisuels le jour même, nouvelles exégèses et digressions le lendemain.

Le bénéfice est double, car les régies publicitaires de ces journaux ont l'œil fixé sur le nombre de ces reprises et en tiennent compte pour augmenter leurs tarifs de réclame. Par ailleurs, certains de ces mêmes sondeurs mesurent l'audience et la diffusion de ces médias ainsi que leur « taux de pénétration » dans les différentes catégories de public. Et ils en tirent des indications précieuses pour les annonceurs. Le mélange des genres règne donc gaiement. Pas question, pour les journalistes, de trop insister sur les bavures passées des sondeurs, sur leurs contradictions hebdomadaires, sur l'importance de leurs marges d'erreur ou sur l'insuffisance de leurs échantillons.

Un ouvrage récent, « La folie des sondages », d'Emmanuel Kessler (éditions Denoël), rappelle que des chercheurs de SciencesPo ont décortiqué les réponses utilisées par la Sofres pour un sondage publié en 1998. Ils y ont découvert que les diplômés du supérieur apparaissaient en surnombre dans l'échantillon utilisé (18 % des sondés contre 8 % dans la réalité), tandis que les « non-diplômés » se trouvaient sous-représentés (7,8 % contre 20%).

Or les électeurs du Front national sont nombreux dans cette catégorie modeste... Pour expliquer qu'ils sous-estiment toujours les lepénistes, les sondeurs préfèrent disserter sur la pudeur de violette qui caractérise le partisan de Jean-Marie...

Histoire de totaux

D'autres catégories - habitants des quartiers difficiles, ouvriers, chômeurs - sont pareillement négligés. Interviewé par « Envoyé spécial » le 29 mars sur France 2, un enquêteur de terrain confessait que les bidonnages étaient courants sur ces « éléments de quotas » manquants.

Pourquoi ce biais dans les échantillons qui servent de base aux enquêtes ? Parce que de plus en plus de personnes refusent de répondre aux météorologues de l'opinion. Aux Etats-Unis, le taux de réfractaires peut atteindre jusqu'à 80 % des questionnés. Chez nous, la proportion flirte désormais avec les 40 %, voire 50%.

Conclusion: soumis aux mêmes impératifs de temps qu'auparavant, les instituts livrent des travaux effectués à partir d'échantillons de plus en plus maigres. Lorsque Ipsos vend au « Point » (1/3) un sondage réalisé sur 700 personnes « certaines d'aller voter » dont il faut encore enlever 17 % de « non-exprimés », ce sont seulement 580 personnes qui livrent leur intime conviction à l'hebdo. Sur pareille foule, les marges d'erreur statistique peuvent dépasser 4 % en moins ou en plus du résultat affiché.

Voilà qui n'empêche pas les confrères de gloser sur le moindre demi-point gagné ou perdu par un prétendant à l'Elysée. Tout en gardant une distance très digne. Dans « Libération », par exemple, un gain de 0,5 % est qualifié de «frémissement ». Un bonus de 1 % est une « progression ». Une baisse de 2,5 %, un « reflux ». Une prime de 3,5 %, une « envolée ».

Vertiges du score en chambre...

J.-F. J.