arch/ive/ief (2000 - 2005)

Roms du Kosovo : de bien gênants réfugiés
by Georges Berghezan Thursday February 21, 2002 at 07:48 PM
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Après des pogroms sans précédent depuis l'ère nazie, la plupart des Roms du Kosovo ont fui cette province depuis qu'elle est occupée par l'OTAN et administrée par l'ONU. Plusieurs milliers d'entre eux sont arrivés en Belgique où ils survivent dans des conditions infra-humaines.

Kosovo, juin 1999 : la guerre s'achève, les forces yougoslaves se retirent, les troupes de l'OTAN et une administration de l'ONU se déploient dans la province, des centaines de milliers de réfugiés prennent le chemin du retour. Pour ceux-là, le cauchemar s'achève. Pour d'autres, il ne fait que commencer.

En effet, il n'a guère fallu attendre pour que le « nettoyage ethnique » pratiqué, sous les bombes de l'OTAN, par la police et les paramilitaires serbes, soit suivi d'autres expulsions massives visant, cette fois, toutes les minorités du Kosovo. Deux ans plus tard, oubliés des médias internationaux pourtant si présent lors du précédent exode, la majorité des Kosovars non albanais ne vivent plus dans leur région natale. Condamnés à l'exil sous le prétexte de « collaboration avec l'occupant serbe », les nouveaux réfugiés du Kosovo – au moins un quart de million de personnes – sont en majorité serbes, mais aussi membres des nombreuses autres minorités qui peuplaient cette province bigarrée : Monténégrins, Turcs, Croates, juifs, Slaves musulmans d'origines diverses, et Roms. La grande majorité se sont installés en Serbie et au Monténégro. Seuls les Roms ont été nombreux à chercher refuge au-delà des Balkans, en particulier en Italie, Allemagne et Belgique.

« Ici, c'est l'Albanie, partez en Serbie »

Malgré un diplôme d'informaticien obtenu à Pristina, Besim tenait l'épicerie familiale à Gnjilane, une ville au nord-est du Kosovo, épargnée par les troubles jusqu'au début des bombardements, en mars 1999. Avec sa femme et deux enfants, il habitait dans un quartier où Roms et Albanais avaient toujours vécu en bonne entente. Pendant la guerre, il a continué à tenir son commerce, passant les nuits dans la cave de ses voisins. Le 19 mai, son beau-frère est tué par une bombe de l'OTAN ayant frappé l'usine de camions où il travaillait. Quatre jours plus tard, son père est détroussé et assassiné par des inconnus alors qu'il allait s'approvisionner dans la ville voisine de Vitina.

La guerre s'achève le 10 juin, l'armée yougoslave se retire et est remplacée par des troupes de l'OTAN, françaises dans un premier temps. Dans leur sillage, arrivent les hommes de l'Armée de libération du Kosovo (UCK), qui prennent le contrôle de la commune et des entreprises abandonnées par les Serbes. Le 14, son cousin Enver, président de la communauté rom de Gnjilane, riche de 6.000 âmes, se rend au QG de l'UCK pour demander sa protection. Il lui est répondu : « Ici, maintenant, c'est l'Albanie, partez en Serbie ! ». Les troupes françaises sont remplacées par des Américains et les violences contre les Roms et les Serbes se déchaînent. Personnage trop visible, Enver ne tarde pas à s'exiler. Besim s'accroche, persuadé que la situation va se stabiliser. Hélas, au début juillet, son magasin, puis sa maison, sont pillés. Il est menacé de mort par six hommes se réclamant de la « police de l'UCK ». Le 26 juillet, il est parmi les derniers Roms de sa génération à quitter Gnjilane, emmenant en voiture sa mère, sa femme enceinte et ses enfants.

Besim et les siens se rendent à Bujanovac, petite ville du sud de la Serbie, submergée de réfugiés. Il y laisse sa mère et continue vers le Monténégro. Près de Bar, le 20 août, la petite famille embarque, avec 65 autres Roms kosovars, dans une barque de pêcheurs surchargée. La traversée de l'Adriatique n'est pas gratuite : ce sont 5.000 DEM qu'il doit payer au passeur pour le ticket familial vers l'Italie. Les passagers ne se doutent de rien en voyant le hors-bord qui les suit depuis la côte monténégrine. Mais, en pleine nuit, le pilote quitte subrepticement son poste et disparaît dans le hors-bord qui retourne vers le Monténégro.

Désemparés, c'est bientôt la panique qui gagne les réfugiés quand ils se rendent compte, vers 4 heures du matin, que l'eau s'infiltre dans leur embarcation. Heureusement, ils parviennent à faire fonctionner la vieille radio du bord et à lancer des SOS. La police monténégrine est la première à répondre, mais ne semble guère compatir au sort de dizaines de personnes en danger de mort : « Vous êtes des illégaux, vous n'avez qu'à nager maintenant ! ». Sur une autre fréquence, ils entrent en contact avec la police de Dubrovnik qui comprend immédiatement la gravité de la situation. Les Croates enjoignent aux Roms de ne pas cesser d'écoper et préviennent le ferry italien Laburno, effectuant la liaison Bar-Bari. Le navire détourne sa route pour les secourir. Bien que sauvés, les Roms ne sont pas au bout de leurs épreuves. A Bari, les autorités italiennes interdisent le débarquement des naufragés. Le Laburno doit retourner à Bar pour se débarrasser de son encombrante cargaison.

La route après la mer

Pour Besim et sa famille, c'est le retour à la case départ, plus exactement à Bujanovac, où il retrouve sa mère. Il travaille un peu, vend sa voiture et reçoit de l'argent de sa sœur établie en Allemagne. Après la naissance du petit Kader et la nouvelle de l'assassinat d'une vieille tante restée à Gnjilane, la famille tente à nouveau l'exil vers l'ouest, mais cette fois-ci par la route. Fin avril 2000, ils se rendent à Belgrade, puis à Subotica, près de la frontière hongroise, où les 6.000 DEM récoltés à Bujanovac sont investis dans un transport en camionnette. Cachés à l'arrière, ils n'ont aucun problème aux frontières (une partie de la somme servant probablement à corrompre les douaniers) et arrivent dans le nord de l'Italie, via la Slovénie. Ils changent de véhicule, traversent la France et sont le 16 mai en Belgique.

Sans perdre de temps, ils se rendent à Bruxelles pour faire une demande d'asile à l'Office des Étrangers. Parlant couramment rom, serbo-croate, macédonien et albanais, Besim accepte l'interprète albanais qu'on lui propose. Mais le comportement de celui-ci est pour le moins surprenant : non seulement, il lui conseille de se dire Albanais de la région de Presevo, dans le sud de la Serbie, où une filiale de l'UCK vient de lancer une guérilla, aujourd'hui apparemment éteinte, mais il ne lui restitue pas ses documents yougoslaves – passeport, carte d'identité… - après les avoir faits photocopier. Besim se déclare néanmoins Rom et fait un récit détaillé de tout ce qui lui est arrivé. Évidemment, il n'a aucune idée de ce qui a été traduit au fonctionnaire de l'Office.

Installés dans la banlieue anversoise, Besim, sa femme et leurs enfants reçoivent trois mois plus tard une réponse négative à leur demande d'asile, sous la forme d'une « annexe 26bis », ordonnant qu'ils quittent le territoire. Interdits de travailler, ils bénéficient d'une aide du CPAS local. Arrivé également en Belgique après plusieurs mois passés dans le camp de réfugiés de Stankovac (Macédoine), son cousin Enver connaît le même sort. Malgré son rôle dirigeant dans sa communauté, l'Office des Étrangers met systématiquement en doute son récit. Faisant fi des rapports et témoignages de nombreux observateurs et organisations internationales sur l'insécurité totale des communautés non albanaises, son « annexe 26bis », datée du 29/11/00, précise : « Suite à l'évolution de la situation objective au Kosovo depuis la fin de la guerre et à la présence de la KFOR, cet argument (sur le manque de sécurité, NDA) ne peut être considéré comme actuellement pertinent ». La mention de la présence de la KFOR, les troupes de l'OTAN au Kosovo, laisse échapper un soupir désabusé à Besim et Enver : si les Français ont empêché les pires excès, les soldats américains qui ont pris la relève ont regardé piller et brûler 120 maisons roms durant leur premier mois de présence à Gnjilane. Des Roms tabassés par des hommes de l'UCK sous les yeux des « peacekeepers » ont ensuite été arrêtés par ceux-ci pour « trouble de l'ordre public ».

Cinq minutes pour partir

De tels témoignages sur les exactions subies par les Roms, la passivité de la KFOR et les décisions aberrantes des autorités belges compétentes en matière de réfugiés sont hélas monnaie courante parmi la communauté rom kosovare. C'est par l'intermédiaire de Seka, animateur du club Amalipe Romano, que nous faisons connaissance d'une famille établie dans le quartier de la Sint-Jansplein à Anvers.

Vivant à Mitrovica jusqu'à la fin de la guerre, la famille Ramadani a été expulsée de manière encore plus brutale que celle de Besim. Le 16 juin 1999, alors que les premiers soldats de l'OTAN parviennent dans cette ville du nord-ouest du Kosovo, accompagnés par les bandes de l'UCK, les Ramadani ne reçoivent que cinq minutes pour partir, comme des milliers de Roms du quartier. Aucun bagage n'est permis, les seuls biens qu'ils peuvent emporter sont les vêtements qu'ils portent sur eux. Les Roms se réfugient d'abord dans la salle des sports de Mitrovica, d'où le surlendemain ils voient monter dans le ciel les fumées de l'incendie de leur quartier, préalablement pillé. Les Ramadani prennent ensuite le chemin du reste de la Serbie et parviennent à Kragujevac, où les ruines de l'usine automobile Zastava, la plus grande des Balkans, fument encore après les bombardements de l'OTAN.

Après deux bons mois dans cette ville, entassés à 80 dans une minuscule pièce prêtée par des Roms locaux, ils décident de quitter ce pays où le peu d'aide humanitaire disponible ne va qu'aux réfugiés serbes, nombreux il est vrai : 150.000 du Kosovo et 600.000 de Croatie et Bosnie-Herzégovine . Comme tant d'autres, ils tentent leur chance via le Monténégro et l'Adriatique. A Bar, les Ramadani, 120 personnes, dont une majorité d'enfants, sont pris en charge par la mafia monténégrine qui les embarque dans un bateau en compagnie de près de 700 autres Roms. Et, comme dans le cas de la famille de Besim, le pilote profite de la nuit pour s'éclipser, laissant l'embarcation dériver jusqu'à ce qu'elle soit interceptée, à proximité des côtes italiennes, par des vedettes de Carabinieri. Les quelques 800 personnes sont transférées dans les embarcations de la police et débarquées sur le sol italien. Les Ramadani n'y passent qu'une semaine et arrivent le 23 septembre 1999 en Belgique.

Deux ans plus tard, la vaste famille Ramadani est éclatée entre plusieurs pays. Le « patriarche » Ramadan, 73 ans, veuf, mineur à la retraite, est installé à Anvers, où il vit dans un étroit « deux pièces », en compagnie de son fils Ferid, ouvrier à l'usine d'accumulateurs de Mitrovica jusqu'en juin 1999, la femme de ce dernier et leurs 6 enfants, dont le plus jeune, David, est né au début de l'année à l'hôpital du Stuivenberg. Un frère de Ferid est également installé dans la région anversoise, ainsi que divers cousins. La plupart des autres membres de la famille sont en Allemagne. Seul un des cinq fils de Ramadan est resté en Serbie après leur expulsion de Mitrovica.

14.000 francs pour 9 personnes

Après avoir suivi la filière de la demande d'asile, Ramadan et Ferid reçoivent dès le 25 janvier 2000 un ordre de quitter le territoire (« annexe 26bis »), heureusement non exécuté à ce jour. Depuis quelques mois, pour de mystérieuses raisons, le CPAS n'accorde plus que 14.000 francs mensuels aux 9 personnes composant le ménage, au nom du plus âgé, Ramadan, dont la santé est précaire. Il a récemment été hospitalisé pour des problèmes cardiaques et pulmonaires. Les radiologues n'ont pas eu besoin d'explication pour découvrir l'origine de sa tuberculose, souvenir d'une vie passée dans les galeries de la mine de Trepca, la plus grande des Balkans et fort convoitée par les nouveaux occupants du Kosovo.

Curieusement, l'autre fils de Ramadan, ainsi qu'un de ses neveux également installé à Anvers, ont reçu un document d'attente, la « carte orange », renouvelable tous les trimestres, et ouvrant le droit à une aide sociale. Pourtant, les uns comme les autres ont été victimes de la même opération de « nettoyage ethnique », ils ont quitté ensemble leur quartier de Mitrovica et ont voyagé ensemble jusqu'à Anvers. Peut-être, le récit de Ferid et Ramadan face aux enquêteurs du CGRA et de l'Office des étrangers manquait de clarté et était peu adapté à l'esprit cartésien d'entre Moerdijk et Quiévrain. Mais, à nouveau, le problème des interprètes émerge : si les autres ont eu des traducteurs croate ou serbe, c'est d'un Albanais kosovar qu'ont hérité Ramadan et Ferid. Le manque de fiabilité des interprètes albanais quand il s'agit de rapporter les propos de candidats réfugiés roms a déjà été constaté dans d'autres circonstances , ce qui devrait inciter les autorités belges à respecter le libre choix de la langue par les candidats réfugiés.

La haine vouée par les nationalistes albanais aux Roms peut surprendre, d'autant plus que rien, sur le papier, ne distingue les uns des autres. Au Kosovo, la grande majorité des Roms et Albanais portent les mêmes noms et prénoms et pratiquent la même religion, l'islam. En outre, les Roms sont de parfaits albanophones, l'albanais étant même la langue maternelle de deux sous-groupes « tziganes », les Ashkali et les Égyptiens, également persécutés, bien qu'ils maintiennent quelques poches en territoire majoritairement albanais. L'accusation de « collaboration » portée par l'UCK est à prendre dans un sens très large : lors de l'abolition de l'autonomie de la province par le régime Milosevic il y a plus d'une décennie, les Roms et les autres minorités kosovares n'ont pas suivi le mot d'ordre de boycott des institutions placées sous le giron de Belgrade - entreprises publiques, enseignement, service militaire… -, un « crime » qu'ils sont en train de payer. Mais, pour les Ramadani, les relations avec les Albanais se sont gâtées encore plus tôt, quand se sont propagées sous Tito les idées d'indépendance du Kosovo, un Kosovo rêvé comme « ethniquement pur » et débarrassé de ses « Tziganes noirs », selon l'expression d'une chansonnette des années quatre-vingt, qui les invitait à fuir en Serbie « que nous ne vous égorgions pas comme des cochons ».

Avec 14.000 francs pour 3 adultes et 6 enfants, les Ramadani doivent évidemment compter sur la solidarité de la famille et d'amis pour pouvoir nouer les deux bouts d'un budget trop étriqué. Alors qu'ils ne manquaient de rien au Kosovo, ils en sont pratiquement réduits à la mendicité pour survivre dans la riche métropole. Malgré cette déchéance, ils ne retourneraient pour rien au monde au Kosovo, persuadés qu'ils seraient tués dès leur arrivée et où manquent les plus élémentaires infrastructures d'accueil pour les minorités dont les logements ont été détruits.

Peut-être 8000 en Belgique

Concentrés dans la région anversoise, ils seraient jusqu'à 8.000 Roms du Kosovo en Belgique, un chiffre considérable au regard de l'importance de leur communauté, évaluée à une centaine de milliers. Perdus dans la catégorie des « Yougoslaves », le nombre précis de Roms kosovars arrivés en Belgique depuis 1999 est impossible à déterminer. Aucun d'entre eux n'a reçu le statut de réfugié, à l'exception, selon une responsable du Commissariat Général aux Réfugiés et apatrides (CGRA), d'une seule famille, composée d'une cinquantaine de personnes. Si une partie a vu sa demande jugée « recevable » et attend une décision « sur le fond » (porteurs d'une « carte orange »), la plupart tombe sous le régime de l' « annexe 26bis » et sont donc « expulsables ». Bien qu'ils n'en aient plus l'obligation depuis quelques mois, les CPAS continuent généralement à aider les « 26bis », à l'inverse – semble-t-il – de ceux qui ont hérité d'une « annexe 13quater », après qu'une seconde demande d'asile ait été déclarée irrecevable, et se retrouvent dans une situation sociale dramatique.

A moins d'un intérêt subit des médias pour leur sort, il y a malheureusement peu de chances que la situation des réfugiés roms kosovars s'améliore dans un avenir proche. Le patron du CGRA, Pascal Smet, s'est bien récemment engagé, lors d'une réunion demandée par l'ancien député SP Jef Sleeckx, à accorder le statut de réfugiés aux Roms du Kosovo . Cependant, les conditions émises et les ambiguïtés de la formulation laissent planer de sérieux doutes sur sa volonté de changer de politique et d'observer les recommandations d'institutions internationales comme l'OSCE ou l'UNHCR .

Heureusement, à l'inverse de l'Allemagne, la Belgique n'a pas encore déporté de Roms sur Pristina. Victimes des pires pogroms qu'ait connu leur communauté depuis l'ère nazie, persécutés en raison de leur appartenance ethnique, les Roms kosovars entrent incontestablement dans les critères des conventions de Genève sur les réfugiés. La Belgique, en tant que membre de l'OTAN, dont les troupes ont été mandatées par l'ONU pour assurer la sécurité de tous les habitants du Kosovo, porte une responsabilité particulière dans leur tragédie. A défaut de payer les pots cassés des désastreuses interventions de l'Occident dans les Balkans, elle pourrait au moins avoir la décence d'offrir un accueil digne à quelques milliers de survivants de cette tragédie.

Georges Berghezan


NB : cet article a été publié dans "Nouvelle Tribune" de décembre '01 - janvier '02. Depuis la réalisation de ce reportage (début été '01), la situation des réfugiés roms s'est encore fortement dégradée, avec multiplication des enfermements et raréfaction de l'aide sociale.