arch/ive/ief (2000 - 2005)

Le Grand Théâtre Belge de l'Europe de la Gouvernance
by bendyglu Friday November 16, 2001 at 03:06 PM
bendyglu@tiscalinet.be

L'avant-première a eu lieu à Gand le 30 octobre 2001 mais n'a pas convaincu les critiques.

L'avant-première a eu lieu à Gand le 30 octobre 2001 mais n'a pas convaincu les critiques.

Connu sur la scène politique belge sous son nom d'artiste " Baby Thatcher ", le dramaturge politique Guy Verhofstadt tentait depuis plusieurs années, sans grand succès, de percer au box office international. Après avoir décroché un petit rôle à Gênes (où on le vit avancer un peu timidement à l'avant-scène médiatique et déclamer une tirade convenue sur le " hooliganisme ") et pressentant les tendances inscrites dans la dramaturgie politique contemporaine, il fonde à l'automne 2001 le Grand Théâtre Belge de l'Europe de la Gouvernance (GTBEG). L'objectif ? Co-produire la représentation du monde de demain en associant à ses spectacles, qu'on appellera des " Dialogues ", quelques-unes des vedettes qui, depuis Seattle, se sont révélées sur la scène off mondiale.

L'Avant-première a eu lieu à Gand le 30 octobre 2001 mais n'a pas convaincu les critiques, du reste fort peu nombreux puisqu'on n'a pu compter, au grand maximum, qu'une dizaine de journalistes tous issus de la presse locale et nationale (il faut dénoncer ici l'arrogance de la critique internationale à l'égard du Grand Théâtre Belge de l'Europe de la Gouvernance).

L'affiche était pourtant particulièrement alléchante, puisqu'elle réunissait, pour la première fois, Susan George, Guy Verhofstadt, Naomi Klein, Bill Clinton, Mary Robinson… Et, en guise de Madame Loyal, Christine Ockrent, vice-présidente de Business FM. Le livret était d'ailleurs magnifiquement illustré, à la manière de ces catalogues d'expositions qui font disparaître les artistes, leurs œuvres et ce qui peut les différencier sous le vernis du thème à prétention philosophique généralement mis en avant par le curateur.

Passons sur la prestation convenue du Premier Ministre, incorrigible cabotin qui avait cru devoir s'auto-inviter en vedette américaine : il aurait dû se contenter de frapper les trois coups. Ce qui aurait permis de conserver le minimum de suspense susceptible de tenir le spectateur en haleine et de justifier le travail du critique. Baby Thatcher, comme transporté par le décor magistral qu'il avait lui-même choisi, la grande Aula de l'Université de Gand, ce lieu sacré pour des générations d'étudiants (parmi lesquels un certain Verhofstadt qui fait encore l'admiration de ses professeurs) en fit trop comme à l'examen. Et révéla d'emblée le principal ressort de la pièce, basée sur un quiproquo grossier digne du pire Boulevard : puisque les "anti-mondialisations" ne sont pas des "anti-mondialisations" (NB : ils se déclarent internationalistes) alors "nous sommes tous pour la mondialisation". Comme l'indique le Livret, la structure même de la pièce découle directement de ce sophisme et on pouvait dès lors s'attendre au pire. En effet, l'opérette, qui se déroule toute la journée, est divisée en deux actes:

Acte 1 : A critical analysis of the threats and opportunities of globalisation. How to give an ethical foundation to globalisation ?

Acte 2 : Which political instruments can be used or should be established in order to achieve ethical globalisation ?

On reconnaît là la structure classique du drame politique le plus académique. Tout l'intérêt de la scène off de ces dernières années est pourtant d'avoir entrepris de rompre avec la fatalité d'une "mondialisation" sous les augures des "lois de l'économie", en analysant la "politique de mondialisation" définie par des gouvernements sous l'égide de l'Organisation Mondiale du Commerce et mise en œuvre par des gouvernements. Il n'y a pas de "paradoxe de l'antimondialisation", par contre il y a certainement un paradoxe des politiques prétendument dépolitisées qui nécessite un changement radical de perspective, du point de vue de la représentation du drame politique contemporain. On pouvait donc s'attendre à ce que l'avant-première du GTBEG soit perturbée et la scène envahie par les saltimbanques carnavalesques, seuls à même d'inverser les rôles et de réécrire la pièce :

Acte 1 : Conséquences passées, présentes et à venir de la politique menée sous l'égide de l'OMC (privatisation du pouvoir, féodalisme des multinationales, exploitation sans limites)

Acte 2 : Comment résister à la tyrannie exercée par les gouvernements qui liquident, sans mandat, les biens matériels et immatériels les plus précieux des citoyens, notamment ceux qui permettent une prise collective sur le destin, au nom d'une religion obscurantiste fondée sur le culte de la "Main invisible"

Mais à la grande surprise d'une partie du public, l'esprit de Seattle ne flottait pas à Gand. C'est bien sagement que les intervenants, aux allures soudain de jeunes premiers, remercièrent un Premier Ministre, aux anges, de son invitation. Susan Georges, confite d'aise et contre toute vraisemblance, souligna même l'importance historique de cet événement. Il est vrai qu'elle avait pris la peine de répondre à la "lettre aux anti-mondialisation", "à titre personnel", mais en utilisant le "nous" de bout en bout, notamment dans sa condamnation du black bloc :

Our opposition to these methods is only reinforced by the horrible events of September 11th. It is true that we have not been effective enough at "self-policing" and preventing these elements from joining our own demonstrations. We are attempting to improve our performance here.

Car, par convention académique du drame politique, une menace surnaturelle se doit de planer sur le Dialogue, une menace qui fasse qu'au-delà des oppositions fondamentales, renvoyées à l'arrière scène, les protagonistes soient d'accord sur quelque chose : au black bloc a succédé, depuis le 11 septembre, le terrorisme comme "prétexte commode", selon la formule de Ricardo Petrella, immédiatement rappelé à l'ordre par Christine Ockrent, avec un ton pinçant d'institutrice tout droit sortie d'un roman de Claire Chazal. En retard d'une sociologie, Susan George se plaît souvent à citer Max Weber :

It is tactically stupid to confront the State on its own terrain where it holds "the monopoly of legitimate violence"

C'est oublier que dans legitimate violence, il y a legitimate. Or que fait Susan George en condamnant les violences des manifestants, de Göteborg à Gênes, avec beaucoup plus de radicalité qu'elle ne dénonce les exactions policières pourtant potentiellement délégitimantes pour l'Etat et les Gouvernements, si ce n'est accorder à l'Etat ce qu'il demande pour être ce qu'il est, la légitimation de sa violence et, en guise de corollaire, la légitimation de la mise en place de législations liberticides ? Et pourquoi le fait-elle, au point de lier dans la même phrase "11 septembre" et "Black Bloc", comme parlée par la pensée d'Etat, si ce n'est pour donner des gages à des gouvernements (dont il faut au contraire contester la légitimité, n'étant nullement mandatés pour les transferts de souveraineté qu'ils accordent à l'OMC) et en obtenir la reconnaissance en les reconnaissant, dans le même mouvement, comme seule source de légitimité. Marché de dupe : en acceptant de se produire, en bonnes et dues formes, comme on dirait pieds et poings liés, sur la scène du GTBEG, Susan George fait courir plus de risques aux mouvements dont elle se réclame que le Blac Block car, pourrait-on dire :

It is tactically stupid to confront the State on its own terrain where it holds "the monopoly of symbolic violence"

L'intrusion des extrêmes tend aussi à réduire la distance qui semblait séparer radicalement les points de vue (radicalité déjà vidée de sa forme et donc de sa force par l'adoption des codes académiques du GTBEG), ce qui permet plus facilement de les faire tenir sur une même scène, comme la bonne société à une même table. Symétriquement, les répondants, pré-sélectionnés et disséminés dans la salle, semblaient avoir été spécialement choisis pour leur goujaterie libérale : obligés de se lever dans leurs complets invariablement gris, encombrés d'un micro, lisant de façon monocorde des textes abscons dans un anglais d'aéroport, ils avaient tout de la version outdated du bureaucrate ou du businessman paléo-libéral. A côté d'eux, par effet de contraste, le juriste de Gand ressemblait à une star du show bizz et Christine Ockrent, interrompant sèchement ces Messieurs pour donner des gages à l'assistance, avait des faux airs de Rosa Luxembourg.

Juste avant l'intermède, la quatrième scène vit l'entrée de Naomi Klein qui tenta de réintroduire un minimum de radicalité face au consensus formel, mais ne parvint qu'à incarner, sur la grande scène du GTBEG, à son corps défendant, ce stéréotype éculé du théâtre bourgeois qu'est l'Effrontée (elle jura d'ailleurs sur Indymedia, mais un peu tard, qu'on ne l'y reprendrait plus, ce qui reste à voir).

Après un excellent café, pur produit de l'échange inégal comme le fit remarquer en ouverture de rideau un membre d'Oxfam, la parole était à la salle, non sans qu'un économiste néo-classique surgi subitement de Louvain ne se joigne, malgré l'invraisemblance de casting, au panel des quatre experts de la contestation sélectionnés par le metteur en scène de la Gouvernance. L'architecture du théâtre ne comportant pas de Paradis, le peuple de Seattle brillait par son absence, mais quelques curieux en profitèrent pour s'en prendre au metteur en scène en rappelant qu'il s'envolerait bientôt vers l'émirat policier du Qatar pour négocier à l'OMC, en tant que président en exercice de l'Union Européenne, un nouveau cycle d'abdications pour lequel personne ne souhaitait lui donner mandat. Face à ce frémissement hors consensus, la vice-présidente de Business FM synthétisa à plusieurs reprises : "nous sommes tous d'accord, il faut plus de multilatéralisme, plus de mondialisation, et d'ailleurs le Premier Ministre pourrait entièrement souscrire à ce que vous venez dire". Vint pourtant ce moment de grâce où une militante du CADTM s'empara du micro pour faire entendre sa propre conception du dialogue et de la mise en scène. Refusant de remercier le Premier Ministre pour un "dialogue" qui lui semblait au maximum la moindre des choses, elle critiqua radicalement le pompier de la mise en scène et de ses fastes, expliquant qu'un vrai dialogue consiste à se mettre autour d'une table et à discuter argument contre argument. Et de décliner dans la foulée une série de revendications non-négociables. La version télé de la pièce, accessible depuis une salle de presse désespérément vide, montrait, dans le même plan, le sourire entendu de deux jeunes loups face à une vieille folle à l'élocution difficile, sourire qui se figea peu à peu en rictus à mesure que cette voix, pour la première fois de la journée, résonnait de plus en plus ferme, claire et vraie, dans la meilleure tradition du théâtre vérité. Le rideau fut pudiquement refermé par la préposée aux pompes funèbres médiatiques et solda la fin du premier acte.

Le rideau ne se rouvrit qu'à 14h30, Baby Thatcher s'excusant auprès du public : il avait dû s'entretenir longuement des affaires du monde avec un joueur de saxophone amateur, connu pour avoir incarné un Président démocrate dans un porno soft, aujourd'hui contraint de cachetonner de conférence internationale en conférence internationale en entonnant le vieux tube de la troisième voie. On eut une idée de ce grand moment de "dialogue" transatlantique dans la presse du lendemain, en découvrant une vue de Guy Verhofstadt avec à la main une canette de Coca-Cola faisant face à un Bill Clinton lui-même pourvu d'une canette de SPA. Deux photos de ce moment historique constituèrent d'ailleurs, en tout et pour tout, les seuls dépêches diffusées par l'Agence France Presse en guise de compte-rendu de l'Avant-première Gantoise. Après avoir rappelé son admiration pour Adolphe Saxe et une vieille belge rencontrée par hasard qui avait fondé son propre commerce, l'artiste entama son one-man show de leader de la gauche mondiale, non sans égratigner à demi-mots certains contestataires: "Les brebis galeuses, il y en a dans toutes les familles, qui crient que rien ne va et que tout est pourri, le problème c'est la globalisation comme fait incontournable" (retour au tragique troupier et critique implicite de Susan George qui a toujours eu de la peine à s'intégrer dans la famille bourgeoise démocrate américaine ? Le critique est un peu perplexe et craint de surinterpréter…). Disparaissant, après avoir donné le " la ", aussi vite qu'il était apparu, non sans que Christine Ockrent ne parvienne à lui transmettre, en mimant la familiarité, un petit mot préparé à l'avance sans doute relatif au roman de gare qu'elle a consacré à sa femme Hillary, le joueur de saxophone empocha son chèque en arguant que le contrat ne prévoyait pas pour lui de répondre à d'éventuelles questions ou interpellations. Son ombre plana en tous cas sur la suite du spectacle, les appariteurs du Grand Théâtre Belge de l'Europe de la Gouvernance commençant invariablement leurs interventions par une formule rituelle typiquement européenne : "comme le président Clinton l'a dit".

Le deuxième acte pouvait commencer. Celui-ci s'avéra assez décousu. Mary Robinson, sur la base du compte-rendu fidèle établi par l'agente commerciale du Trans Europe Express, s'exclama en conclusion : "il ne faut pas tourner le dos à la mondialisation. Je n'ai rien entendu ce matin en ce sens heureusement" après avoir déclaré en introduction : "globalization is about privatization of power". On ne pouvait qu'adhérer à son plaidoyer pour son administration, qui n'alla pas cependant, me semble-t-il, jusqu'à demander que les décisions de l'OMC soient censurées sur la base de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme. Mais l'éloge consacré au rôle de la Belgique et au motard cubain Louis Michel n'en laissait sans doute plus le temps. A la différence du scénario du premier acte, ni Mary Robinson, ni son collègue Peter Piot d'UNAIDS (dont l'administration peut se flatter de certains résultats dans la lutte contre les cartels pharmaceutiques) ne se virent opposer de contradicteurs et on passa d'emblée aux orateurs suivants. Noreena Hertz s'employa à dire tout le contraire de ce qu'avait dit Baby Thatcher sur les avantages que présentait la politique de globalisation pour les pays du Tiers-Monde, chiffres catastrophistes à l'appui, ce qui n'empêcha pas le Premier Ministre de redire exactement la même chose, c'est à dire le contraire, quelques minutes plus tard, précisant, grand prince, que le mandat de Pascal Lamy bénéficiait d'une "ultra-légitimité malgré laquelle j'écoute". Dans le "débat" Dan Van Ramaendonck, président de la ligue des Droits de l'Homme, suggéra la création d'un tribunal international consacré aux crimes économiques, d'autres réclamèrent un moratoire et une étude consacrée au bilan social des dix dernières années de politique de globalisation, les intervenants contestant tous azimuts "l'hyper légitimité" en question. Ce à quoi le professeur d'économie du premier acte avait déjà préventivement opposé le contre-argumentaire Verhofstadtien largement repris à la fin du second : "dans cette salle, beaucoup de gens veulent s'approprier le pouvoir. La globalisation n'est pas un système de pouvoir. La tyrannie ce sont les monopoles nationaux. La mondialisation c'est l'ouverture, la révolution permanente". Les interpellations du Premier Ministre se succédant, l'étouffeuse médiatique décréta que celui-ci répondrait globalement dans ses conclusions qui clôtureraient le deuxième acte, "afin que plus de gens puissent s'exprimer". On se désintéressa un peu de la suite, il faut l'avouer, la conclusion répondant à l'introduction en application des règles du genre qui permettent en général de se passer du développement. Mais on releva le nez pour le magnifique final, le Directeur du Théâtre faisant applaudir avec succès la vice-présidente de Business FM par un parterre de responsables associatifs ou d'ONG, non sans que, selon la tradition en vigueur dans les théâtres institutionnels, on ne lui fit porter un gigantesque bouquet de fleurs.

Epilogue

Pour cause sans doute de "dégustation de bières belges traditionnelles" au foyer du Grand Théâtre Belge de l'Europe de la Gouvernance prévue au programme officiel, la conférence de presse conjointe Christine Ockrent/Guy Verhofstadt qui suivit n'attira que quelques rares critiques. Après avoir été photographié avec un ancien président des Etats-Unis, la crédibilité internationale de Guy Verhofstadt ne pouvait qu'être renforcée, tant on a l'habitude de voir Christine Ockrent à la télévision en compagnie des présidents de la République française. La vice-présidente de Business FM goûta cependant fort peu ce happening, la connivence entre les journalistes et les hommes politiques devant en effet absolument être dissimulée au public, selon une vieille tradition scénique française étudiée par l'anthropologue du théâtre Pierre Carles. Elle quitta donc la scène avant les rappels, laissant le Directeur du Grand Théâtre Belge de l'Europe de la Gouvernance évoquer devant quelques représentants de la presse belge son projet de fonder prochainement le Grand Théâtre Européen de la Gouvernance et le Grand Théâtre Mondial de la Gouvernance.

Gageons, certes pas pour s'en réjouir, qu'il pourra compter pour réaliser cette ambition sur la participation des transfuges les plus académiques de la scène off mondiale, trop contents de renouer avec la bonne vieille dramaturgie du pouvoir, après avoir été écartés des planches par suite d'incidents historiques mineurs. Mais on n'en appréciera que mieux les performances des théâtres de Quat'sous dont la principale ambition n'est pas d'être joués sur une scène nationale devant un public d'abonnés, mais qui visent au renouvellement complet des règles de la mise en scène, avant-garde au service du théâtre, de la politique, du public.

Bendy Glu
Critique d'art in St Gillis