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Ils ne tueront pas l'espoir du peuple palestinien
by Julien Monday January 14, 2002 at 02:35 PM

Plusieurs fois présents en Palestine, Julien, un jeune français membre des JCR-LCR et d'une association de solidarité franco-palestinien nous a fait parvenir un message fort sur son séjour actuel sur place.

Salut à tous. Un petit mail pour vous dire que ça va, que la situation ne s'améliore pas ici même ce n'est pas aussi violent que ça a pu l'être... Je vous envoie un petit truc que je viens d'écrire. Sur un ton différent que
celui que j'emploie d'habitude...

Hier soir nous sommes allés manger chez des amis du camp de réfugiés de Deheisheh, près de Béthléem. Après réflexion, je me suis décidé à vous raconter cette soirée qui sera certainement un des plus beaux souvenirs que je conserverai de mon séjour en Palestine. Beau mais en même temps grave.
Triste gaieté. Révélatrice de tellement de choses sur la situation en
Palestine que j'ai décidé de vous en faire le récit.

Nos amis sont des réfugiés de 1948. Comme tous ceux du camp. Ils ont tous les deux une quarantaine d'années donc ils n'ont jamais vécu dans le village de leurs parents. Ils sont nés dans le camp de réfugiés. Et ils ont quatre
enfants qui y sont nés aussi. Le plus âgé a bientôt 14 ans. Ses enfants vont-ils aussi naître dans le camp ? Le père est au chômage. La mère travaille dans un hôpital, elle gagne environ 1700 francs français par mois. C'est la
seule source de revenu de la maison. 1700 francs pour 6. Faites le calcul...

Quand je vous aurais dit que les prix pratiqués en Palestine sont à peu près les mêmes qu'en France, vous comprendrez que leurs conditions de vie sont
plus que précaires. Et encore, ils ont la chance d'avoir un salaire. Ce qui n'est pas le cas d'une grande partie des familles de réfugiés, complètement dépendantes des maigres et insuffisantes distributions de bouffe (riz et
huile) de l'ONU.

Et pourtant hier soir nous avons mangé comme je n'ai pas mangé depuis bien longtemps. Même pour le repas de Noël en France. 5 plats différents, l'abondance, de la bonne cuisine... Et tellement de joie autour de la table.
On en aurait presque oublié où nous étions. On aurait presque oublié que le 10 décembre dernier le frigo de cette même maison était vide. Ainsi que les
placards. Car le salaire n'était toujours pas tombé. On en aurait presque oublié qu'ils vivent avec environ 10 francs par personne et par jour. On en aurait presque oublié que tous ces gens n'ont pas d'adresse, qu'ils ont été
déracinés et que leur raison d'être est l'espoir de revenir un jour dans le village de leurs parents. Que le père de famille a passé environ 10 ans dans les prisons israéliennes où il a subi toutes les formes de torture. Que le jeune garçon de treize ans a perdu il y a peu un pote, mort après avoir pris une " balle en caoutchouc " en pleine tête...

Et soudain la plus petite, âgée de 7 ans, entre deux éclats de rire, parle : " En fait on est une seule famille. Une grande famille franco-palestinienne ". Je ne sais plus où me mettre.

Et alors que le repas touche à sa fin, les cadeaux arrivent. De manière assez inattendue. C'est Mourad, 13 ans, qui ouvre le bal. Il nous offre, à mon père et moi, une pierre. Un simple caillou. Mais c'est quand il nous
explique l'histoire de ce caillou qu'on mesure la valeur du cadeau. " Il y a quelques années, mon père et moi avons pu aller voir le village de mes grands-parents. Et nous avons vu les ruines de notre maison. C'est dans ces
ruines que j'ai ramassé cette pierre. Et aujourd'hui je veux vous l'offrir.
" Quand on a un peu fréquenté les camps, on comprend aisément la valeur de ce geste et l'importance qu'y attache le gamin. La maison d'où la famille a
été chassée revêt une importance presque mythique dans l'esprit des réfugiés. J'ai du mal à croire qu'il se sépare de cette pierre pour nous
l'offrir. Et pourtant...

Mais ce n'est pas fini. Ma petite sour, qui a 15 ans, va elle aussi recevoir un cadeau de Mourad. Son lance-pierres. " C'est moi-même qui l'ai fabriqué.
Il est en bois d'olivier. Maintenant il est à toi. " Je connais Mourad depuis un moment maintenant. Et je sais que ce lance-pierres est lui aussi chargé d'histoire. En octobre dernier, lorsque l'armée israélienne a
réoccupé la zone autonome de Béthléem, il s'est souvent trouvé entre les yeux du gamin et les tanks. A cette époque où il nous disait, sur un ton parfaitement naturel : " On n'a plus d'école en ce moment. On enterre les
morts. C'est notre boulot maintenant. (" It's our job now ") " Je vois que ma frangine est très touchée par le cadeau. Le morceau de bois provoque chez
elle autant d'émotion que le morceau de pierre en avait provoquée chez moi.

Et ça continue. La plus âgée des deux filles (elle a 12 ans) arrive avec un paquet. On m'explique que c'est pour moi mais qu'elle a peur de me l'offrir.
Trop timide. Je lui fais comprendre qu'elle n'a pas à être gênée. Elle se lance, me met le paquet dans les mains et retourne s'asseoir aussi vite que
possible. Je jette un coup d'oil sur le cadeau et je pense que je deviens aussi rouge qu'elle. C'est un petit miroir. Avec un petit noeud rose et une fleur en plastique collés dessus. Et une simple phrase, écrite elle aussi en
rose. " I love you ". Touché. Je n'ai rien à lui offrir en échange. Alors je lui fais juste un sourire. Je pense à celle que j'aime, qui est en France.
Cela me rend triste. Tout le monde veut voir le cadeau. Je refuse de le montrer. Ils lui demandent ce qu'elle m'a offert. Et elle répond, tout simplement : " Il n'est plus à moi maintenant. Il est à Julien. C'est donc à
Julien de décider s'il le montre. " Bien joué.

La plus petite veut offrir un cadeau à ma sour. Elle va chercher un truc qui lui appartient. Une petite bouteille peinte, avec des nounours et des coeurs. " Pour toi ". Et le gamin de 8 ans se sent con car il n'a rien à
offrir. Alors il prend le premier truc qui lui tombe sous la main : le paquet de biscuits apéritif qu'il est en train de manger. Et il le tend fièrement à ma sour, déclenchant l'hilarité générale. Ma sour prend le
paquet, puis le tend vers lui en lui disant " Tu en veux un ? " et il lui répond que non, car c'est à elle... Tous les enfants auront offert un cadeau à au moins l'un d'entre nous. Et pendant toute la soirée ils nous auront offert leurs sourires, leurs éclats de rire et leur joie de vivre.
En dansant, en chantant, en offrant des cadeaux, en courant partout... Pour la plus grande joie de leurs parents. Et la nôtre.

La mère : " Je ne veux pas qu'ils vivent toute leur vie dans le camp de réfugiés. On va leur faire construire une maison. Ca prendra peut-être dix ans mais on la fera construire. Et on la leur offrira. S'ils sont encore
vivants... "

S'ils sont encore vivants.

Pour ceux qui ont l'habitude de me lire, je ne fais que très rarement dans le romantisme. Car je pense qu'on a mieux à faire. Pourquoi vous ai-je raconté tout ça alors ? Parce que je pense qu'aujourd'hui, l'un des éléments
les plus marquants dans la situation ici, c'est que malgré tout, malgré l'occupation, malgré le bouclage des territoires occupés, malgré les provocations perpétuelles d'Israël, malgré l'absence de perspectives
offertes par qui que ce soit, malgré la situation économique catastrophique, la vie continue. La vie continue malgré tout. Cette famille, ces enfants
sont pour moi tout un symbole. Et ce qui s'est passé hier soir est exemplaire.

Toujours prêts à partager le peu qu'ils ont. Prêts à se mettre en quatre pour nous offrir le meilleur accueil possible. A nous donner ces petites choses auxquelles ils tiennent tellement. Mais tout ceci de manière
complètement naturelle. Ca leur fait plaisir autant qu'à nous. Peut-être même plus. Prêts à rire quand l'occasion se présente. A prendre tout ce qui vient, tout ce qui est bon à prendre. Savourer ces moments privilégiés dans le contexte de l'occupation israélienne. Une occupation malgré tout omniprésente. Le lance-pierres. Le caillou. Ce genre de soirée est un étonnant mélange de gravité et de légèreté. Mais pas d'insouciance. La situation globale en Palestine est la même chose à une autre échelle. De la
vie malgré une atmosphère oppressante. De plus en plus oppressante. Comme des fleurs qui pousseraient en plein milieu du désert.

Je ne sais pas si les gamins seront encore vivants quand la maison sera construite. Je ne sais pas si la maison sera un jour construite. Je ne sais pas si Mourad retournera un jour dans la maison de ses grands-parents. Je ne sais pas si dans les jours qui viennent ils auront assez d'argent pour manger, tant ils en ont dépensé pour que cette soirée soit réussie. Je ne sais pas si ma sour passera les contrôles de l'aéroport de Tel Aviv avec son
lance-pierres. Je ne sais pas quand les Israéliens partiront et laisseront enfin ces gens vivre leur vie comme ils le souhaitent. Je ne sais pas jusqu'à quand le cauchemar va durer.

Mais ce que je sais, c'est que les Israéliens ont compris qui était leur principal ennemi. Ce n'est pas Yasser Arafat. Ce n'est pas le Hamas. Ce n'est pas l'OLP. Leur ennemi, c'est eux-mêmes qui l'ont engendré en pensant
qu'ils allaient pouvoir écraser les Palestiniens comme des moustiques qui les dérangeaient. C'est cette formidable volonté de vivre, cette dignité, cette maturité, cette énergie qui coule dans les veines des gamins palestiniens et d'une partie des adultes. Et c'est à cela qu'ils s'attaquent depuis des mois et des mois avec le bouclage. Ils humilient les Palestiniens chaque jour un peu plus. En les obligeant à prendre des routes où personne ne voudrait aller. En empêchant les agriculteurs d'aller dans leur champ. En empêchant les jeunes d'aller à l'école ou à la Fac. En obligeant des petites vieilles à contourner un checkpoint à pieds. En obligeant des petits vieux à
se déshabiller au checkpoint. En semant la terreur. Ils veulent les mettre à genoux.

Pour moi, la soirée d'hier est la preuve qu'ils n'y sont pas parvenus. Et je crois qu'ils n'y parviendront pas. Même si le désert est de plus en plus arride, les fleurs continuent de pousser. Jusqu'à quand ? Je n'en sais rien.
Tout ce que je sais, c'est que la vie continue et qu'il y a là un formidable potentiel. Que jusqu'à présent peu on tenté d'utiliser cette énergie diffuse dans la population palestinienne. Peu ont voulu le faire. Et là est le drame.

Car ce que je sais aussi, c'est qu'on n'a jamais chassé une armée d'occupation avec des fleurs.

Le 12/01/2002.


¨Pour ceux qui ont lu jusqu'à la fin, j'emploierai ma formule de politesse
habituelle :

On compte sur vous.

Julien