arch/ive/ief (2000 - 2005)

SSF: de mai 68 à la génération Gênes
by Olivier Monday October 08, 2001 at 04:15 PM
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Ce samedi 6 octobre 2001, Socialisme Sans Frontières organisait une journée de rencontres sur le thème : « Un autre monde est possible ». Le dernier tour de table avait pour objet de comparer la « génération mai 68 » à la « génération Gênes », et rassemblait Alain Krivine (LCR), Barbara Ferrusso (Giovani comunisti), Han Soete (Indymedia) et David Dessers (POS – JGS). Résumé des interventions.

Alain Krivine a entamé les débats en soulignant le danger et les pièges qu'il y a à comparer ces deux révoltes, en raison des grandes différences qu'elles présentent. Il s'y est néanmoins essayé, en axant sa comparaison sur la composition des forces en présence d'une part, et sur le contenu des contestations de l'autre.
Mai 68 était avant tout une révolte de jeunes, qu'ils soient étudiants ou lycéens. La participation ouvrière est toujours restée plutôt faible, et lorsqu'il y a eu convergence entre la révolte des étudiants et les luttes ouvrières, elle ne s'est faites que sur les formes de lutte, et non sur le fond. Pour Krivine, mai 68 avait deux sources. Tout d'abord, une prise de conscience de l'inadaptation de l'institution universitaire, sclérosée et d'un autre âge, à une société qui connaissait de nombreux bouleversements et à une jeunesse en pleine mutation. La révolte émanait donc d'un problème concret qui touchait directement les étudiants. L'autre cause était beaucoup plus universelle : la guerre américaine au Vietnam a suscité une prise de conscience anti-impérialiste qui a alimenté la révolte.
La « génération Gênes » est elle aussi jeune, mais composée fort différemment. Il y a aujourd'hui dans la rue une bonne proportion de jeunes salariés, très souvent déqualifiés. Ils ont fait des études, mais ils se retrouvent souvent dans des boulots qui en exigent moins ou pas du tout, et dans une situation professionnelle précaire. Certes, il y a aussi des étudiants, mais ceux-ci connaissent leur avenir : chômage ou boulot précaire, ce qui les met un peu dans la même situation. A ce point de vue, on est effectivement loin de mai 68, où la prospérité assurait un emploi, une « situation ». La nouvelle classe ouvrière est par conséquent beaucoup plus politisée, et elle parvient donc à intégrer dans sa réflexion et dans ses luttes des aspects beaucoup plus nombreux et divers, qui ne relèvent pas uniquement de problèmes « corporatistes », mais qui ont une portée universelle. La génération Gênes est également beaucoup plus mondialisée : loin de se limiter à l'Europe, elle est également présente dans le tiers monde, où elle regroupe notamment tous les « sans » : sans terre, sans droits, sans emploi, etc…
Pour ce qui est du contenu des contestations, mai 68 paraissait à première vue beaucoup plus révolutionnaire que l'anti-mondialisation. Le discours et le vocabulaire étaient plus idéologiques et sentaient fortement les luttes ouvrières d'antan et les ouvrages de théorie révolutionnaire. Pour Krivine, tout cela était cependant bien plus superficiel que ce qui arrive aujourd'hui. Pour lui, le discours actuel remet radicalement en cause les conséquences du capitalisme. Moins théorique, il peut, si on le pousse jusqu'au bout de sa logique, se révéler être du vitriol pour le système dominant. En ce qui concerne les « solutions » proposées, la contestation actuelle est évidemment très divergente, mais ce mouvement en est encore à ses débuts, et le temps et les progrès du mouvement pourront sans doute clarifier ces divergences.
C'est aussi là que réside, pour Krivine, un des rôles que peuvent jouer les révolutionnaires au sein de ce mouvement. Ils peuvent non seulement contribuer à éviter ou à contrer les puissantes tentatives de récupération du mouvement par la social-démocratie (comme par exemple pour la taxe Tobin), mais ils peuvent aussi proposer des réponses globales et structurées aux problèmes que soulève le mouvement.

Pour Barbara Ferrusso, membre des Jeunes Communistes italiens et du Forum Social de Milan, il s'agissait surtout d'analyser l'après-Gênes. Pour elle, Gênes signifie avant tout la recomposition d'un large front anticapitaliste. Le Genoa Social Forum, qui a organisé le contre-sommet, n'était pas seulement une coordination organisatrice, mais aussi un laboratoire social et politique de rassemblement de toute une constellation contestataire qui demandait l'annulation pure et simple du G8 pour absence de légitimité, plutôt que de se contenter d'essayer d'influencer ses décisions. Pour elle, il s'agit là de la fin d'un cycle négatif de défaites et de pessimisme qui avait commencé avec la chute du Mur de Berlin.
Deuxièmement, Gênes aura été un bond qualitatif dans la contestation, une mobilisation de masse, notamment d'individus n'appartenant à aucune structure ou organisation. Ces jeunes non organisés cherchent selon elle des modes nouveaux d'action politique axés sur la contestation. Leur engagement dans cette contestation vient d'un désarroi personnel qui entraîne une réflexion concrète sur le monde et ses problèmes. Selon Barbara Ferrusso, ces jeunes ont suscité le débat autour d'eux à leur retour de Gênes, débats qui les mènent à la conclusion que le capitalisme est la négation de la démocratie. Ce sont eux qui créent des liens entre les différentes luttes, vu qu'ils sont précaires dans leur vie comme dans le monde du travail. Même si on n'y est pas encore, le mouvement actuel a les potentialités de devenir révolutionnaire, et il semble bien que la crise de la gauche ne soit plus qu'un mauvais souvenir.
Enfin, Barbara Ferrusso s'est félicitée des suites en Italie de la contestation du G8. Un peu partout en Italie, dans différentes villes et provinces, se sont créés de nombreux forums sociaux à l'image du GSF. Il s'agit là d'une précieuse consolidation du succès de Gênes, qui est intéressante pour le monde entier.

Pour Han Soete, si l'on veut comparer les contestations de 68 et d'aujourd'hui, il faut avant tout comparer les conditions dans lesquelles elles ont lieu, les différences entre la société actuelle et celle de l'époque. En 30 ans, la pauvreté a fortement progressé, ainsi que les inégalités : le fossé se creuse entre le nord et le sud et entre riches et pauvres dans nos sociétés. De plus, en 68, le bloc de l'est était encore une réalité qui prouvait, malgré ses défauts, qu'il existait des alternatives possibles au capitalisme. Aujourd'hui, la jeunesse est donc moins complexée, parce qu'elle n'est plus assimilée à un « allié » parfois encombrant, mais la dominance idéologique du capitalisme est devenue plus forte : sans alternative existante, il est devenu une « évidence » tellement forte que le mot capitalisme lui-même avait fini par disparaître des discours.
Pour Han Soete, la jeunesse des contestataires est bien traduite au sein d'Indymedia. On y voit une majorité de gens entre 16 et 30 ans, parfois 40, mais pas ou peu de soixante-huitards. Ces jeunes sont souvent salariés ou chômeurs, et presque toujours précaires, sans situation stable. Pour répondre à la question de savoir si le mouvement est anticapitaliste, Han se réfère à ses débuts à Seattle. Il y avait là de nombreuses sensibilités, des gens qui se mobilisaient autour de problèmes très divers et parfois très étroits. Mais comme la contestation a duré toute une semaine, ils ont eu le temps de se rencontrer et de discuter pour en arriver à une conclusion commune qui n'était pas au programme initial pour tout le monde : il fallait purement et simplement bloquer le sommet. Cette rencontre de toutes les composantes de la contestation a donc débouché sur une radicalité nouvelle.
Malgré les conditions très nouvelles, le mouvement s'appuie sur une expérience de la lutte qui a 100, voire 150 ans. Aux Etats-Unis, beaucoup plus qu'en Europe, le débat est très idéologique, et il est mené en permanence et sans complexes, avec des points de vue parfois très originaux.
On peut également déceler une différence d'approche entre les jeunes d'aujourd'hui et les soixante-huitards dans les modes de contestation. Tandis que les jeunes sont très portés sur l'action directe, on constate qu'ils étaient absents à Porto Alegre, où les générations plus anciennes étaient plus présentes. Par contre, à Prague, Seattle ou Kleine Brogel, ce sont les jeunes qui menaient les actions. Cette sensibilité se retrouve également au sein d'Indymedia : il ne s'agit pas seulement de discuter des médias et de les critiquer, mais aussi et surtout de produire soi-même un média. C'est un aspect très important, puisque c'est finalement sur l'action concrète qu'un mouvement est jugé.
En ce qui concerne l'avenir du mouvement, force est de constater que l'actualité guerrière nous impose des paramètres nouveaux. Aux Etats-Unis, le mouvement antimondialisation est en train de se transformer partiellement en mouvement de paix. A Porto Alegre aussi, le mot « guerre » était cruellement absent des débats. En Europe, par contre, le lien entre les deux s'était déjà fait assez naturellement (voir Kleine Brogel). A cet égard, il est intéressant de constater que la décision de faire la guerre est purement politique, et qu'elle infirme le mythe selon lequel le politique serait déforcé et impuissant face au monde économique. Aux Etats-Unis, la perspective de la guerre engendre une radicalisation au sein du mouvement, et un détachement de la social-démocratie, qui est de toute façon presque insignifiante, et très frileuse en ce moment. Malgré cette radicalisation, le mouvement parvient à rester très large (nouvelles initiatives contre la guerre, participation de certaines églises, …).
D'une manière générale, la récupération des mouvements de base par des organisations établies devient de plus en plus difficile, justement parce que ces mouvement partent de la base et se reconnaissent moins dans des structures plus traditionnelles. Pourtant, il est important de ne pas couper les ponts avec les syndicats et les ONG. Des collaborations sont possibles, mais elles exigent une certaine patience. Un nouveau défi vital pour le succès du mouvement…

Après Gênes, Karel De Gucht, le président du VLD (libéraux flamands) avait déclaré : « Je ne suis pas un capitaliste. » A Göteborg, pourtant, Guy Verhofstadt avait qualifié les contestataires (qui s'étaient fait tirer dessus à balles réelles) de « hooligans politiques ». Pour David Dessers, ces déclarations indiquent que les politiciens n'avaient pas anticipé le mouvement et qu'ils ne savent plus sur quel pied danser.
Pour Dessers, le point commun entre mai 68 et Gênes (300.000 personnes dans la rue malgré l'absence d'appel de la part des grands « appareils »), c'est de voir dans la rue des jeunes radicaux qui remettent en cause le monde existant. Pour lui, la chute du Mur de Berlin a dissipé une pression, un carcan qui empêchait parfois de réfléchir librement à des alternatives. Contrairement à mai 68, le mouvement actuel est suscité par 20 ans de restrictions et d'offensive néo-libérale. Il ne vient donc pas uniquement d'une indignation morale de « nantis » et d'une solidarité avec le tiers monde.
Pour David Dessers, le mouvement ne fera pas l'économie de certains débats qui s'étaient déjà imposés en 68, en particulier la question de la jonction avec les luttes ouvrières. A son avis, la tâche qui s'impose aux militants révolutionnaires aujourd'hui est de construire le mouvement et de renforcer ses tendances anticapitalistes, tout en évitant de créer des cassures. A Prague et Göteborg, notamment, on a vu défiler presque main dans la main des révolutionnaires, de réformistes, des pacifistes et bien d'autres. En Belgique, nous sommes encore loin du compte : D14 a le mérite de parler d'actions à mener le 14 décembre, mais les syndicats et les grandes ONG ne suivent pas encore. Il faut également créer des liens avec le monde du travail, et ancrer la lutte sur un plan local, afin qu'elle devienne une lutte du quotidien, et non une suite de contre-sommets. L'exemple de l'après-Gênes en Italie est très intéressant à ce point de vue.

Parallèle
by Flores Tuesday October 09, 2001 at 01:14 AM

blablabla ... et prudemment éviter un mot qui réuni Mai 68 et le mouvement d'aujourd'hui: l'anarchisme.
Plus facile bien sûr pour nos camarades marxistes de nier, marginaliser, ou criminaliser les anars et l'anarchisme. Cela aussi fait partie de leur catéchisme, qu'il est écrit par Marx, Lénine, Trotsky ou Mao (La négation et la répression sont d'ailleurs des pratiques autant politiques que psychologiques chez ces gens-là).
Soit, excusez-moi cette petite intro cynique, mais il y a des raisons...

Quelques brèves remarques:

On parle de "récupération", mais qui a récupéré le mouvement de 68? Ce n'était pas aussi les partis politiques gauchistes? Est-ce que ce n'est pas aussi ces carcasses qui ont canalisé l'énergie et la puissance de ce mouvance dans leurs culs-de-sac?

Cela me semble une question/une approche beaucoup plus intéressante pour le mouvement d'aujourd'hui, qui ouvre en tout cas quelques portes un peu plus critiques et créatives: comment éviter de tomber dans les mêmes pièges que les 68-ards? ou: comment ne pas(continuer à)créer des mythes autour de Mai 68/Gènes 2001?

P.e.: "génération mai 68"/"génération Gênes": c'est une terminologie qui cache déjà une analyse purement eurocentriste!
ou comment le mouvement 'blanc' récupère et reduit le mouvement mondiale; ou
... la parallèle entre l'arrogance des avant-gardes gauchistes et l'arrogance de l'homme blanc...

Viva l'anarchia vivante dans les individus, collectifs, communautés, peuples en lutte!