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Ce monde d'injustice globalisée
by José Saramago Wednesday March 13, 2002 at 11:36 AM
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Lors de la cérémonie de clôture du second Forum social mondial de Porto Alegre, un texte de l'écrivain portugais José Saramago, a été lu et a suscité quelques remous. Dans ce texte, que nous reproduisons ci-dessous, à partir d'un récit allégorique sur la mort de la Justice, le prix Nobel de littérature dresse entre autre une critique virulente des partis de "gauche" et des grands syndicats, incapables de faire face aux défis actuels qu'impose la mondialisation capitaliste.

Je vais tout d'abord vous raconter en quelques mots un fait notable qui s'est déroulé il y a plus de 400 ans dans la vie rurale d'un village des alentours de Florence . Je me permet de vous demander toute votre attention pour cet événement historique car, contrairement à l'habitude, la morale que l'on peut en retirer ne vient pas à la fin du récit; elle ne tardera pas à vous sauter aux yeux.

Les habitants étaient dans leurs maisons ou travaillaient dans les champs, chacun se consacrant à ses occupations, quand, subitement, le son de la cloche de l'église s'est fait entendre. Dans ces temps-là, (nous parlons de faits se déroulant au XVIe siècle), les cloches résonnaient plusieurs fois tout au long de la journée, cela ne devait donc pas donner lieu à de l'étonnement. Mais cette cloche annoncait avec mélancolie un décès et c'est cela qui était suprenant vu que personne, au village, n'était sur le point de mourir. Les femmes sont donc sorties dans la rue, accompagnées des enfants tandis que les hommes quittaient leurs travaux et occupations et en quelques instants tous se sont rassemblés à l'entrée de l'église dans l'attente du nom de celui qu'ils allaient devoir pleurer. La cloche a continué à résonner durant quelques minutes de plus et finalement, s'est tue. Un instant plus tard, la porte s'est ouverte et un paysan est apparut sur son seuil. Mais comme cet homme n'était pas celui qui était habituellement chargé de faire sonner les cloches, les habitants ont alors demandé où il se trouvait et qui était le mort. "Le sonneur n'est pas ici, c'est moi qui est fait résonner les cloches"; telle fut la réponse du paysan. "Mais alors, personne n'est mort?" ont demandé les habitants, et le paysan de répondre: "Personne qui n'ait de nom et de visage; j'ai fait retentir les cloches à la mort pour la Justice, parce que la Justice est morte".

Que s'était-il passé? Le riche seigneur des lieux (un quelconque comte ou marquis sans scrupules) déplacait depuis quelques temps les bornes des limites de ses terres, réduisant ainsi petit à petit la parcelle du paysan. Ce dernier a commencé par protester et réclamer, puis il a imploré la compassion et il s'est finalement résolu à se plaindre auprès des autorités et à demander la protection de la justice. Tout fut en vain: la spoliation a continué. Désespéré, le paysan a ainsi décidé d'annoncer "urbi et orbi" (un village se résume au monde entier pour celui qui y a vécu toute sa vie) la mort de la Justice.
Peut-être avait-il pensé que son geste d'indignation exaltée allait émouvoir et faire résonner toutes les cloches de l'Univers, sans distinction de race, de croyance et de coutumes et que toutes ces cloches, sans exception, l'accompagneraient pour annoncer la mort de la Justice pour ne se taire que lorsqu'elle serait ressuscitée. Une telle clameure, qui volerait de maison en maison, de ville en ville, sautant au-dessus des frontières, lançant des ponts sonores sur les rivières et les océans, forcément, cela devait réveiller un monde assoupi.

Je ne sais pas ce qui s'est passé ensuite. Je ne sais pas si le bras populaire a aidé le paysan à remettre les bornes à leur place ou si les habitants, dès que la Justice fut déclarée morte, sont repartis résignés, tête basse et l'âme en peine, vers leur triste vie de tous les jours. Il est vrai que l'Histoire ne raconte pas toujours tout...
Je suppose que cela fut la seule fois, où que ce soit dans le monde, qu'une cloche, une inerte cloche en bronze, après avoir tant résonné pour annoncer la mort d'êtres humains, a pleuré la mort de la Justice.
L'on n'a plus jamais réentendu le funèbre son de ce village près de Florence alors que la Justice a continué et continue encore à mourir tous les jours. En ce moment même, dans cet instant où je vous parle, très loin d'ici ou à côté, à la porte de notre maison, quelqu'un est en train de la tuer. A chaque fois qu'elle meure, c'est comme si elle n'avait finalement jamais existée pour ceux qui avaient mis leur confiance en elle, pour ceux qui espéraient d'elle ce en quoi nous sommes en droit d'attendre de la Justice: la Justice, tout simplement la Justice. Non pas celle qui s'enrobe dans des tuniques théâtrales et qui nous confond avec des fleurs de vaine réthorique judiciaire, ni celle qui a permis que l'on vendent les yeux et que l'on trafique les plateaux de la balance, encore moins celle de l'épée qui frappe toujours plus d'un côté que de l'autre, mais bien cette justice, compagne quotidienne des Hommes, une justice pour laquelle le synonyme éthiquement le plus correct serait "le juste", une justice qui serait aussi indispensable pour le bonheur de l'esprit qu'est indispensable la nourriture pour le corps. Une justice exercée par des tribunaux, sans doute, chaque fois que ces derniers sont déterminés par la loi, mais aussi, et surtout, une justice qui serait l'émanation spontannée de la société en action, une justice qui se manifeste comme un impératif moral, comme le respect à "être" qui accompagne chaque être humain.

Mais les cloches, heureusement, ne résonnaient pas seulement pour pleurer les morts. Elles résonnaient également pour rythmer les heures de la journée et de la nuit, pour appeler à la fête ou à la dévotion des croyants et il fut un temps, pas très éloigné du nôtre, où leur chant alertait le peuple contre les catastrophes, les innondations, les incendies, les désastres, contre n'importe quel danger qui menacait la communauté.

Aujourd'hui, le rôle social des cloches se voit limiter à l'accomplissement des obligations rituelles et le geste illuminé du paysan de Florence serait vu comme l'oeuvre aberrante d'un fou ou, pire, comme un fait digne d'être réprimé par la police. Elles sont différentes, d'une autre espèce, les cloches qui aujourd'hui défendent et affirment, enfin, la possibilité cette Justice qui est la condition première pour le bonheur de l'esprit. Si une telle Justice existait, pas un seul être humain ne mourrait plus de faim ou de telle ou telle autre calamités prétendument "inévitables" selon certains. Si cette Justice existait, pour la moitié de l'humanité l'existence ne serait plus cette damnation qui est la leur aujourd'hui. Ces cloches d'un nouveau genre, dont la voix se répand toujours plus fort à travers le monde, ce sont les multiples mouvements de résistance et d'action sociales qui luttent pour l'instauration d'une nouvelle Justice distributive et communautaire qui serait reconnue intrinsèquement comme la leur par tous les êtres humains; une Justice protégée par la liberté et le droit et non par leurs négations.
J'ai déjà dit que nous possédions d'ores et déjà pour cette Justice un code d'application pratique parfaitement compréhensible pour tous et que ce code se trouve consigné depuis 50 ans dans la Déclaration universelle des droits humains. Ce sont ces 30 droits de base et essentiels dont on parle aujourd'hui vaguement ou qui sont systématiquement passés sous silence, dépréciés et piétinés d'une manière pire encore que la propriété et les libertés des paysans de Florence il y a 400 ans.

J'ai également dit que la Déclaration universelle des droits humains, telle qu'elle est rédigée et sans qu'il ne soit nécessaire d'en altérer ne serait-ce qu'une virgule, pourrait se subsitituer, au regard de ses principes et de la clarté de ses objectifs, aux programmes de tous les partis politiques du monde, et spécialement de ceux qui se prétendent de gauche, ankylosés dans des formes caduques, incapables et impotants à faire face à la brutale réalité du monde actuel et qui ferment les yeux devant les terribles et évidentes menaces que le futur nous prépare contre cette dignité rationnelle et sensible que nous imaginions être l'aspiration suprême des êtres humains.

J'ajouterai que les mêmes raisons qui me poussent à parler en ces termes des partis politiques en général, je les applique également aux grands syndicats et, évidemment, au mouvement syndical international dans son ensemble. D'une manière consciente ou inconsciente, le docile et bureaucratisé syndicalisme qu'il nous reste aujourd'hui est, pour une grande part, responsable de l'assoupissement social qui résulte du processus de globalisation économique en cours. Je ne me réjouis nullement de dire cela, mais je ne pouvais le taire. Et, si vous me permettez de rajouter quelque chose que j'ai particulièrement retiré des Fables de La Fontaine, j'ajouterai alors que si nous n'agissons pas à temps - c'est-à-dire maintenant - la souris des Droits humain finira par être implacablement dévorée par le chat de la globalisation économique.

Et la démocratie? Cette invention multi-millénaire de quelques athéniens ingénus pour qui elle signifiait, dans les circonstances sociales et politiques concrètes de leur époque et selon l'expression consacrée, un Gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple? J'entends souvent raisonner des personnes dont la bonne foi ne fait pas de doute et d'autres qui ont intérêt à simuler cette bonne foi que, malgré la situation irréfutablement catastrophique dans laquelle se trouve la majeure partie de la planète, ce sera précisement un système démcoratique généralisé qui garantira pleinement, ou tout au moins de manière satisfaisante, les droits humains. Rien n'est moins sûr pourtant car il faudrait alors que le système de gouvernement et de gestion de la société que nous appelons aujourd'hui "démocratie" soit effectivement démocratique. Et il ne l'est pas. Il est vrai que nous pouvons voter, il est vrai que nous pouvons, à travers l'octroi de cette parcelle de souveraineté que l'on nous reconnaît comme citoyens avec droit de vote et, normalement à travers un parti, choisir nos représentants au Parlement. Il est vrai, enfin, que de l'importance numérique de ces représentants et des combinaisons politiques que les nécessités d'une majorité imposent, il en résultera toujours un gouvernement.
Tout cela est vrai, mais il est également vrai que la possibilité d'agir démocratiquement commence et se termine là. L'électeur pourras toujours faire quitter le pouvoir à un gouvernement qui ne lui plait plus, mais son vote n'a pas eu, n'a pas et n'aura jamais un effet visible sur l'unique force réelle qui gouverne le monde et par la même occasion son pays et sa propre personne. Je fait évidemment référence ici au pouvoir économique et tout particulièrement à la partie en constante augmentation de ce pouvoir qui est aux mains des entreprises multinationales qui appliquent des stratégies de domination qui n'ont strictement rien à voir avec la recherche de ce bien commun auquel, par définition, la démocratie doit aspirer. Nous savons tous que par un espèce d'automatisme verbal et mental qui ne nous laisse pas voir crudité des faits, nous continuons à parler de la démocratie comme s'il s'agissait de quelque chose de vivant et d'agissant alors qu'il ne reste plus d'elle qu'un ensemble de formes ritualisés dans les gestes d'une sorte de messe laïque. Nous ne nous rendons pas compte, comme s'il ne suffisait pas d'avoir des yeux pour cela, que nos gouvernements, ceux-là mêmes que nous avons élus pour le meilleur ou pour le pire, se transforment de plus en plus en des commissaires politiques du pouvoir économique avec comme mission objective de produire des lois qui conviennent à ce pouvoir pour être ensuite, enveloppées dans les charmes de la publicité officielle et privée, êtres introduites dans le marché social sans susciter trop de protestations, à part celles de ces bien connues minorités éternellement insatisfaites.

Que faire? De la littérature à l'écologie, de la guerre des étoiles à l'effet de serre, du traitement des déchêts aux congestions du trafic, tout se discutte dans ce monde. Mais le système démocratique, comme s'il s'agissait d'une donnée définitivement acquise, intouchable par nature jusqu'à la consommation des siècles, de cela on n'en discutte pas. A moins que je ne sois dans l'erreur ou incapable d'additionner deux et deux, alors, parmi toutes les autres discussions nécessaires et indispensables, il est urgent, avant qu'il ne soit trop tard, de promouvoir un débat mondial sur la démocratie et les causes de sa décadence, sur l'intervention des citoyens dans la vie politique et sociale, sur les relations entre les Etats et le pouvoir économique et financier mondial, sur ce qui affirme et ce qui nie la démocratie; surle droit au bonheur et à une existence digne, sur les misères et les espoirs de l'humanité ou, pour le dire d'une façon moins réthorique, sur les simples êtres humains qui l'a composent, un par un et tous ensemble. Il n'y pas de pire aveugle que celui qui ne veut pas voir. Et c'est ainsi que nous vivons.
Je n'ai plus rien d'autre à dire. Oh, si, à peine un mot pour demander un moment de silence. Le paysan de Florence vient de remonter une fois de plus dans le clocher de l'église, la cloche va sonner. Ecoutons-là s'il vous plaît. ?
José Saramago
(traduction: La Gauche)