arch/ive/ief (2000 - 2005)

Bilan de Barcelone contre l'Europe du capital
by Josep Maria Antentas* Monday April 29, 2002 at 01:18 PM
sap-pos@freegates.be

Les récentes mobilisations de Barcelone contre le Conseil européen des 15 et 16 mars ont constitué une réussite politique incontestable. Elles ont marqué un avant et un après dans le développement du mouvement contre la mondialisation capitaliste dans l'État espagnol et pourront servir à impulser le démarrage d'un nouveau cycle de mobilisations dans l'État espagnol et en Catalogne.

A l'échelle internationale, les mobilisations de Barcelone se sont déroulées dans le contexte de l'après 11 septembre. Si les manifestations de Bruxelles avaient constitué un premier baptême du feu, réussi, le IIe Forum social mondial de Porto Alegre a permis de mesurer le bon état de santé du mouvement, malgré le tournant réactionnaire de la politique mondiale impulsé par Bush après le 11 septembre. Les mobilisations de Barcelone, les premières en Europe après Porto Alegre, ont donc servi à montrer, une fois de plus, que les opposants à la mondialisation néolibérale étaient plus déterminés que jamais.

Il faut noter cependant que le profil international des mobilisations de Barcelone était assez faible, car il ne s'agissait que du premier sommet des chefs d'État de l'Union européenne (UE) sous la présidence espagnole. Or, comme c'est devenu l'habitude, le principal rendez-vous international lors de chaque présidence européenne est la rencontre entre chefs d'État qui met fin à la présidence semestrielle de l'UE — elle aura lieu à Séville les 22 et 23 juin.

Dans le cadre de l'État espagnol, les mobilisations de Barcelone doivent être replacées dans un contexte de redémarrage des mobilisations sociales, bien que de manière partielle et inégale, et d'augmentation du mécontentement vis-à-vis de la politique gouvernementale du Parti populaire (PP, droite libérale au pouvoir depuis 1996), et aussi de Convergencia i Union (CiU, autonomistes catalans de centre-droit) en Catalogne.

Le contexte des mobilisations

Plusieurs fronts se sont ouverts durant ces derniers mois, dont voici les principaux :

— Tout d'abord, les mobilisations étudiantes contre la Loi organique des Universités, qui connurent leur apogée avec la grève étudiante du 14 novembre dernier — qui eut lieu le 13 novembre en Catalogne — qui fit descendre dans la rue 300 000 étudiants. La grève a été impulsée dans la majorité des universités par les assemblées générales étudiantes, autour d'une plate-forme combative qui déborda dès l'origine les prises de position des organisations étudiantes traditionnelles, liées au Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) et à Izquierda Unida (IU, regroupement de petites formations de gauche autour du PCE) et les stratégies de ces partis et des syndicats ouvriers majoritaires. À la fin de la mobilisation, ces secteurs ont néanmoins repris l'initiative, avec la manifestation de Madrid du 1er décembre, qui a réuni plus de 200 000 personnes à l'appel du PSOE, de IU, de Comisiones Obreras (CCOO, principale centrale syndicale dirigée à l'origine par des militants du PCE) et de l'Union générale du travail (UGT, syndicat proche du PSOE).

— En deuxième lieu, les mobilisations massives contre le Plan hydrologique national, dont l'impact dans les zones les plus touchées (Aragon et communes du bassin de l'Èbre en Catalogne) serait d'une ampleur colossale (1). Le 10 mars, une semaine avant le sommet européen, le mouvement contre le Plan hydrologique national a mobilisé 200 000 personnes à Barcelone.

— En troisième lieu, les mobilisations des immigrants sans papiers, dont le catalyseur fut l'entrée en vigueur de la nouvelle Loi sur les Étrangers au début de 2001. Ce mouvement s'est exprimé avec force à diverses occasions, comme c'est actuellement le cas dans la province d'Almería (2).

— Il faut aussi souligner l'apparition de plusieurs luttes syndicales, certaines ayant un grand impact social, comme celle de Sintel (3) et d'autres de caractère beaucoup plus local et moins connues (Miniwatt, Lear, etc.). Malgré ces luttes, nous n'avons pas assisté à des affrontements sociaux d'ampleur. La situation générale du monde du travail se ressent de l'orientation démobilisatrice des centrales syndicales majoritaires, CCOO et l'UGT.

— Enfin, il faut évoquer le rôle de plus en plus important du mouvement antiglobalisation lui-même qui, depuis les mobilisations contre la Banque mondiale à Barcelone en juin 2001, s'est enraciné et s'est renforcé à travers tout l'État espagnol.

Toutes ces luttes ont eu des dynamiques distinctes, bien qu'elles aient quelques traits communs. En termes généraux, on peut affirmer qu'elles ont été portées par des campagnes larges et unitaires avec des positions combatives et mobilisatrices qui ont regroupé un vaste spectre social. Pratiquement dans toutes ces luttes est apparu un élément de conflit entre les secteurs les plus combatifs et les organisations politiques parlementaires (PSOE, la majorité de IU, etc.) et les syndicats majoritaires (CCOO, UGT) qui ont parfois monté leurs propres campagnes pour concurrencer les plates-formes unitaires, comme par exemple dans le cas de la mobilisation contre la Loi universitaire.

Toutes les luttes de 2001 ont réussi à éroder considérablement l'hégémonie du gouvernement du PP, dont le caractère autoritaire et arrogant est apparu de manière flagrante à de nombreuses reprises. Néanmoins, bien que manquant totalement de légitimité, les principaux projets gouvernementaux contestés socialement ont été menés à leur terme, comme par exemple la loi sur les universités. Pour l'instant, aucune victoire de grande ampleur n'a permis de mettre en crise le gouvernement Aznar, hormis la victoire des travailleurs de Sintel. Il est clair que la période de démobilisation sociale qui a prévalu durant la première législature du PP (1996-2000) s'est achevée et que l'on assiste à un nouveau cycle de luttes, bien que son démarrage soit contradictoire et limité.

La dynamique du mouvement anti-globalisation

Durant la période suivant les mobilisations de Seattle, plusieurs événements ont marqué le développement du mouvement anti-globalisation en Catalogne et dans l'État espagnol. Voici les plus notables.

— Le référendum social pour l'abolition de la dette extérieure, à l'initiative du Réseau citoyen pour l'abolition de la dette extérieure (RCADE) le 12 mars 2000. Organisé le même jour que les élections générales, ce référendum a recueilli plus de 1 250 000 voix, dont la moitié en Catalogne. Le processus de préparation de cette action a servi à créer un important réseau avec une implantation locale, dont les secteurs les plus militants ont ensuite activement participé aux différentes activités du mouvement anti-globalisation.

— Au printemps 2000, la création du Mouvement de résistance globale (MRG) en Catalogne afin de préparer la mobilisation de Prague du 26 septembre suivant contre le FMI et la BM. On y retrouvait des personnes liées à certains secteurs du mouvement des autonomes, des groupes investis dans la solidarité avec le zapatisme, le RCADE et divers collectifs de base locaux. Le MRG s'est constitué dès l'origine comme un réseau large de coordination de collectifs et d'individus militant à la base dans le but d'intervenir dans les luttes contre la mondialisation capitaliste. En termes de choix stratégiques, il a toujours voulu concilier la participation aux campagnes et aux mobilisations internationales et le travail au niveau local. Dans le cadre de la campagne contre le FMI et la BM à Prague, d'autres MRG ont été créés dans les principales villes de l'État espagnol, Madrid, Valence ou Saragosse, mais ils n'avaient pas de véritables liens avec le MRG catalan, leur profil et leur composition étant à chaque fois très différent.

— La mobilisation de Prague s'est transformée en véritable lutte fondatrice du mouvement contre la mondialisation capitaliste dans l'État espagnol. Ensuite, ce mouvement est apparu comme une nouvelle génération militante dont le MRG devint le point de référence. L'importance du MRG n'est pas réellement due à ses capacités d'organisation mais au fait qu'il représente l'une des meilleures expressions des processus actuels de radicalisation d'une frange importante de la jeunesse en Catalogne et dans l'État espagnol. Cette nouvelle génération de militants se caractérise par une idéologie anticapitaliste claire, par la volonté de faire de la politique depuis la base, de s'organiser dans des réseaux horizontaux et peu structurés et par la recherche de formes de mobilisation non conventionnelles centrées sur diverses formes d'action directe non violente.

Durant la deuxième moitié des années 1990, existait un cadre propice pour l'apparition d'un mouvement de jeunes fort, non lié aux mouvements animés par les générations militantes précédentes et la gauche politique, et ce pour deux raisons. D'une part, l'affaiblissement des structures et des réseaux militants des différents mouvements apparus dans les années 1970 et 1980 et le virage à droite des syndicats majoritaires. De l'autre, la crise de la gauche politique, due au blocage et à la stagnation de projets tel celui de IU ou la droitisation d'ICV (4) en Catalogne, ainsi que l'explosion des principales organisations de la gauche révolutionnaire durant la première moitié des années 1990. La vague de radicalisation actuelle de la jeunesse contre la mondialisation capitaliste a été précédée d'un premier mouvement lié au phénomène okupa (squatters) de la fin 1996 jusqu'en 1999, dans un contexte de démobilisation sociale générale. La radicalisation actuelle repose d'ailleurs en partie sur l'ampleur préalable du mouvement des autonomes mais dépasse clairement son cadre et englobe un spectre beaucoup plus large et divers de jeunes. Elle a lieu dans un contexte de réapparition des luttes et de convergence de différents secteurs sociaux et de différentes générations dans des campagnes unitaires.

— En troisième lieu, l'autre événement important qui marque le développement du mouvement anti-globalisation dans l'État espagnol est la Campagne contre la banque mondiale-Barcelone 2001 liée à la Conférence sur l'économie du développement de la BM des 25 et 27 juin 2001. Cette campagne a nécessité le lancement à grande échelle du mouvement dans tout le pays et notamment en Catalogne — son impact a été très varié selon les régions.

La campagne contre la BM a regroupé un ensemble large de réseaux et d'organisations comportant un spectre idéologique et social très large. Y compris les grands syndicats et la gauche parlementaire de Catalogne se virent obligés d'appuyer cette campagne, bien que leur participation à sa préparation et aux mobilisations tint avant tout du témoignage. Barcelone 2001 supposa la transformation du profil du mouvement à travers l'élargissement de sa base sociale. Cela a permis d'initier un processus de convergence entre une grande variété d'organisations sociales, permettant au mouvement de cesser d'apparaître comme exclusivement formé par la nouvelle génération militante.

Outre la victoire symbolique remportée deux mois avant la conférence (puisque la BM décida finalement de l'annuler) le bilan de ces mobilisations a été extrêmement positif : plus de 30 000 personnes ont participé à la manifestation du 24 juin et environ 5 000 à la contre-conférence. La manifestation s'est achevée par un scandale politique d'ampleur, car il nous fut possible de démontrer, preuves photographiques à l'appui, que des policiers infiltrés parmi les manifestants avaient provoqué des désordres à la fin du défilé dans le but de justifier une charge très dure des forces de répression. Ce scandale dû à l'action de la police vint s'ajouter à une liste déjà longue de polémiques publiques à propos des agissements irréguliers de la police dans ces dernières années et à la politique répressive du PP contre toute forme de dissidence sociale.

La présidence de l'UE et la campagne contre l'Europe du capital

Les préparatifs pour le « semestre européen » ont commencé en octobre 2001, après le succès local de juin contre la BM et le succès international des mobilisations de Gênes, le tout au milieu de la confusion régnant après le 11 septembre. Le semestre européen se présentait comme une période très dense de rendez-vous officiels : deux Conseils européens, 41 réunions interministérielles et 151 séminaires de moindre importance. La structure adoptée par les mouvements anti-globalisation pour faire face à ces six mois de mobilisations a été celle d'une coordination flexible à l'échelle du pays entre les différentes campagnes locales organisées dans les différentes villes devant héberger une de ces multiples réunions officielles. À la lumière des premières réunions de coordination à l'échelle de l'État espagnol, le mouvement anti-globalisation est apparu très inégalement représenté à travers les différentes parties du pays, faible dans certaines zones et bénéficiant d'un vrai enracinement social et d'une capacité organisationnelle assez élevée dans d'autres.

En Catalogne, le lancement de la Campagne contre l'Europe du capital et contre la guerre a été lent et complexe. Bien que les mobilisations de juin contre la BM aient consolidé le mouvement dans cette région, une sensation de fatigue était perceptible dans les milieux militants. Barcelone s'est retrouvée dans la situation inédite d'être le théâtre de deux grandes mobilisations anti-globalisation à peu de mois d'intervalle ; le Sommet des chefs d'État a été préparé avec une impression de « déjà vu », de répétition de ce qui avait été fait en juin précédent. Dans le même temps, le mouvement a été paralysé pendant deux mois par des différends stratégiques sur les formes d'organisation à adopter. Finalement, on a choisi d'impulser une campagne unitaire, inspirée de celle contre la BM, dont le démarrage effectif n'a eu lieu qu'au tout début de 2002.

La campagne a regroupé plus de 100 organisations de nature différente (réseaux informels, plates-formes locales, partis, syndicats, ONG, etc.) ainsi que beaucoup d'individus non organisés. Parmi les principaux groupes, on peut distinguer le MRG et ses sympathisants, la RCADE, le Collectif de soutien à la rébellion zapatiste, ATTAC, l'Assemblée des travailleurs contre la globalisation (ATG) — à laquelle participent la CGT, l'Intersyndicale alternative de Catalogne et des militants critiques de CCOO —, la Marche mondiale des femmes et le courant Rojos (Rouges) de IU en Catalogne. Durant cette campagne, ou du moins à l'occasion de certaines actions, on a noté une participation importante d'une partie notable du mouvement des autonomes, dont certains avaient fait bande à part durant la campagne contre la BM et avaient créé un petit groupement baptisé Barcelona Tremola (Barcelone tremble, en catalan).

Ni les grandes confédérations syndicales ni les partis représentés au parlement catalan (ICV et ERC, la gauche nationaliste) ni la majorité de IU ou le parti socialiste n'ont participé à la campagne. Ces organisations, avec l'appui de quelques ONG, se sont regroupées autour d'un programme propre, le Forum social de Barcelone, utilisé comme outil pour concurrencer la Campagne contre l'Europe du capital dans les médias. Cependant, le Forum social de Barcelone a finalement été obligé de soutenir la manifestation du 16 mars appelée par la Campagne, tant il était évident qu'elle constituerait un événement incontournable.

Comme pour la campagne contre la BM, nous n'avons pas adopté une structure centrée autour des organisations ; tout fonctionnait à partir des assemblées de discussion et des commissions de travail ouvertes, dans lesquelles chacun intervenait à titre personnel et non en tant que représentant de telle ou telle organisation. C'est la forme organisée qui correspond le mieux à la réalité du mouvement en Catalogne, où les réseaux informels et les inorganisés pèsent d'un poids très important. Le bilan de la dynamique interne de la campagne est positif et les contacts entre ses différentes composantes ont été très positifs, en dépit de quelques problèmes et de tensions dus à l'existence de cultures politiques différentes, tout particulièrement entre la nouvelle génération militante et les mouvements animés par des membres des générations précédentes, ce qui a parfois entraîné des méfiances réciproques.

La philosophie de la campagne prétendait conjuguer différents types d'activités dans des buts différents (forum alternatif, manifestation de masse, journée d'action directe, etc.) non pas pour les superposer et les opposer mais afin de les renforcer réciproquement dans une perspective de convergence stratégique entre des réseaux et des organisations très distincts. Partant du fait incontestable que les priorités de nombre des participants de la campagne étaient différentes, et pensant que chacun devait trouver son espace en son sein, on a considéré important de fusionner les expériences dans la mesure du possible et de réussir à faire participer tout le monde aux différents moments et aux différentes facettes de la campagne.

Voici les activités finalement menées à bien : un vidéo-forum du lundi 11 au vendredi 15 mars, auquel ont assisté plus de 1 000 personnes en diverses sessions ; une journée d'action directe décentralisée le 15, jour d'ouverture du sommet officiel ; un « forum des alternatives » dans la matinée du 16, auquel ont participé environ 6 000 personnes ; la manifestation du 16 dans l'après-midi qui connut une assistance énorme — 250 000 participants selon la police, 500 000 selon les organisateurs, 300 000 selon les médias ; et un concert final qui a attiré 50 000 personnes, avec Manu Chao, entre autres. Il faut ajouter à toutes ces activités la manifestation syndicale de la CES, qui, le 13, regroupa environ 100 000 syndicalistes ainsi que deux autres activités importantes durant le week-end précédent : un "reclam the streets" le samedi 9 avec 3 000 personnes et la manifestation immense de la Plate-forme contre le Plan hydrologique national le 10 mars.

Il faut s'arrêter sur le commentaire de deux des activités principales du week-end : la manifestation et la journée d'action directe décentralisée. La manifestation a été un succès aux proportions historiques, absolument inespéré pour tout le monde. L'immense majorité des manifestants étaient catalans, car la majorité des étrangers voulant y participer avait été bloquée à la frontière française. Quant à la participation d'autres manifestants de l'État espagnol, elle a été réduite car comme des sommets officiels et des mobilisations vont avoir lieu dans de nombreuses autres villes (Saragosse, Valence, Madrid, Séville, etc.) les militants ont choisi de ne pas aller manifester à Barcelone, préférant se réserver pour les mobilisations dans leur propre ville.

La manifestation a été appelée par trois voix distinctes : la Campagne contre l'Europe du capital et contre la guerre, le Forum social de Barcelone (FSB) et la Plate-forme catalane contre l'Europe du capital, qui réunit les groupes indépendantistes. Le rapport de forces entre ces trois blocs n'a fait aucun doute : le cortège du FSB était de dimensions modestes — situé en fin de manifestation, il l'abandonna sans avoir avancé d'un pas après plus de trois heures de surplace ; la Plate-forme catalane a réuni environ 5 000 personnes ; le gros des manifestants a défilé dans le cortège de la Campagne contre l'Europe du capital et contre la guerre.

Deux raisons principales expliquent le succès de la manifestation. Tout d'abord, la force propre du mouvement anti-globalisation en Catalogne, dont le dynamisme était déjà clairement apparu en juin contre la BM et lors des mobilisations internationales précédentes. En second lieu, il faut lire le succès de la manifestation comme un symptôme du rejet social accumulé contre la politique du PP et, tout particulièrement, contre l'attitude adoptée par le gouvernement Aznar face aux mobilisations antérieures organisées à Barcelone. D'un côté, le dispositif répressif mis en place, faisant appel à plus de 8 500 policiers, a été perçu comme une militarisation de la ville à la fois disproportionnée et arrogante. De l'autre, la tentative systématique de criminaliser le mouvement par Aznar a eu un effet boomerang et a conduit de nombreux citoyens à descendre dans la rue. Les attaques d'Aznar ont encore monté d'un cran quand le Forum social de Barcelone a rendu publique son intention de participer à la manifestation et quand le PSOE a décidé de laisser ses militants y assister. Beaucoup des citoyens indignés par les tentatives de criminalisation d'Aznar d'une manifestation appuyée y compris par le PSOE sont descendus dans la rue pour exprimer leurs sympathies et leur identification avec le mouvement anti-globalisation en général, symbolisé par la Campagne contre l'Europe du capital, mais ils ne prirent pas place dans les cortèges des grandes organisations du Forum social comme CCOO, l'UGT, IU, ICV, etc.

La manifestation s'est déroulée dans un climat de tension et de confrontation beaucoup plus faible qu'à Gênes, bien que le dispositif policier ait été spectaculaire et que la manifestation ait été coupée en deux par une charge policière brutale. Cette absence de climat de tension a favorisé la légitimation sociale du mouvement et a, dans le même temps, permit des tentatives de cooptation et de neutralisation de la part de la gauche institutionnelle. Le maire de la ville lui-même, Joan Clos (PSOE), a récupéré cette protestation massive contre la globalisation en la présentant comme un exemple du « civisme traditionnel » des Barcelonais, et comme une preuve de la capacité de sa ville à organiser de grands événements de manière satisfaisante, tout comme cela avait déjà été le cas à l'occasion des Jeux olympiques de 1992 !

La journée d'action directe décentralisée du 15 mérite aussi quelques commentaires à cause de son caractère novateur par rapport aux contre-sommets précédents. La nécessité d'organiser une journée de désobéissance civile et de protestation non conventionnelle était évidente pour les organisateurs de la campagne. En même temps, la possibilité de réaliser une tentative de siège du sommet officiel, en reprenant la méthode « classique » de Seattle, paraissait impossible étant donné le dispositif policier sans précédents. Face à cette situation, nous avons choisi d'appeler à une journée d'actions décentralisées dans différents points de la ville. Cette journée a servi à réadapter la stratégie de l'action directe non violente au schéma nouveau d'augmentation de la répression et des dispositifs policiers durant les sommets. Au total, plus de trente actions ont eu lieu, desquelles on peut détacher la « chasse aux lobbies » à laquelle ont participé environ 1 000 personnes (il s'agissait d'une manifestation ralliant les sièges de différents lobbies et multinationales dans le centre-ville) ; la tentative d'occupation d'un des sièges de Telefónica (ancienne compagnie nationale de téléphone aujourd'hui privatisée en grande partie) par ses travailleurs ; différentes manifestations à bicyclette dans la ville ; la manifestation passant devant différents consulats latino-américains ; une manifestation contre les aliments transgéniques et finalement une représentation de « cirque alternatif » qui attira 5 000 personnes.

Perspectives d'après succès

Voici quelques-unes des perspectives et des défis immédiats du mouvement anti-globalisation dans l'État espagnol après le succès de Barcelone et avec le semestre de direction de l'UE en toile de fond.

En premier lieu, la présidence de l'UE sera, et est déjà de fait, une bonne occasion pour consolider le mouvement anti-globalisation à travers tout le pays. Des mobilisations, avec une échelle à des degrés divers, vont avoir lieu dans de nombreuses villes et territoires de tout l'État, ce qui constitue une bonne opportunité pour lancer le mouvement dans des endroits où il est encore balbutiant. Il est encore trop tôt pour pronostiquer quel sera l'impact de Barcelone sur les prochains grands rendez-vous du semestre européen, mais il est clair que ce succès va contribuer à donner de l'élan aux mobilisations futures, tout particulièrement à celle de Séville en juin. En même temps, y compris dans les endroits où le mouvement est le plus solide, comme la Catalogne, il faudra s'efforcer de renforcer nos capacités organisationnelles, car le déphasage actuel entre sa puissance de mobilisation et la faiblesse de ses structures est évident. L'un des débats ouverts actuellement est de savoir si le mouvement sera capable de se doter de formes d'expression organisationnelle après la fin de la présidence espagnole de l'UE.

En second lieu, l'impulsion de Barcelone et de tout le semestre européen devrait servir à donner un coup de fouet à un cycle de luttes sociales qui ont démarré dans l'État espagnol ces derniers mois. Il est encore tôt, cependant, pour savoir quelle sera la traduction concrète de la réussite impressionnante de Barcelone pour l'ensemble des mouvements sociaux du pays, même s'il est évident que nous entrons dans une période plus favorable à la mobilisation sociale ; les différentes luttes à venir pourront s'appuyer, au moins au niveau symbolique sur l'essai réussi du mouvement anti-globalisation. Mais il est particulièrement difficile de savoir si le nouveau climat ouvert après Barcelone incitera les directions syndicales à adopter une politique de contestation claire du PP, comme c'est d'ores et déjà le cas en Italie. Dans tous les cas, dans le cadre de la Campagne contre l'Europe du capital et contre la guerre, sont apparus différents processus intéressants de coordination stratégique de luttes sectorielles et de renforcement des liens entre organisations et mouvements divers. Il faut par exemple mettre en avant les processus d'articulation de la gauche syndicale, autour de l'Assemblée des travailleurs contre la globalisation (ATG) ou, dans un autre cadre, le succès de la « chasse aux lobbies » qui pourrait constituer un embryon de campagnes importantes contre les multinationales.

Il est encore trop tôt pour mesurer l'impact à moyen terme de Barcelone. Mais une chose est sûre : le pessimisme et la résignation qui régnaient en maître il y a trois ou quatre ans ont complètement disparu dans les milieux militants. Et c'est un commencement prometteur.


* Membre de Espacio Alternativo (IVe Internationale) du Mouvement de résistance globale et de la Campagne contre l'Europe du capital et contre la guerre

1. Projet qui vise à détourner les eaux de l'Èbre et d'autres fleuves du nord-est de l'Espagne pour alimenter le pays valencien et le sud-est.

2. Cette province andalouse accueille un nombre très important de migrants clandestins, venus du Maghreb, d'Afrique subsaharienne et d'Amérique latine, employés dans les champs à la culture et au ramassage des fruits et légumes primeur.

3. L'entreprise de téléphonie privée Sintel a fait faillite en juin 2000, entraînant le licenciement de plus de 5 000 personnes. Après avoir organisé de nombreuses manifestations, les employés licenciés ont occupé pendant plusieurs mois l'une des principales avenues de Madrid pour exiger un plan social et des indemnités de licenciement décentes ; ils ont finalement obtenu gain de cause au printemps 2001.

4. La Gauche verte catalane (ICV) est issue d'une rupture majoritaire d'Iniciativa per Catalunya (organisation d'IU en Catalogne) en décembre 1997. Se séparant de l'IU à la fois sur le terrain démocratique et sur des positions plus à droite, ICV a évoluée depuis vers des positions crypto-social-démocrates.