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Discutons!
by Sami Nair (dans Le Monde) Monday March 11, 2002 at 06:01 PM

Sur les questions politique (Francais et mondiale). "En réalité, cette impuissance résulte d'un choix stratégique, partagé par Jacques Chirac et Lionel Jospin : celui d'une société française vouée au libéralisme économique, d'un Etat condamné à se soumettre devant la privatisation généralisée, d'une Europe entièrement articulée autour des intérêts des multinationales et servie par une technocratie irresponsable."

DISCUTONS! par Sami Nair
LE MONDE | 26.02.02 | 13h42 | analyse
Si Jacques Chirac et Lionel Jospin en ont le courage, qu'ils acceptent de débattre publiquement de sa vision de la France avec Jean-Pierre Chevènement.
Un seul candidat crédible à la présidence de la République, Jean-Pierre Chevènement, occupait jusqu'alors le champ du débat public. Les deux têtes de l'exécutif venant d'annoncer, plus tôt que prévu, leur candidature, le décor est désormais campé. La grande majorité, ce n'est un secret pour personne, roule d'ores et déjà pour un des deux candidats institutionnels au second tour. Jean-Pierre Chevènement, lui, est en train de bouleverser le scénario douillet d'un combat convenu d'avance entre la prétendue droite et la supposée gauche.
Jacques Chirac a mis au cœur de son annonce de candidature la "passion" qu'il éprouve pour les Français. Depuis, il a rajouté la peur. Candidat de la "sécurité" ! Qu'a-t-il fait depuis 1995 ?
Arrivé au pouvoir pour lutter contre la "fracture sociale", il n'avait rien trouvé de mieux que de permettre à Alain Juppé de mettre en place une politique sociale qui aggravait la fracture sociale, et à son ministre de l'intérieur, Jean-Louis Debré, de se servir de l'immigration pour mettre le feu à la rue et faire peur aux gens. N'a-t-il pas anticipé et soutenu la politique laxiste du gouvernement Jospin en matière de justice et d'application de la loi ? En fait, Jacques Chirac est fidèle à lui-même : il trompe les Français depuis bientôt trente ans, il veut encore les tromper pendant cinq ans.
Lionel Jospin, lui, se présente comme le candidat de la "responsabilité". Mais attend-on autre chose d'un candidat ? Ou alors le bilan de ces cinq dernières années laisserait-il planer quelques doutes sur ce sujet ? Privatisation des services publics (selon l'Insee, plus de 1 000 sociétés appartenant au secteur public ou semi-public sont passées dans le privé entre 1997 et 2002, soit plus que sous Juppé et Balladur réunis). Retour et montée des inégalités, résignation devant le développement de la précarité et la remontée du chômage. Surcroît de charges pour les petites et moyennes entreprises. Politique familiale en déshérence. Absence de véritable politique de sécurité. Indépendance des parquets qui met fin à l'unité de la politique pénale. Renoncement en matière de défense. Silence devant l'appel à la solidarité qui s'élève des quartiers pauvres. Milieu enseignant abandonné, école déboussolée...
Devant un tel champ de ruines, devant tant de démissions, que pèsent des emplois-jeunes à l'avenir incertain ou les 35 heures conçues en dehors de réformes de structures globales ? La politique d'accès à la citoyenneté, esquissée par Jean-Pierre Chevènement, n'a trouvé aucune suite. Principal enjeu des dix prochaines années, elle avait vocation à être relayée par l'ensemble du gouvernement. Elle fut, au contraire, ramenée à un gadget : un numéro de téléphone vert !
Le programme du gouvernement Jospin, résumé en 1997 par la formule : "En tous domaines, faire retour à la République", a été progressivement remplacé par la fuite en avant dans un libéralisme honteux. Le point d'inflexion a été l'attitude de Lionel Jospin devant la fermeture de l'usine Michelin, qui avait jeté du jour au lendemain des milliers de personnes sur le pavé. "On n'y peut rien", avait alors proclamé le chef du gouvernement : l'Etat était ainsi clairement mis aux abonnés absents.
En réalité, cette impuissance résulte d'un choix stratégique, partagé par Jacques Chirac et Lionel Jospin : celui d'une société française vouée au libéralisme économique, d'un Etat condamné à se soumettre devant la privatisation généralisée, d'une Europe entièrement articulée autour des intérêts des multinationales et servie par une technocratie irresponsable.
Comment ne pas voir que la politique mise en place depuis vingt ans par la gauche et la droite officielles aboutit désormais à une impasse en Europe ? C'est vers un grand marché, où la souveraineté populaire sera diluée, que l'on se dirige ouvertement. On manipulera les gens encore avec des "trucs" - Constitution, charte des droits fondamentaux -, mais l'on sait parfaitement que cela ne donnera aucune colonne vertébrale réelle à l'Europe, puisque celle-ci est inconcevable sans un véritable projet de civilisation. Droite et gauche ont conclu un pacte sur un compromis historique, en 1983, pour construire l'Europe libérale, réduite au seul marché et au mépris de la citoyenneté. C'est cette conception-là qui est en cause aujourd'hui.
Le projet de Jean-Pierre Chevènement est plus ambitieux, plus exigeant : il propose une Europe européenne, non diluée dans la mondialisation libérale, fondée sur de grands projets communautaires industriels et technologiques, sur une véritable politique de sécurité et de défense indépendante, sur des alliances stratégiques avec les grands pays du monde (Chine, Inde, Russie, Brésil, etc.), sur une vision solidaire pour lutter contre les tentations impériales.
Et puis il y a le Sud. Nous avons été gavés par les deux têtes de l'exécutif de discours faussement solidaires et cosmétiques. A Porto Alegre, Jean-Pierre Chevènement a plaidé pour une vraie politique mondiale de solidarité, en proposant des réformes structurelles du FMI, de la Banque mondiale, de l'OMC, l'annulation de la dette par le biais de son réinvestissement dans les pays pauvres, une Europe ouverte au Sud par la mise en place d'une grande politique de codéveloppement en Méditerranée et en Afrique.
Ces questions sont cruciales. Car jamais, depuis la guerre froide, nous n'avons été plongés dans une situation internationale aussi grave et lourde de menaces. Les Etats-Unis ont apparemment déjà pris la décision d'attaquer l'Irak, qui n'est pour rien dans les attentats barbares du 11 septembre 2001, et peut-être d'entrer en guerre contre ceux qu'ils appellent, d'une formule digne des guerres de religion, "l'axe du Mal". Assistera-t-on, comme c'est le cas depuis si longtemps, à quelques rodomontades de la part de nos dirigeants avant la capitulation finale devant la force des choses ? Il est donc essentiel que la France réapparaisse sur la scène du monde, pour faire entendre la voix de la raison, de la solidarité et de la justice. Quoi d'étonnant à ce que, devant le naufrage des anciens clivages et la perte de contenu de l'opposition gauche/droite, des sensibilités politiques diverses en viennent à privilégier l'intérêt général ?
C'est la capitulation politique et morale de la droite oubliant la nation républicaine, comme de la gauche oubliant le peuple, qui fait naître le pôle républicain.
Le projet de Jean-Pierre Chevènement, présenté à Vincennes le 9 septembre 2001, constitue la base de ce rassemblement : il peut être d'autant plus large que son contenu est dépourvu d'ambiguïté. Proposant, à propos des grands défis posés au pays, une orientation qui surmonte les traditionnelles recettes partisanes, il s'adresse directement aux citoyens. Il est l'homme de la nation citoyenne. Ceux qui le rejoignent aujourd'hui le font sur cette base-là et sur aucune autre.
Si Jacques Chirac et Lionel Jospin en ont le courage, qu'ils acceptent alors de débattre publiquement de cette vision-là de la France avec Jean-Pierre Chevènement : les citoyens pourront ainsi, en toute connaissance de cause, faire leur choix pour l'avenir.

Sami Naïr est député européen (Mouvement des citoyens), membre du pôle républicain.