revenu garanti by Stéphane Monday November 19, 2001 at 11:09 PM |
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Textes sur le revenu garanti
Deux textes parus dans les Temps Maudits sur la question du revenu
garanti et du travail...
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Stéphane
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pas de pubs ! by protesta Monday November 19, 2001 at 11:18 PM |
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LE TEXTE [1] by [posted by red kitten] Monday November 19, 2001 at 11:24 PM |
"Revenu garanti" : quelques interrogations malvenues
Depuis quelque temps on observe en milieu libertaire, à l'initiative souvent de comités de chômeurs ou de chômeurs militants, la multiplication de prises de position favorables à une bataille en faveur du revenu garanti. C'est là une revendication qui a déjà une longue histoire, puisqu'elle est apparue dans les années 70 dans les milieux de l'autonomie italienne et qu'elle a été reprise et reformulée par divers théoriciens et militants, prenant selon les versions la forme d'un revenu de remplacement ou de complément d'un salaire inexistant ou faible ou d'un revenu inconditionnel attribué à chaque membre de la société quelle que soient son âge, son activité et ses ressources (baptisé alors "revenu d'existence" ou "allocation universelle"). L'élément essentiel de cette idée, et leur socle commun, restant le principe d'une garantie de revenu offerte à tout membre d'une société donnée.
Un tout petit peu d'histoire
Comprendre dans quel contexte une idée a pris naissance et a fait son chemin est souvent très éclairant sur la teneur de l'idée en question.
L'idée de revenu garanti s'est forgée et a évolué à travers essentiellement deux filières. L'une italienne - la plus ancienne - et l'autre française. En Italie, c'est vers le milieu des années 70, lorsque la très sérieuse vague de luttes ouvrières contre la discipline du travail(1) retombe, cédant peu à peu la place à des luttes sociales diffuses hors du cadre de l'entreprise, que se formulent les premières propositions de mobilisation en faveur d'un revenu garanti. La naissance de cette idée est ainsi directement liée à un glissement des luttes sociales hors du terrain de la production. L'idée, théorisée par Toni Negri, d'une substitution de "l'ouvrier masse" par "l'ouvrier social" dans le rôle du "sujet révolutionnaire" ne fait en réalité qu'accompagner cette évolution sociale qui voit le patronat réimposer peu à peu sa loi sur les lieux de travail, et la contestation se cantonner à leur marge, valorisant dès lors un "refus du travail" qui n'a plus rien à voir avec la critique en actes du travail par les ouvriers qui inquiétait tant le patronat.
Par ailleurs, il faut comprendre que l'idée d'autonomie qui a séduit tant de militants, dont beaucoup de libertaires, tout en permettant à Negri et à ses zélateurs de prendre leurs distances vis-à-vis de la vieille forme de parti, n'en est pas moins restée, dans cette veine-ci de l'opéraïsme italien qui se chargera de promouvoir l'idée de revenu garanti, associée à une permanence de l'idée léniniste du parti dirigeant(2). Dont l'interlocuteur est de fait l'Etat. Il n'y a là rien d'étonnant, vu le rôle central réservé de fait à l'Etat dans la perspective du revenu garanti (nous y reviendrons).
L'idée de revenu garanti sera reprise, côté français, dans les années 80-90, par quelques sociologues et philosophes, tels André Gorz ou Alain Caillé, soucieux de repenser le "contrat social" dont l'ancienne version leur apparaît sérieusement mise à mal par la montée du chômage et de la pauvreté. A la différence de la filière italienne, où ce sont les luttes sociales qui ont fait émerger des théoriciens aspirant au rôle de médiateurs entre le mouvement et l'Etat, cette filière-là s'inscrit dans la tradition intellectuelle française née avec les Lumières, où l'intellectuel se sent de lui-même légitimé à formuler des propositions d'organisation sociale pour éclairer la lanterne du Prince(3). Là aussi, l'Etat reste donc implicitement l'interlocuteur.
Il apparaît donc que l'idée de revenu garanti a pris forme dans une démarche de prise de distance vis-à-vis du monde du travail et de ses luttes et d'appel implicite à l'Etat - un Etat qui ne serait plus, comme dans la version keynésienne, le régulateur des à-coups du développement capitaliste, mais plutôt le grand redistributeur.(4)
Un œil sur l'argumentaire
Les partisans du revenu garanti avancent en général deux types d'argumentations, l'une plus pragmatique et revendicative, l'autre plus propagandiste, qui souvent s'entrecroisent mais entre lesquelles il n'y a pas forcément de continuité cohérente :
1) revendiquer un revenu garanti est une façon de porter la lutte des "exclus" pour le droit à une vie matérielle décente et, dans une version un peu plus élaborée, d'apporter un soutien aux travailleurs les plus mal payés en favorisant une pression à la hausse des salaires;
2) l'idée de revenu garanti, en permettant de sortir du piège de la revendication d'un emploi pour tous, est porteuse d'une critique de l'idéologie du travail, donc du salariat. Dans cette version, elle se voit attribuer une valeur quasiment anticapitaliste.
J'essaierai de questionner ces deux positions en restant sur leur terrains respectifs, et en posant explicitement des questions que les adeptes de l'idée évitent le plus souvent de formuler clairement.
1) Si l'on propose de faire du revenu garanti un ciment pour la lutte des prolétaires privés des ressources et de la protection sociale liées au salaire, une question s'impose : quelles sont les forces sociales susceptibles de se mobiliser pour tenter de l'inscrire dans les faits, compte tenu du rapport des forces entre les classes et des préoccupations respectives de celles-ci?
2) Si la revendication du revenu garanti a surtout une valeur agitatoire, il convient d'interroger la conception de la société dont elle est porteuse; donc, en ce qui nous concerne, de se demander en quoi elle rompt avec les règles en vigueur dans le capitalisme contemporain et si elle trouve sa place dans la perspective d'une société libertaire à construire.
Quid du rapport des forces?
Essayons de nous en tenir à la dimension a priori positive de l'idée de revenu garanti : ne prétend-elle pas résoudre le problème de la pauvreté montante dans une société riche par une mesure simple et claire, car fondée sur un principe d'égalité et d'universalité? Pourtant, l'histoire nous enseigne depuis longtemps qu'en matière sociale, ce n'est pas la clarté ni la pertinence d'une idée qui permet de la faire valoir: pour qu'elle s'inscrive dans les faits, il faut que des forces la défendent activement. Or quelles pourraient être ces forces dans le contexte d'aujourd'hui?
Encore un peu d'histoire
Là encore, un petit regard sur l'histoire devrait nous aider à cerner les problèmes.
Les grands principes qui régissent le système de protection sociale dont dépend encore aujourd'hui la majorité de la population vivant en France ont été fixés après la Deuxième Guerre mondiale. A l'époque, il fallait relancer l'économie dans un contexte de pénurie de main-d'œuvre; or, pour attirer vers le salariat la population paysanne encore pléthorique, la perspective d'une assurance collective obligatoire contre la maladie, les accidents du travail et le chômage, sans parler de la retraite, était un argument de poids. De plus, la bourgeoisie avait quelques raisons de faire certaines concessions au monde du travail: encadré par des syndicats qui n'étaient pas encore essentiellement réduits à l'état d'appareils bureaucratiques et par un parti politique stalinien légitimé par la Résistance et fort du soutien idéologique et financier du grand frère, ce monde présentait, dans la défense de ses intérêts, une forme de cohésion avec laquelle elle était contrainte de composer. Couverture santé, retraite et chômage ont donc été le fruit d'un compromis - dont l'impact financier était alors limité, il est vrai (la médecine était alors moins sophistiquée et moins colonisée par l'industrie pharmaceutique, le chômage restait marginal et la mort du travailleur s'annonçait le plus souvent au bout de quelques années de retraite). Les "acquis" de cette époque n'ont donc jamais été le produit direct de luttes, contrairement à la mythologie qu'entretiennent les bureaucraties syndicales lorsqu'elles craignent la remise en cause de leur pouvoir dans le cadre paritaire ("On s'est battu pour la gagner, on se battra pour la garder"…). Mais il est incontestable que si les capitalistes ont trouvé dans ce compromis un moyen de s'assurer une forme de stabilité sociale permettant la poursuite de l'exploitation (avec l'aide, il est vrai, des réelles perspectives d'ascension sociale de l'époque, permises notamment par une nouvelle vague importante d'immigration), les salariés ont de leur côté obtenu beaucoup: non seulement une forme fort appréciable de sécurité dans le cadre salarial (sécurité qui, au fond, peut être assurée selon bien d'autres modalités, comme un système d'assurance individuelle, vers lequel penche actuellement une partie de la classe dirigeante), mais aussi, et peut-être surtout, des règles d'assurance collective communes à l'ensemble du monde du travail. Des règles qui ont eu le mérite de donner un fondement matériel à la solidarité de classe, qui jusque-là restait surtout affaire de conviction. On aurait tort, je crois, de sous-estimer cette dimension dans l'attachement des salariés à leur système de protection sociale - attachement dont on a pu prendre la mesure lors du mouvement de décembre 1995, lorsque sont apparues les premières mesures sérieuses de remise en cause. Et de sous-estimer la volonté de la classe dirigeante d'y mettre fin d'une manière ou d'une autre dès que le rapport de forces le lui permettra.
Pourtant ce système de protection solidaire n'est pas sans faille. Le fait d'être organisé sur la base du salaire, donc du travail(5), le rend vulnérable au phénomène du chômage, problème qui, au moment de sa conception, ne se posait que très marginalement. Ainsi, avec l'apparition, dans les années 80-90, d'un chômage important (précédant la montée actuelle du travail précaire), le maintien du salaire de tous les chômeurs sous le parapluie de l'assurance chômage a rapidement posé un problème comptable : pour maintenir à la fois l'équilibre budgétaire et les règles établies, il fallait augmenter les cotisations, donc la part de la plus-value revenant au salaire (les cotisations, patronales et salariales, étant de fait toutes deux du salaire différé). Ce que la classe patronale ne pouvait accepter (à quoi sert en effet le chômage s'il ne peut se traduire par une baisse globale des salaires?). Et c'est là que l'on que l'on voit apparaître le point faible de ce système: fruit d'un compromis entre les classes et non de luttes, il est en toute logique soumis à un mode de gestion fondé sur le compromis, où les représentants des plus faibles (les salariés) négocient leur soumission à la logique des plus forts (les patrons)(6). Si les travailleurs avaient eux-mêmes assuré la gestion de l'assurance chômage, peut-être auraient-ils choisi d'organiser la mobilisation pour obtenir une augmentation des cotisations qui permette de maintenir les chômeurs au sein du système; mais, dans ce qui est en fait un cadre de représentation bureaucratique, où, de surcroît, différentes boutiques syndicales se font concurrence, jamais il n'a été question, malgré les sautes d'humeur syndicales diverses, de contraindre le patronat à respecter jusqu'au bout les règles établies au départ. Face à la montée du chômage, syndicats et patronat ont donc, d'un commun accord, choisi de confier à l'Etat le soin d'assurer un revenu minimal et une protection au rabais à ceux dont le travail ne veut plus. Ainsi est né, parallèlement au système d'assurance collective, un système financé par l'impôt (ASS, RMI et autres minima sociaux), que nos bureaucrates ont en toute bonne conscience baptisé "solidarité" quand il ne s'agit en fait que d'une forme de charité publique formalisée, intervenant dans les strictes limites imposées par la nécessité du maintien de la paix sociale. Ainsi est née, du même coup, la problématique de "l'exclusion".
Ce renvoi de fait d'une partie du monde salarial sous le parapluie de la charité d'Etat ne se fait cependant pas sans contradiction. A juste titre, beaucoup de ces "exclus" persistent à se sentir membres d'une collectivité de prolétaires et revendiquent le droit à bénéficier eux aussi d'une protection sociale contre les risques imposés par le capital, dont le chômage fait partie. C'est dans cette dynamique-là que s'inscrivent toutes les tentatives de lutte extrasalariales pour des conditions de vie décentes, dont la revendication du revenu garanti peut être considérée comme l'une des expressions.
Mais sur quelles forces, dans pareil contexte, est-il concrètement envisageable de prendre appui pour faire valoir cette idée?
S'appuyer sur les chômeurs?
La première réponse qui vient à l'esprit est bien sûr: sur ceux qui y ont directement et immédiatement intérêt, à savoir les chômeurs de longue durée et plus généralement tous ceux qui ne peuvent compter sur un salaire, direct ou différé. Et c'est bien ce que les partisans du revenu garanti ont tenté de faire en s'appuyant notamment sur l'espace de débat ouvert par les organisations de chômeurs. Pourtant, les limites de la chose ont fini par apparaître clairement: au moment fort du mouvement des chômeurs (hiver 1997-98), la question du revenu des "exclus" a bien fini par entrer un temps dans le débat public, par médias interposés, mais le gain concret, celui qui donne son souffle aux mobilisations, fut malheureusement misérable (une aumône exceptionnelle de 300 F par chômeur)(7). Ce qui n'a rien d'étonnant : privés de l'outil qui fait mal - la capacité de bloquer par la grève le processus de production -, condamnés à séduire des médias versatiles, comment des chômeurs, même enragés, peuvent-ils trouver la force d'imposer seuls un changement radical des règles de répartition? La réponse du pouvoir fut essentiellement policière: pouvait-il et pourra-t-il en être jamais autrement tant que ne sera pas à l'ordre du jour une mobilisation massive représentant une menace sérieuse, pour les garants de la paix sociale comme pour le patronat?
… sur les travailleurs?
Dans un tel contexte, le bon sens voudrait que l'on dise : seule solution, construire l'unité des chômeurs et des salariés. Et il n'a pas manqué de militants pour le dire et pour y travailler. Pourquoi cette voie s'est-elle alors avérée si compliquée, si apparemment impraticable? Les garantistes ont une explication toute faite: le responsable, c'est l'idéologie du travail, le productivisme du mouvement ouvrier, qui traite les non-travailleurs comme une sous-classe de parias parasites. Est-ce si évident? Et si le fait de réclamer "un travail pour tous" était d'abord, pour les salariés, une façon de réaffirmer la valeur et la cohérence de leur propre système de solidarité? D'exiger la réintégration des chômeurs dans la communauté des travailleurs et sous le parapluie de la protection sociale? Quelle que soit la réponse, les garantistes gagneraient à se rendre compte que, pour faire valoir aux yeux des prolétaires un changement des règles de la protection sociale, il faut au minimum pouvoir proposer une forme de solidarité supérieure à celle qu'organise le système actuel d'assurance fondé sur le rapport salarial. Or, que proposent-ils de fait, sinon explicitement? Une garantie de revenu assurée et organisée par l'Etat - car seul l'Etat (du moins en l'absence de rupture révolutionnaire) a les moyens de prélever les richesses par l'impôt et de les redistribuer. Il s'agirait donc bien d'entrer dans une logique de fiscalisation de la protection sociale, dont l'Etat serait le grand organisateur et le grand arbitre. On comprend les réticences des salariés, qui n'ont peut-être pas tout oublié de l'ancienne défiance du mouvement ouvrier vis-à-vis de l'Etat(8), et qui en tout cas continuent à voir dans une participation syndicale à la gestion des divers systèmes d'assurance collective (Sécurité sociale, Assedic, caisses de retraite) une garantie de défense de leurs intérêts.
Autre trou noir dans la perspective garantiste, du point de vue des travailleurs : aucune contrepartie au revenu n'est prévue en termes de travail. "Un revenu, c'est un dû", clament les garantistes. "Dû par qui? se demande très banalement le premier pékin travailleur, qui sait sur le dos de qui se construit la générosité de l'Etat: par moi qui travaille? Idéologie du travail ou simple bon sens? Attachement au travail ou au vieux principe "le revenu se mérite par le travail"? - principe clair d'organisation sociale qui, rappelons-le, nourrit aussi chez beaucoup de travailleurs, notamment ceux du bas de l'échelle sociale, une forme d'identité de classe (travailleurs contre rentiers) voire de dignité. Donc si les garantistes estiment qu'il faut remettre en cause le lien de conditionnalité qui prévaut - et continue d'ailleurs à prévaloir dans la plupart des utopies socialistes et communistes(9) - entre revenu et contribution au travail socialement nécessaire, et s'ils veulent (mais le veulent-ils?) trouver audience auprès des travailleurs, il faut qu'ils expliquent quel principe simple et plus équitable de répartition du travail ils proposent. Or, sur ce point, ils font l'impasse(10), ce qui, là encore, leur interdit toute audience sérieuse auprès des salariés.
On ne s'étonnera donc pas, dans ce contexte d'impuissance à mobiliser des forces conséquentes en faveur de leur idée, de voir certains garantistes choisir la solution de l'entrisme politique. Il est peut-être effectivement plus facile de faire des adeptes parmi les aspirants "radicaux" aux fonctions étatiques… à un moment où l'idée semble séduire certains éléments de la classe dirigeante.
… ou sur la classe dirigeante?
Car il est une hypothèse sur laquelle les militants partisans du revenu garanti évitent de s'interroger sérieusement, et qui pourtant apparaît de moins en moins invraisemblable: et si cette revendication était en train de devenir fonctionnelle au capitalisme? Certains indices sont là, qui devraient au minimum nous mettre la puce à l'oreille. Des libéraux déclarés se sont, depuis longtemps déjà, prononcés en sa faveur. On sait maintenant qu'une partie du patronat et du gouvernement y réfléchit, payant des économistes pour plancher sur la praticabilité de la chose. Rien d'étonnant en fait : l'instauration d'un revenu minimum garanti qui viendrait en complément des revenus du travail serait un moyen radical d'obtenir une main-d'œuvre à bon marché et flexible à souhait, en faisant prendre en charge le complément indispensable à leur survie par la collectivité, par le biais de l'impôt. A une condition bien sûr: que des dispositifs existent pour contraindre les chômeurs à accepter les boulots proposés, et notamment les moins attractifs. Mais n'est-ce pas exactement ce qui a commencé à se mettre en place dans divers pays, dont le nôtre: n'est-ce pas précisément l'esprit de la "prime à l'emploi" - instaurée immédiatement après, est-ce un hasard?, les mesures coercitives de retour à l'emploi contenues dans le PARE(11)? Que ces mesures aient été prises dans la confusion et l'improvisation apparente, loin de nous rassurer, devrait en fait nous faire comprendre que tout est déjà en place, au sein de la classe dirigeante (patronale et étatique), pour rendre possible une refonte progressive des règles de la protection sociale dans le sens des intérêts patronaux.
Donc maintenant qu'il devient clair que cette classe dirigeante - ou tout au moins une partie d'entre elle - cherche à obtenir une "modernisation" des rapports capital-travail à son avantage, convaincue de pouvoir profiter de la perte de cohésion et de combativité du monde du travail et de pouvoir compter sur le soutien des forces syndicales "modernisatrices", il serait bon que les garantistes prennent conscience du fait que, en dehors d'un contexte de lutte(12), toute idée, a fortiori si elle a quelque odeur radicale, est susceptible de nourrir le mécanisme de la récupération. Et surtout que certains d'entre eux s'abstiennent d'aller chercher un soutien du côté des Verts, qui, en matière sociale, finissent toujours par résoudre leurs contradictions internes en adoptant une version à peine gauchie de l'option libérale.
Car dans le cadre d'organisation sociale qui se dégage de l'idée de revenu garanti, il y a effectivement de quoi permettre aux néo-libéraux modernisateurs de faire leurs emplettes. L'abandon implicite d'un système fondé sur la cotisation salariale au profit d'un système de fiscalisation, notamment, a de quoi les séduire. Déconnecter la protection sociale du travail salarié, ce serait en effet porter un coup mortel au socle matériel qui solidarise encore l'ensemble des salariés et leur permet encore de se percevoir comme une entité collective susceptible, à certains moments de l'histoire, de devenir une véritable force antagoniste. Dans cette configuration, on n'aurait plus que des individus isolés face à un Etat demeurant seul arbitre des modalités de prélèvement et de redistribution de la richesse sociale. Des producteurs atomisés, dépendants de la bienveillance de l'Etat et réduits à une identité de consommateurs… le paradis libéral, en somme ! Que cette perspective se heurte encore à de grosses résistances des bureaucraties syndicales et des salariés, qu'elle ne fasse pas forcément l'affaire de tous les patrons ne la rend pas pour autant irréaliste : certains pans du socle matériel qui unifiait le monde du travail sont déjà tombés(13), et l'Etat élargit sans cesse ses prérogatives en matière de redistribution. Mais est-ce une raison pour savonner la pente?
Une utopie libertaire?
Essayons à présent de comprendre ce qui, dans l'idée même de revenu garanti telle que la formulent ses partisans, peut s'inscrire dans une perspective libertaire, voire l'enrichir.
Critique du travail ?
Les adeptes du revenu garanti de sensibilité libertaire tendent à mettre l'accent sur la critique de l'idéologie du travail dont l'idée serait porteuse, certains élargissant la chose à une critique du productivisme. Première remarque : tant que l'on reste en position d'extériorité au monde du travail, la critique du travail et du productivisme n'a guère qu'une fonction autojustificatrice, car elle n'a aucune chance de se traduire en luttes donnant corps à cette critique. Mais le plus embêtant, ou le plus désagréable tout au moins, c'est que ce discours s'accompagne le plus souvent d'une valorisation de la créativité de ceux qui échappent au travail. Prosaïquement parlant : "Prolétaires, vous êtes assez bêtes pour trimer, mais surtout continuez, car c'est votre travail qui nous permet de nous consacrer, nous, à développer nos talents créateurs." Ces méchants relents d'élitisme ne sont-ils pas, en dépit de leurs belles justifications théoriques(14), un peu incommodants?
Mais il y a plus grave : où est la cohérence de la critique du travail et du productivisme quand on n'hésite pas, dans le même temps, à reprendre à son compte la très contestable théorie de la "fin du travail" qui, de fait, avalise et valorise tous les gains de productivité que le capitalisme a fait subir aux travailleurs? Selon cette théorie, en effet, on s'acheminerait vers une élimination du travail humain au profit de la machine. C'est bien commode : on se donne un petit air d'avant-gardisme à bon compte, en fermant les yeux sur l'intensification du travail et la souffrance grandissante des travailleurs dont témoignent toutes les études concrètes, pour s'extasier sur le miracle d'un développement technique supposé au service de l'émancipation humaine(15). Ou comment faire disparaître les producteurs de la théorie pour pouvoir mieux les chasser de sa conscience…
L'Etat grand redistributeur
Portons à présent nos regards du côté de la redistribution. Comment concevoir l'octroi d'un revenu à chaque individu sans qu'un organe se charge d'une part de prélever la richesse là où elle se crée, d'autre part de recenser (et mettre en fiches) systématiquement la population à qui il s'agit de la redistribuer? Or qu'est-ce qu'un organe de ce genre sinon un Etat? Un Etat libertaire, peut-être…
Deuxième problème : prélever de la richesse pour la redistribuer suppose un espace géographique d'intervention bien délimité. Quel espace cela peut-il être sinon la nation, ou la région, ou une entité géographique administrativement déterminée et correspondant au territoire d'une instance de pouvoir? Et comment traite-t-on alors le phénomène migratoire? Faut-il demander un contrôle efficace aux frontières pour éviter de voir tous les candidats au revenu garanti venir s'installer là où il est institué, ou bien s'en tenir à un principe légal réservant le revenu garanti aux nationaux - ce qui, au-delà du sérieux accroc au principe d'universalité que cela comporte, suppose fichage, contrôle, répression? Certes, on peut tenter d'échapper au dilemme en postulant que le revenu garanti est censé bénéficier à la communauté humaine tout entière, mais faut-il alors réclamer un Etat planétaire, assez fort pour pouvoir prélever massivement de la richesse là où elle abonde et la redistribuer là où elle est rare? Camarades garantistes libertaires, expliquez-nous: faut-il, pour faire valoir son "droit" à la sécurité d'un revenu garanti, finir par réhabiliter l'Etat?
Ce joli nœud de contradictions ne prouve au fond qu'une chose : que l'on ne peut s'attaquer au problème de l'inégalité d'accès aux richesses sans s'attaquer à la façon dont elles sont produites. Autrement dit, qu'on ne peut remettre en cause les modalités de la reproduction sans s'attaquer aux rapports de production dont elles dépendent(16). Autrement dit encore, ce n'est qu'en se réinscrivant dans la perspective d'une rupture révolutionnaire permettant aux hommes de se réapproprier les moyens de production, d'"exproprier les expropriateurs", que l'on pourra envisager de nouvelles règles égalitaires de répartition des richesses et du travail. Ce n'est que lorsque les hommes pourront décider collectivement de ce qu'il convient de produire et comment, en cherchant le meilleur compromis entre besoin de sécurité matérielle et nécessité de travailler pour produire, qu'ils pourront se donner les moyens de répartir égalitairement les richesses.
En conclusion : l'idée de revenu garanti est née dans une période de reflux de l'idée de rupture révolutionnaire et en est le produit. Depuis, si elle n'a pas perdu toute prétention à la radicalité, elle a appris à survivre en composant avec les exigences du capital. Les libertaires se fourvoieraient à tenter de lui donner une nouvelle jeunesse. Laissons aux libéraux le soin de lui offrir le débouché concret qu'elle mérite, sachant pour notre part que le besoin, légitime, de sécurité matérielle ne peut trouver de réponse collective cohérente que dans la perspective d'une rupture révolutionnaire.
Nicole Thé
Ce texte a été publié dans Les Temps maudits n° 11 (octobre 2001), p. 39-52. Dans le même numéro on trouve un autre article d'Augustin Morán, "Travail salarié, revenu garanti e gauche virtuelle", p. 25-38 (traduit de la revue espagnole Libre pensamiento n° 33-34), favorable, lui, à l'idée du revenu garanti.
NOTES
1) Menées par des ouvriers non qualifiés souvent issus des campagnes du sud de l'Italie (donc culturellement déracinés) et vivant dans les extensions urbaines qui se forment alors autour des usines, elles ont pris des formes diverses : sabotage, coulage, absentéisme, enrayement des cadences…
2) Voir à ce propos l'excellent petit livre Proletari se voi sapeste, rédigé et publié par le groupe Insurrezione, dont il existe une traduction en français sous forme de brochure (Prolétaires, si vous saviez), disponible à la BDIC ; ou encore l'article de G. Soriano, "Negri, chi era costui?", paru dans le numéro 27 de la revue Collegamenti/Wobbly. (Tous deux peuvent être demandés à : chdegouttier@hotmil.com).
3) Même si la France a eu aussi, et a encore, ses quelques militants du revenu garanti, comme le Comité d'action pour un revenu garanti optimal (Cargo), qui a pendant de longues années utilisé la tribune d'AC! pour faire valoir ses vues. Mais ceux-ci, et les quelques théoriciens qui les secondent (Yann Moulier-Boutang, Yoland Bresson, Maurizio Lazzarato), représentent plus l'excroissance française d'une tradition italienne qu'une production locale.
4) En ce sens, cette école s'inscrit dans la lignée des abondancistes, qui eux aussi croient pouvoir résoudre l'essentiel des injustices sociales en faisant valoir le principe d'un système équitable et rationnel de redistribution des richesses - et qui, faute d'interroger la nature des rapports de production en système capitaliste, s'en réfèrent implicitement à l'Etat. Implicitement… et parfois très explicitement: sous Vichy, les "duboinistes" ont cru bon de prendre langue avec les partisans de Pétain. Voir Claude Guillon, Economie de la misère (La Digitale, 1999), p. 57-67.
5) Une part du salaire est prélevée sous forme de cotisations et restitué de façon différée, à l'occasion de la maladie, du chômage ou de la retraite, et les non-travailleurs ne sont couverts que s'ils y sont contraints par un handicap ou si leur activité s'inscrit d'une manière ou d'une autre dans la perspective du travail : femmes à la maison chargées des tâches reproductives, enfants en période de scolarité…. Pour une défense et illustration de ce système de protection sociale fondé sur le salaire, voir Bernard Friot, Et la cotisation sociale créera l'emploi (La Dispute, 1999).
6) Baptisé "paritarisme", ce système de gestion n'est en fait qu'une forme particulière de corporatisme (au sens historique du terme).
7) La revendication d'un relèvement des minimas sociaux de 1500 F (qui aurait rapproché le RMI du SMIC) céda très vite la place, par réalisme, à la revendication d'une "prime de Noël" (plus efficace effectivement, car inscrite dans les règles du jeu de la charité).
8) La CGT est restée longtemps ouvertement hostile à tout système de protection sociale organisé selon des règles dictées par l'Etat, en raison d'un anti-étatisme héritage de la tradition anarcho-syndicaliste. Voir Michel Dreyfus, Liberté, égalité, mutualité. Mutualisme et syndicalisme 1852-1967 (L'Atelier, 2001).
9) La perspective de la société d'abondance ("à chacun ses besoins") ne résout pas en soi le problème du partage du minimum de travail nécessaire à la production de biens - du partage de la contrainte, en d'autres termes.
10) Les slogans du genre "Partage égalitaire des richesses" ne peuvent tenir lieu de réponse: qui décide des modalités de ce partage? L'Etat, encore une fois? Et selon quels critères? Et contrôlé comment?
11) Pour plus de développements sur le sujet, voir notamment Tsunami n° 3 (bulletin de la Coordination des travailleurs précaires, à réclamer à CTP, c/o la RP, BP 98, 92225 Bagneux Cedex, ou Coord.TravailPrecaire@wanadoo.fr).
12) Il est frappant de voir que les libertaires partisans du revenu garanti construisent l'essentiel de leur argumentaire sur l'hypothèse de luttes capables de contraindre le patronat à faire des concessions significatives (voir notamment Le Revenu social minimum individuel garanti, par le syndicat chômeur de Caen, édité par l'UR CNT Normandie, BP 2010, 14019 Caen). Sans s'interroger sur la réalité du rapport des forces… et sur la réalité de ces luttes. Question : vaut-il mieux mythifier l'impact de quelques luttes très localisées de chômeurs et faire comme si le patronat tremblait, quitte à se voir ensuite réduit à dénoncer les méchants plans patronaux de contrainte au travail que l'on ne s'est pas donné les moyens de voir venir, ou prendre acte du rapport de forces réel et tenter de comprendre par quels moyens la classe dirigeante maintient les prolétaires dans l'impuissance, première condition pour pouvoir chercher les moyens d'en sortir?
13) Différentes mesures, essentiellement mises en œuvre par les gouvernements socialistes, ont porté atteinte au caractère unifiant du droit du travail : depuis les lois Auroux de 1986, qui pour la première fois autorisent des accords d'entreprise comportant des clauses plus désavantageuses pour le salarié que celles du droit du travail, jusqu'à la loi Aubry sur la "réduction-aménagement du temps de travail", qui favorise la négociation à l'échelon de l'entreprise, créant un imbroglio de situations diverses où l'inspecteur du travail n'a plus les moyens de rien contrôler.
14) Des auteurs français dans la lignée de Toni Negri nous expliquent par exemple que, au même titre que les marchands et bourgeois de la fin du Moyen Age ou que les ouvriers d'industrie de l'époque de Marx, ceux qui aujourd'hui contribuent à la "production immatérielle" - travailleurs de l'informatique, du high-tech, de la communication ou des arts - bien que minoritaires par rapport à l'ensemble du monde du travail, sont, en temps que moteur du general intellect, l'aile marchante du développement économique (capitaliste, faut-il le préciser?). Et pourquoi, ajoutent-ils, cette aile marchante doit-elle restée précarisée et sous-payée, quand une garantie de revenu lui permettrait de donner la pleine puissance de sa créativité si productive? On assiste là, à vingt ans de distance, à un renversement de discours assez cocasse (bien mis en lumière par Claude Guillon, op. cit., p. 72-83). Après avoir clamé dans les années 70 : "Nous avons besoin de fric, aux patrons et à l'Etat de se débrouiller pour nous trouver en plus du boulot", Yann Moulier-Boutang n'hésite plus aujourd'hui à expliquer à ces patrons et hommes d'Etat où se situe leur intérêt bien compris…
15) S'il est incontestable que le développement technique mis en œuvre dans le cadre du mode de production capitaliste permet de réduire considérablement la part du travail humain dans la production de biens matériels, il n'en est pas moins vrai que ce même processus rend les travailleurs de plus en plus étrangers à l'ensemble du procès de production, les privant de la possibilité de concevoir et assurer par eux-mêmes la satisfaction de leurs propres besoins. Ainsi nous trouvons-nous de plus en plus réduits à l'état de simples consommateurs vendant pour consommer notre force de travail, et ainsi ne cesse de s'éloigner dans les têtes la perspective d'une réappropriation collective des moyens de production (et du pouvoir d'en décider les modalités). Où est l'émancipation dans un tel scénario?
16) Il y a cent vingt-six ans de cela, un théoricien que beaucoup de libertaires n'aiment guère l'expliquait pourtant déjà clairement: "A toute époque, la répartition des objets de consommation n'est que la conséquence de la manière dont les conditions de la production sont elles-mêmes réparties. Mais cette répartition est un caractère du mode de production lui-même" (Karl Marx, "Gloses marginales au programme du Parti ouvrier allemand", in Critique du programme de Gotha).
LE TEXTE [2] by [posted by red kitten] Monday November 19, 2001 at 11:25 PM |
Travail salarié, revenu garanti et gauche virtuelle
La prospérité économique des secteurs sociaux dynamiques est inséparable de l'appauvrissement de larges couches de la société. Les problèmes de la précarité et du chômage (deux faces de la même médaille) ne seront pas résolus par le développement économique, parce que, précisément, le succès de l'économie est conditionné par l'existence du chômage et de la précarité. Si les chômeurs et les précaires s'insurgeaient et revendiquaient leurs droits, les " marchés " retireraient aussitôt leurs investissements, et c'en serait fini de la prospérité. Des investissements rentables supposent une armée de travailleurs au servage, convenablement disciplinés, et convaincus de ce que les promesses - garanties par la Constitution - d'une vie digne ne les concernent pas, parce qu'ils ne seraient ni assez malins ni assez actifs pour la mériter.
Ceux qui n'acceptent pas ce " mauvais sort " de façon soumise, et décident de participer à la fête sans faire de leur vie un esclavage à temps partiel, y prennent leur part en recourant à des méthodes illégales, bien qu'on puisse les juger légitimes. De la sorte, et sans en être conscients, ils constituent un facteur de développement économique et de stabilité sociale, car ils impulsent quelques-uns des " nouveaux gisements d'emploi " : policiers, militaires, gardiens de prison, gardes assermentés, etc., et par-là même un État de plus en plus fort et prémuni contre toute tentative de changement réel. Les bénéficiaires du système établi - en majorité les salariés à hauts revenus -, achètent à leur tour du temps de vie, en faisant faire des tâches ménagères, des petits travaux de jardinage, de cuisine et de surveillance à d'autres personnes salariées par eux, souvent de manière illégale. Ces contingents de nouveaux travailleurs constituent une autre grande source d'emplois, à côté des légions de fonctionnaires - dont beaucoup sont précarisés - chargés de contrôler les aumônes qu'on distribue aux pauvres et aux nécessiteux.
Enfin, une poignée de designers de pages Web et d'experts en informatique triomphent comme de nouveaux yuppies sur le marché du travail, à côté d'autres moins favorisés comme les livreurs d'objets vendus sur Internet, les travailleurs temporaires des entreprises de téléphonie mobile ou d'ordinateurs, et les employés des grandes surfaces dont le nombre ne dépasse pas encore celui des emplois détruits dans les petites exploitations agricoles, le commerce de détail et les petits ateliers. À ces derniers, il faut ajouter les milliers de salariés licenciés (avec une indemnisation et une préretraite dans de nombreux cas) à la suite des méga-fusions, ou victimes des politiques de privatisation, ou encore des plans de redressement induits par la concurrence des entreprises les plus puissantes dans les domaines du transport, de la communication, de l'énergie, de la finance, et des services en général.
En résumé, pour les gens qui travaillent, il y a d'une part des emplois très bien rémunérés, qui absorbent toute leur énergie vitale, et leur donnent accès à une consommation fastueuse, et de l'autre, des emplois sporadiques, dont les revenus ne permettent en aucune façon de mener une vie autonome. Ce système, aujourd'hui généralisé, place les jeunes dans un cercle dont ils peuvent difficilement sortir, même s'ils adoptent le comportement le plus servile, comme beaucoup d'entre eux s'y essaient. Dans ce système, les lois du travail ne sont pas respectées, et celui qui a besoin d'un emploi et veut le conserver ne peut y faire usage de ses droits politiques .
S'interroger sur la finalité du travail est un luxe que personne n'ose se payer, et c'est pourquoi on a en perdu l'habitude. Néanmoins, si nous pensons que le travail doit être une forme de coopération avec la société et non une façon de vivre comme un être isolé, comment se voiler la face devant le fait que gagner sa vie équivaut à faire gonfler les bénéfices privés, quand cela ne consiste pas carrément à défendre les riches contre les pauvres, à réprimer violemment ceux qui protestent contre l'ordre établi, et qu'on emprisonne parce qu'ils se sont refusés à le tenir pour une fatalité ? Comment pouvons-nous accepter que les soins de santé, la protection des vieux, la formation des jeunes à la citoyenneté, et l'organisation de la production sociale passent par la condition inévitable du bénéfice des entreprises ?
Si pour être une personne " comme il faut ", il est nécessaire de travailler dans ces conditions, cela veut dire qu'une personne de ce genre doit travailler sans se poser de questions sur les raisons qui font que le travail est comme il est, et ne pas s'interroger sur les conséquences. Autrement dit, pour être " convenable ", il faut travailler et vivre comme une bête de somme. Le paradigme de la personne " comme il faut ", c'est l'individu qui ne vit que pour travailler, manger et accomplir quelques autres fonctions physiologiques. La douceur bovine et la fidélité canine sont les vertus dont se pare le bon prolétaire de la modernité et de la nouvelle économie. Pourtant, il n'y a là rien de moderne. Ces vertus étaient déjà la parure des esclaves qui, il y a deux mille ans, ne voulaient pas goûter au fouet. La différence est que, de nos jours, le fouet n'est pas dans les mains d'un surveillant, ce qui serait tout de même assez insolite dans nos démocraties. Sous le couvert de la " liberté ", la contrainte est fondée sur des conditions économiques et sociales qui nous obligent, si nous voulons survivre, à nous vendre au prix fixé par le marché, et quand le marché en a besoin. Le fouet est cette décision intérieure qui nous fait " choisir librement " entre la misère du chômage et l'humiliation d'un emploi-poubelle qui nous permettra de manger une nourriture-poubelle, et vivre une vie-poubelle1 de personne " comme il faut ".
Ce qui est requis pour qu'une construction sociale qui présente ces incohérences subsiste et passe pour " normale ", c'est de maintenir l'état de nécessité qui obligera des millions de gens à suivre cette voie, en la présentant, au moyen de la propagande et de la répression, comme la seule possible. L'intériorisation des règles de la consommation superflue, que le système a besoin d'inoculer pour produire de bons consommateurs, est essentielle pour que nous nous soumettions à la discipline de l'emploi-poubelle. Sans cela, beaucoup de gens s'opposeraient à ce modèle de société et aux politiciens, aux économistes, aux prédicateurs et aux gardiens de tout poil qui le soutiennent.
La distance croissante entre le temps de vie et le temps de travail salarié ne favorise pas l'activité humaine, mais la comprime en engendrant la pauvreté, et l'anxiété liée à la chasse à l'emploi, quel qu'il soit. Le capitalisme a besoin de moins en moins de quantité de travail pour produire la même quantité de marchandises. Mais, en même temps, il assujettit de plus en plus la totalité du temps de vie des personnes aux besoins de valorisation du capital : autrement dit, le travail salarié (sa quantité et sa qualité, mais aussi son absence) organise de façon croissante la totalité de la vie.
En réduisant notre dépendance vis-à-vis du capitalisme, soit par la réduction volontaire de nos " besoins ", soit par l'établissement de réseaux d'entraide qui nous permettraient de survivre plus aisément, on pourrait libérer un immense potentiel de sociabilité alternative. De la sorte, précaires et chômeurs pourraient représenter une force d'opposition à la barbarie croissante du capitalisme global. Par contre, aborder le chômage en demandant un emploi comme solution, revient - malgré les nombreux adjectifs creux que nous pourrons lui accoler - à demander la monnaie unique européenne, mais avec des droits sociaux, c'est-à-dire quelque chose d'à peu près aussi utile que d'organiser une procession pour faire tomber la pluie2.
Quelle résistance ?
Si nous nous refusons à aborder ces questions, nous allons, bon gré mal gré, faire partie du scénario de la globalisation capitaliste, parce que c'est là qu'est l'origine, non seulement du chômage et de la précarité massifs et irréversibles, mais également de l'impuissance et de la complicité de la presque totalité de la gauche. Si nous voulons proposer des alternatives, ce qui est toujours plus difficile à cause du temps perdu et du terrain conquis par l'ennemi, il faut donner autant, ou plus, d'importance à la lutte contre le travail salarié qu'à sa défense contre les tentatives de le rendre moins cher, de le précariser et de le détruire. Une politique uniquement défensive ne sert qu'à survivre, pas à vivre. Quant à la résistance pure, elle n'est que le mécanisme qui condamne les victimes à la désespérance. Il faut inscrire la résistance nécessaire dans une action plus large.
La stratégie de défense active3 à laquelle nous pensons suppose d'organiser la résistance en regroupant les victimes pour gagner en force, et de pouvoir passer de la résistance passive et individuelle à une action qui rendrait impossible le fonctionnement de la logique qui produit ces victimes. Il ne s'agit pas de survivre l'estomac reconnaissant, ni de prendre la place des bourreaux, ce qui entraînerait de nouvelles victimes, mais de briser la dualité maître/esclave. Pour cela, il faut se détacher de la logique du capital, non seulement en tant qu'ouvriers lésés par elle, mais aussi en tant que consommateurs, bénéficiaires présumés de cette logique, et enfin en tant que citoyens-figurants du spectacle et de la simulation parlementaire. La lutte anticapitaliste s'impose, bien sûr, dans le domaine de la production, mais si nous ne livrons pas bataille dans la sphère de la circulation/consommation, et autour de la forme politique qui identifie économie de marché et démocratie, nous ne pourrons pas progresser.
Cette stratégie de défense illustre les activités sociales de résistance, où entrent la compréhension de la logique qui produit le mal, et l'appréciation des limites imposées, à tout moment, à notre lutte par les rapports de forces existants. Elle considère la précarité et l'exclusion, non comme une anomalie qu'il faudrait traiter avec pitié ou réinsérer dans un ordre qui ne se conçoit pas sans exclusion, mais comme la preuve de l'injustice et de la violence de cet ordre, et de la possibilité de constituer une force qui supprimera ses conditions de possibilité.
Les alternatives
Pour que la stratégie de défense active puisse ouvrir sur l'avenir, elle ne doit pas rester extérieure aux règles du jeu et aux valeurs qui les légitiment, mais se donner un certain nombre de buts pratiques. Sans la prolifération de petits espaces alternatifs où on vit, on travaille, on produit, on coopère, on sent, on mange, on consomme et on délibère, les théories antagonistes ne sont que des vœux pieux, que seul un État fort serait en mesure de réaliser. Elles ne nous seront donc que de peu d'utilité.
Le reproche qu'on adresse à la pensée critique d'être " négative et lunatique " s'appuie, en général, sur le fait qu'elle ne proposerait pas d'alternative. Derrière l'" innocence " apparente de ce reproche se cache la mise en demeure, à l'endroit de ceux qui visent à rendre la réalité plus claire, d'avoir à apporter une analyse totale de la réalité, d'où découleraient la stratégie et les tactiques qui permettraient de résoudre, comme par magie, tous les problèmes. Cela revient à décourager la critique, c'est-à-dire, en d'autres mots, à se mettre du côté des ennemis visés par cette même pensée critique. Cependant, si nous nous devons de refuser ce type d'arguments autoritaires, nous ne devons pas négliger pour autant la nécessité d'appliquer, dans une tension constante, nos idées à notre façon de vivre.
Sans l'existence d'alternatives réelles qui occupent un espace toujours croissant, qui communiquent et se protègent entre elles, une alternative plus grande en marge de l'État ou du marché n'est pas possible. Sans une pratique alternative qui ouvre sur une subjectivité alternative, l'idéologie révolutionnaire ou anticapitaliste n'est qu'une touche de plus sur le tableau de la démocratie militaire de marché qui nous promet mille ans de progrès et de terreur technologique.
Réunifier les scissions
La séparation du moment de l'analyse et de celui de la pratique fait partie de la culture de presque toute la gauche traditionnelle. Elle coïncide avec la séparation entre, d'un côté, les partis et le parlement, qui " font " de la politique et, de l'autre, l'attitude revendicatrice des groupes sociaux qui luttent pour leurs intérêts sur un plan néo-corporatif, sans jamais remettre en cause les règles du jeu. Cette apparente dépolitisation suppose l'intériorisation des conditions politiques et culturelles sur lesquelles se développe le capitalisme.
Une autre dimension de cette séparation est celle qui apparaît entre les sentiments (compassion devant l'enfer que vit la moitié de l'humanité) et la politique (seule est admissible une politique qui considère le développement de l'économie comme la voie pour en finir avec ce drame). Les sentiments appartiendraient à la seule sphère du privé, ils seraient une forme de connaissance inférieure : la réalité, elle, s'organiserait à partir de la science économique. Cet ensemble de séparations entraîne la rupture entre nos actions et leurs conséquences.
Ainsi, la légitimité des économistes et des hommes politiques ne leur vient pas de leur capacité à résoudre les problèmes des gens, mais du caractère " scientifique " de l'économie et du respect des procédés " démocratiques ", pour le dire dans les termes des dominants. Par ailleurs, nous tendons à croire que notre forme de vie et de consommation, nos désirs illimités, n'ont rien à voir avec le fait dramatique de la famine, la soif, la maladie et la mort d'une grande partie du genre humain. Cette rupture nous fait vivre dans un monde bureaucratique, où ce qui est " convenable " consiste à suivre les normes sans se soucier de leurs conséquences.
La gauche entretient ce mécanisme en nous proposant, comme la droite, de chercher la solution du problème de la famine et de la précarité dans le développement des forces productives. Que la droite pousse ce développement jusqu'à des limites insoupçonnées, tandis que la famine et la pauvreté, loin de diminuer, augmentent, est un argument utilisé par la gauche, qui parle de mauvaise redistribution des richesses, et affirme qu'elle fera bien mieux quand elle gouvernera. Mais lorsqu'elle est au gouvernement, nous voyons que toutes les règles du jeu admises (croissance économique, intérêts privés, concurrence, globalisation, stabilité budgétaire) l'empêchent de faire une politique différente de celle de la droite.
Le pouvoir
L'économie comme moteur de la sociabilité est un paradigme partagé par la gauche et la droite. Cette idée s'impose, avec un despotisme de plus en plus fort, contre la capacité d'organiser la société en tenant compte de la réalité matérielle des gens et celle d'aborder, sans médiations, la solution des problèmes. Comment pouvons-nous continuer à investir dans des réseaux intelligents qui allument seuls le chauffage ou signalent qu'il manque du lait dans le réfrigérateur, alors qu'on n'investit pas pour éradiquer le paludisme qui touche 150 millions de personnes en Amérique du Sud, et le sida dont souffrent 23 millions de personnes en Afrique ?
Les faits admis par la gauche comme " naturels ", à savoir l'économie comme principe de réalité, le désir individuel comme mobile de l'action, et le marché comme système primordial de régulation sociale, sont en réalité des constructions politiques sur lesquelles le pouvoir trouve à s'appuyer. Les invectives de la droite contre toute tentative d'utiliser la bureaucratie de l'État comme palliatif des désastres engendrés par le marché, ne sauraient cacher que la véritable bureaucratie est le marché, quand il nous propose de lui obéir aveuglément, quelles qu'en soient les conséquences.
C'est cet ordre bureaucratique, auquel participent ses gagnants et ses perdants, qui constitue le pouvoir véritable. Il se résume au souhait de l'individu de voir ses désirs satisfaits de manière illimitée, sans tenir compte du désir des autres, ni des limites de la nature. Cette culture généralisée explique que précaires et pauvres ne soient pas en mesure d'affronter le pouvoir, ses mensonges et sa cruauté, et d'engendrer des dynamiques antagonistes. Quand les pauvres veulent juste cesser de l'être, que les chômeurs ne désirent qu'un emploi, les employés avoir plus et consommer davantage, les exclus être admis dans l'ordre qui les a rejetés, et ceux d'en bas accéder au sommet ; quand les perdants envient les gagnants et que les vertueux ne sont pas corrompus parce qu'ils n'en ont pas eu l'occasion, on peut dire alors que le pouvoir a colonisé la politique, la société et les consciences.
Les machines désirantes4, individuelles ou corporatives, pour radicales que soient leurs objectifs et pour courageux que soit leur combat, ne servent qu'à renforcer le pouvoir du capitalisme. Quand, pressés par le besoin, nous demandons un emploi, dans un contexte de postes de travail rares et mal payés, contrôlés politiquement par les patrons, nous ne faisons que réclamer des exploiteurs pour qu'ils nous volent notre vie ! Quand le seul but important de l'activité syndicale est la création d'emplois, ou la défense des postes de travail existants, et que de fiers leaders syndicaux sortent de l'anonymat pour insister sur la nécessité où sont les patrons d'avoir à compter sur eux, le message que nous transmettons est : vive les chaînes !5
La fausseté de l'individualité
L'activité humaine est ce qui distingue les individus, animaux rationnels, des animaux irrationnels. C'est notre composant rationnel qui fait de nous des personnes. La raison est un acquis social : sans la vie sociale, la raison - produit du langage, de la communication avec autrui - n'existerait pas. Nous sommes humains parce que nous attribuons aux autres cette capacité rationnelle, et que, réciproquement, les autres nous l'accordent. Si nos actes et nos désirs ne tiennent pas compte des autres, si nos choix et notre morale ne s'intéressent pas à la façon dont notre mode de vie affecte les autres, si nous utilisons notre intelligence pour satisfaire nos désirs, en rivalisant avec les autres au lieu de compter sur eux, c'est que notre composant social - c'est-à-dire, notre composant humain - est en train de se dégrader.
Le travail salarié, la modernisation de l'économie capitaliste globale, la consommation illimitée, l'acceptation de l'économie comme champ auto-référentiel ne visant qu'à la production pour la production, à la consommation pour la consommation, et l'acquiescement à la démocratie de marché, tout cela corrompt notre caractère, et affaiblit notre nature humaine. De la condition de personnes, d'êtres humains, nous tombons à celle d'individus qui ne font que refléter l'économie, le capital et la société de marché.
Travail salarié, précarité, revenu garanti
La globalisation économique confie la satisfaction des nécessités humaines au marché. Mais le marché ne reconnaît que les désirs solvables : pour le système économique, le besoin de celui qui n'a pas d'argent n'existe pas. Le marché garantit au consommateur des téléphones portables pour parler à ses amis, mais il peut ne pas garantir l'eau potable qui évitera qu'on meure de dysenterie. Cette logique est injustifiable, et pourtant elle s'inscrit de plus en plus durement dans les rapports humains : la poursuite de l'intérêt privé est une norme partagée non seulement par les patrons, mais aussi par ceux d'en bas.
Les augmentations de productivité impulsées par le capital n'aboutissent pas à un temps plus réduit de travail mais à un chômage structural et irréversible, qui n'est atténué que par une précarité croissante. Les objectifs de plein-emploi promettent en réalité une pleine précarité. Dans le monde moderne, l'emploi, la condition salariale, ne jouent pas un rôle périphérique, mais de plus en plus central dans la vie des individus. Le déploiement du capitalisme est le déploiement du travail salarié.
Le travail salarié - sa qualité, sa dégradation, ou son absence - ne s'explique que par la trame des rapports sociaux où il s'inscrit. Le mode de production capitaliste produit une scission entre la personne qui travaille et ses moyens de travail, le produit élaboré et les buts de l'activité professionnelle.
Les emplois sont la propriété privée des patrons, qui les donnent ou les suppriment selon leurs seuls intérêts. Ce faisant, ils ont le pouvoir de donner et de retirer les moyens de vivre à la majorité de la population : c'est là que se situe l'origine du chômage et de la précarité. Si on ne se soucie pas des structures sociales coercitives qui obligent les gens à emprunter l'étroit chemin du travail salarié, on ne comprendra rien au travail et aux problèmes des travailleurs Non seulement la logique du capitalisme, c'est-à-dire la logique du travail salarié, ne résout pas les problèmes d'instabilité de la majorité des gens, mais elle ne fait même que les aggraver. Notre monde, aujourd'hui entièrement capitaliste, n'est pas capable de nourrir un milliard quatre cents millions d'affamés. En Europe, le nombre de chômeurs s'est multiplié par quatre ces dernières vingt-cinq années. Entre 1991 et 1999, il a augmenté de six millions. En Espagne, il y a quinze ans, il y avait quatre millions de personnes précarisées, en comptant les chômeurs et les intérimaires. Aujourd'hui, il y en a sept millions. Malgré cette dure réalité, les meilleurs alliés du mode de production capitaliste, ce sont les travailleurs eux-mêmes. La classe ouvrière stable, la base des organisations de la gauche traditionnelle, continue à concevoir une vie consacrée à la production et à la consommation de marchandises - c'est-à-dire à la reproduction amplifiée du capital - comme seule forme d'appartenance sociale. Pendant ce temps, nombre de militants perdus dans leur imaginaire continuent, sur la seule base de la foi du charbonnier, d'attribuer aux travailleurs salariés une potentialité révolutionnaire " naturelle " .
Dans ce contexte, le revenu garanti surgit comme un formidable instrument qui permettra à des millions de personnes précarisées d'exprimer leurs besoins, d'affronter le système établi et ses promesses non tenues, et de prendre une distance intellectuelle par rapport à leur soumission, à temps partiel, à l'égard du travail salarié comme seule forme de travail et de vie. Par revenu garanti6 (RG), nous entendons le versement d'une quantité d'argent de la part de l'État qui réponde aux critères suivants :
1) Il s'agit d'un droit citoyen, et pas d'un subside. 2) Il est individuel, et pas familial. 3) Il est inconditionnel, et ne dépend donc pas d'autres revenus ou de la réalisation d'une activité quelconque. 4) Il est suffisant, c'est-à-dire qu'il peut assurer des conditions de vie austères mais dignes.
Cependant, le RG est une consigne à double usage, qu'il convient de placer dans son contexte. Comme la majorité des revendications, à commencer par celle des 35 heures de travail hebdomadaire, le RG peut servir à libérer ou à libéraliser.
Le RG comme droit citoyen sert à doter les droits sociaux intangibles de la Constitution d'une base matérielle et d'une contrepartie réelle. Face aux jeux floraux de la " troisième voie " et aux mensonges du chœur unique des politiciens, le RG est une consigne concrète et tangible Le fait que les banquiers ou le chef de l'État puissent y avoir droit est, à nos yeux, dénué d'importance. Sans son caractère de droit citoyen, le RG perd sa force politique de protection universelle.
Le revenu garanti suppose certes un renforcement de l'État comme instrument de redistribution du surplus social. Cependant, le condamner à cause de cette contradiction, c'est oublier que l'État, aujourd'hui, ne se dissout pas, mais qu'il renforce son rôle de re-distributeur des richesses au profit des riches, et de force répressive contre les pauvres qui se rebellent. Nous soutenons l'entraide, l'action directe et les formes communautaires de vie, mais de plus nous exigeons du régime qu'il remplisse ses promesses constitutionnelles, fruit de l'effort révolutionnaire des travailleurs du passé.
Pour nous, le RG doit être un droit individuel. Dans le cas contraire, ce ne serait pas un droit subjectif. Un droit familial existe déjà dans certaines régions d'Espagne, mais outre qu'il fait l'objet d'un contrôle bureaucratique réduisant ou neutralisant le RG, il prescrit un certain modèle " politiquement correct " d'unité familiale ou de rapports sociaux ou sexuels. S'il n'est pas individuel, il ne pourra pas aider à dépasser les liens de dépendance familiale qui enchaînent surtout les femmes et les jeunes.
Le RG comme droit inconditionnel - c'est-à-dire sans obligation d'aucune contrepartie, ou de tâche rémunérée -, est une exigence qui affirme que la production d'aujourd'hui est sociale, que le produit d'une personne qui travaille ne s'explique pas sans les générations passées et sans l'environnement technologique et culturel, sans la coopération sociale, le travail, les soins familiaux et les multiples activités sans lesquelles la productivité actuelle n'existerait pas. Par ailleurs, la revendication du RG ne se fait pas au nom des réfractaires au travail ou à la vie en société, mais du besoin radical de millions de personnes marginalisées par le système économique lui-même et le marché du travail. C'est au nom de l'activité sociale, de la vie militante et généreuse, qu'elle affronte la misère du travail salarié, c'est-à-dire du capitalisme. De nombreux citoyens honnêtes traitent ceux qui demandent le RG de profiteurs et de marginaux qui ne veulent pas travailler. Ils devraient s'interroger, pour commencer, sur leur propre engagement social au-delà de la satisfaction de leurs besoins individuel, mais aussi sur cette vision dépréciative selon laquelle les êtres humains seraient incapables de s'adonner à des activités coopératives de production matérielle ou culturelle autrement que sous la menace du fouet de la nécessité ou de l'intérêt. Enfin, rappelons-leur que " ce que Pierre dit de Jean permet mieux de comprendre Pierre que Jean ". De la relative indépendance de l'économie de marché, on peut attendre beaucoup plus de projets productifs, libérateurs et socialement utiles, que du dévouement inconditionnel au capital public ou privé, en échange d'un salaire social.
Un RG suffisant : si ce revenu n'atteint pas une quantité permettant un minimum vital pour chacun, il ne sera qu'une aumône qui ne nous protégera pas contre la pauvreté et les contrats-poubelle Le seul que protégera l'institution d'un RG misérable, ce sera le patron, qui paiera moins de salaire en déduisant le RG. C'est pour cela, du reste, que le RG a des défenseurs chez les propagandistes de la pensée néo-libérale.
Dans ces conditions, si le RG s'insère de façon adéquate dans les dynamiques des luttes sociales, comme un apport pour l'expression des besoins insatisfaits et des droits sociaux violés par la globalisation économique et la monnaie unique, il représente ici et maintenant une arme de combat contre la violence du capitalisme, la complicité de la majorité de la gauche traditionnelle et la paralysie intellectuelle d'une partie des militants encore actifs.
Gauche et pouvoir constituant
La gauche traditionnelle, de plus en plus passive et complice, a un rôle tout désigné dans cet ordre des choses. Elle nous propose, sans grande conviction, qu'on lui fasse une place au sommet de l'État pour qu'elle s'occupe d'inclure les exclus, et d'impulser l'ordre capitaliste, puisqu'il n'est pas question d'y mettre fin. Sortir de ce piège implique d'exprimer politiquement les " dommages collatéraux " de la modernisation, et d'organiser des activités de résistance spontanée, mais aussi d'élaborer un discours critique de la réalité. Ce discours se doit de rompre, culturellement, avec les notions théoriques qui nous empêchent de penser la totalité de la réalité matérielle de la société.
Les choses les plus simples sont difficiles à comprendre parce que nous en savons trop : nous sommes victimes d'une pollution informative qui met à mal le fonctionnement de notre raison. Pour sortir de ce piège, il nous faut désapprendre, critiquer les connaissances et les lieux communs partagés par tous, c'est-à-dire démocratiques, puisque ce sont ces " connaissances " qui expliquent notre participation " volontaire " au pouvoir qui nous assujettit.
Une grande part du brouet idéologique de la gauche traditionnelle, beaucoup de ses superstitions, de sa paralysie intellectuelle, marquent de leur empreinte beaucoup de mouvements sociaux, jeunes, autonomes, libertaires et radicaux. La métaphysique de la capacité émancipatrice du désir individuel réussit à recouvrir de nombreuses expressions d'égoïsme et de pusillanimité. La théologie de la capacité libératrice du prolétariat sert de base aux sectes marginales qui s'autoproclament, sans autre mérite que l'énumération des échecs et de la corruption de presque toute la gauche, porteuses de l'essence ouvrière. La foi dans les lois de l'histoire qui finiront par conduire le capitalisme à sa propre implosion, permet de mettre l'accent sur la construction de la force qui s'appuiera plus sur ces lois que sur notre effort, notre ténacité et notre intelligence.
Il n'y a pas de voies tracées par avance ni de lignage de militants en possession de la vérité révélée. Le frémissement face à l'horreur existe, ainsi que la rébellion face à un destin programmé par les vainqueurs devant la soumission des déshérités, comme existe le désir d'une vie meilleure pour tous, la haine des exploiteurs et de leurs nervis, la conscience de notre faiblesse, la décision de combattre sans trêve, l'intelligence pour affronter la logique du pouvoir, et le désir d'unir tout ce qui pourra l'être pour faire obstacle à cette logique. Cette dynamique vitale révolutionnaire ne se situe pas dans une organisation en particulier, bien que certaines d'entre elles en soient moins dotées que d'autres. Elle est répartie entre des milliers de personnes, organisées ou non, saisies d'épouvante face au monde auquel, d'une manière ou d'une autre, nous contribuons tous.
Utiliser la force organisée pour montrer la fausseté du pouvoir, exprimer la douleur de l'exclusion, susciter la force qui pourra empêcher l'avance de l'ennemi, déployer de nouvelles formes de vie et de sociabilité, et construire des sortes d'écosystèmes pour tous ceux qui voudront coopérer à cette entreprise, voilà le chemin qui s'offre à nous. Notre faiblesse nous fait confondre ce qui est urgent et ce qui est important. Ce qui est urgent est dans l'agenda de l'ennemi. Quant à nous, nous devons défendre, en nous dépassant nous-mêmes, notre propre agenda qui a des dynamiques de pratique matérielle et théorique, en connexion réciproque.
Défendre son organisation est légitime, mais à condition qu'on ne la considère pas comme un but en soi. Il ne tient qu'à nous d'impulser des espaces libertaires, autonomes, d'opposition frontale à la globalisation capitaliste, où, sans perdre notre identité - et même, bien au contraire, en la renforçant -, nous pourrons construire en même temps des blocs antagonistes, où les parties qui constituent le tout se renforceront avec lui. Il n'y a aucune raison d'avoir peur des désordres : il est juste de se rebeller.
Agustín Morán
Cet article a été publié dans Les Temps Maudits, n° 11, octobre 2000, p. 25-38.
L'auteur est membre du CAES (Centro de Asesoría y Estudios Sociales), et membre du comité éditorial de la revue théorique de la CGT espagnole, Libre Pensamiento, dont le présent texte est issu (n°33-34, été-automne 2000).
1) Nous avons choisi de traduire littéralement les expressions espagnoles auxquelles recourt l'auteur (empleo basura, comida basura, vida basura), faute d'une tournure équivalente (et point trop malsonnante) qui vaudrait pour elles trois. La seconde d'entre elles est très bien rendue, en français, par l'expression consacrée de " mal-bouffe ".
2) Faits répétés dans plusieurs régions d'Espagne lors des périodes de sécheresse de 1995-1998.
3) L'auteur parle ici de defensiva estratégica. Nous avons essayé de rendre plus explicite le sens de ces mots.
4) Les amateurs de philosophie auront reconnu ici l'expression popularisée par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans l'Anti-Œdipe (Éditions de Minuit, 1972).
5) " Vivan las cadenas ". Slogan lancé au xviiie siècle au sein de la foule qui accueillit à Madrid le roi partisan de l'absolutisme.
6) L'expression espagnole correspondante est celle de renta básica, quoique A. Morán lui ait préféré celle de renta fundamental..