Argentine: «Dans notre peau, dans notre coeur et sous notre oreiller» by Miguel Tuesday January 08, 2002 at 12:38 AM |
Miguel a participé aux journées qui ont ébranlé l'Argentine. Il a consigné par écrit ce qu'il a vécu.
Lundi 17 décembre, des gens sans travail et affamés se sont mis à vider des magasins du centre de Buenos Aires. Mardi, le phénomène gagnait toute la ville. Avec quelques militants, nous nous sommes réunis en lieu sûr pour discuter rapidement de nos tâches. Le lendemain, nous nous rendrions dans les quartiers où nous avons les meilleurs liens avec les masses, dans le sud de la ville. Il n'y a pas eu la moindre discussion ou hésitation, nous suivrions le mouvement.
L'après-midi, un concert de casseroles a débuté dans tous les quartiers de la ville. C'était encore assez «léger», les gens n'allaient pas plus loin que le pas de leur porte. Mais progressivement, ces gens de la classe moyenne ont tourné le coin de la rue, puis se sont dirigés vers un carrefour central du quartier, puis ont gagné les grands boulevards et, enfin, la Plaza de Mayo. Le spectacle était indescriptible. Une marée humaine de plusieurs kilomètres avait envahi les boulevards. Des dizaines de milliers de personnes marchaient, animées d'une combativité incroyable.
Des balcons, des riverains inclinaient des écriteaux sur lesquels ils indiquaient que Cavallo, le ministre de l'Economie, avait démissionné.
Tout en célébrant la nouvelle, les gens continuaient. Ils voulaient davantage, la peau du président De la Rúa. Malgré l'annonce de l'état de siège, les gens poursuivaient. Les slogans ne disaient plus seulement «Argentina, Argentina», mais aussi «Assassins! Assassins!» Désormais, les gens manifestaient aussi contre les assassinats de la police car la répression avait éclaté dans toute sa brutalité. Nous avons entendu des rafales. Le premier martyre du peuple est tombé sur les marches du siège du parlement.
L'image de ces dizaines de milliers de personnes refusant de se retirer m'a fortement secoué. Ils résistaient. L'infanterie, les gaz lacrymogènes, les balles en caoutchouc et la police motorisée faisaient face à des milliers de jeunes et moins jeunes. Après quelques heures de combat, nous nous sommes repliés une première fois.
Jeudi matin, nous nous sommes à nouveau rendus à la Plaza. Quelques-unes des Mères de la Plaza de Mayo s'y trouvaient et s'étaient fait molester par la police. Au bout d'un certain temps, nous avons vu rappliquer des centaines de personnes ayant vu à la télé les Mères se faire tabasser. La police s'est retirée, effrayée, car dès ce moment, la composition sociale de l'Argentinazo a commencé à changer. Il s'agissait maintenant de jeunes et d'adultes des quartiers populaires, d'ouvriers et de chômeurs, d'enseignants, de fonctionnaires et d'universitaires.
Nous avons tenté d'étendre les combats et les barricades à toute la ville, de manière à pouvoir disperser et épuiser les forces de répression. Pendant des heures, la police a attaqué et les jeunes lui ont résisté. Nous avons réussi à capturer un certain nombre de flics et à les désarmer. L'un d'entre eux a été lynché, et il n'a pas été le seul. Le gouvernement n'en a toutefois pas parlé, afin de ne pas donner davantage de lustre à la victoire du peuple sur les forces de répression.
Sur une superficie de plusieurs kilomètres carrés, impossible d'encore trouver une banque qui n'ait pas été incendiée. Quelques pavillons McDo y sont passés aussi. Vers 20 heures, la police s'est brusquement retirée. Nous avons appris que De la Rúa avait été démis de ses fonctions. Une première et magnifique victoire du peuple!
Les jeunes travailleurs et chômeurs de Buenos Aires, héros de ces derniers jours, ont maintenant dans la peau l'incroyable expérience d'une quasi-insurrection populaire. Dans leur coeur, ils emportent le souvenir de leurs camarades tombés. Et sous leur oreiller, se trouve tout ce qu'ils ont ramassé en deux jours de victoire sur les forces de répression.