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Argent sale: la mauvaise foi américaine
by Henk Wednesday October 24, 2001 at 11:59 PM

Argent sale: la mauvaise foi américaine Par JEAN DE MAILLARD Jean de Maillard est magistrat. Il est l'auteur notamment d'"Un monde sans loi" (Stock 1998).

Ce sont les Etats-Unis,il ne faut pas l'oublier,qui ont organisé les
marchés financiers si bienveillants envers l'argent du crime.
La globalisation économique et financière avait inventé une double
chimère. Elle a fait croire à l'existence d'une mondialisation sans
Histoire (et sans histoires), et à celle d'une criminalisation mondiale
indiciblement heureuse et profitable pour tous. La première bévue a
égaré les économistes et les dirigeants occidentaux. Aveugles aux
désastres d'une financiarisation qui étend son empire sur toutes les
relations humaines, ils ont oublié les laissés-pour-compte, ceux du
lointain tiers monde comme ceux de nos proches banlieues. L'autre
illusion a permis de récupérer, dans l'inavouable et le non-dit, les
conséquences de ces mêmes désastres pour les réinjecter dans les
marchés et faire de la criminalité une source d'inépuisables profits.
Les attentats du 11 septembre ont remis quelques pendules à l'heure,
hélas dans le drame et l'humiliation. Ils ont eu pour effet pratique
d'obliger les Américains à reconnaître, à leur corps défendant, la
nécessité de lutter contre les financements occultes des réseaux
terroristes. Immédiatement après leur avoir déclaré la guerre, le
gouvernement américain a donc ajouté un volet financier au déroulement
de ses opérations, sur un tempo tout aussi martial. Les autres pays
occidentaux se déclarant prêts à appuyer sans sourciller les efforts
américains, la mobilisation va-t-elle effacer toutes les difficultés
de la lutte contre la criminalité financière, si souvent dénoncées par
les juges européens? La presse, qui relaie l'avis d'un certain nombre
d'experts, s'est montrée plutôt dubitative. La complexité des circuits
internationaux, l'opacité des échanges dans les pays orientaux, le rôle
des paradis bancaires et fiscaux, la faiblesse des moyens d'action,
tout cela est mis en avant pour conclure que les Etats-Unis et leurs
alliés auront bien du mal à anéantir le réseau financier de Ben Laden.
Il est vrai que la lutte contre la finance criminelle est aujourd'hui
un échec complet. Personne n'est en mesure de contrôler l'essor
prodigieux de l'économie et de la finance souterraines, qui se
nourrissent de toutes sortes de trafics, de la corruption et de la
fraude fiscale, et entretiennent grassement les réseaux mafieux,
terroristes et sectaires. Les estimations les moins pessimistes
évaluent à un milliard de dollars l'argent blanchi chaque jour dans le
monde. Est-ce vraiment avec les moyens actuels de la lutte
antiblanchiment qu'on viendra à bout de ce processus infernal? On peut
en douter. Pourtant, l'échec de l'enquête Ben Laden n'est pas si sûr.
Pour une simple raison: parce que c'est Ben Laden et parce que ce sont
les Etats-Unis. Audacieux serait le pays ou la banque qui - secret
bancaire ou pas - rechignerait à se soumettre à une croisade financière
appuyée par des porte-avions. La vraie question est donc de savoir ce
qui se passera après. Les Etats maintiendront-ils d'abord leur
détermination à lutter, non seulement contre l'argent des terroristes,
mais aussi contre celui des mafias, de la corruption, de la fraude
fiscale...? Pour qu'on les croie, cette fois-ci, ils devront donner de
sérieux gages de leur bonne foi car, dans le domaine de la lutte contre
la criminalité financière et organisée, le décalage entre les effets
d'annonce et les réalisations concrètes a été, jusqu'à présent, leur
seule constance. Il y a dix ans, dans l'affaire de la BCCI (dont le
réseau pourrait s'être reconstitué en partie autour de Ben Laden), les
autorités américaines avaient elles-mêmes entravé l'enquête. Le
scandale a débouché sur de piètres poursuites, bien en deçà de ce
qu'auraient justifié les prédations accomplies par cette banque. Il est
vrai que la CIA s'était franchement compromise avec cette dernière. Le
détournement des milliards de dollars du FMI par la Banque de Russie,
via la Bank of New York, s'est enlisé à son tour dans la mauvaise
volonté de la justice américaine, qui a rapidement cessé de collaborer
avec les juges suisses enquêtant de leur côté. Là encore, le FMI était
en fait une victime bien consentante. Ces deux exemples, et il y en a
beaucoup d'autres, montrent qu'il y a loin des cris d'alarme lancés par
les autorités politiques à la réalité de leurs engagements dans la
lutte contre les nouvelles formes de grande criminalité internationale.
Même si leurs intentions sont aujourd'hui sincères - ce qui reste à
prouver -, il faut examiner les moyens avec lesquels ils annoncent
vouloir agir. La vertu financière, qu'on prétend rétablir actuellement
par le chantage aux canonnières, devrait venir en effet de ceux qui
pointent les canons. Ce sont eux, il ne faut pas l'oublier, qui ont
organisé les marchés financiers si bienveillants envers l'argent du
crime et du terrorisme, et ouvert les portes des paradis bancaires et
fiscaux aux fraudeurs et aux trafiquants en les fermant aux juges. Il
faudrait donc tout revoir et reprendre les fondements mêmes de la
politique antiblanchiment.
Le terme de blanchiment prête déjà à toutes les confusions. Il désigne
une forme de criminalité apparue il y a une vingtaine d'années, quand
on s'imaginait encore qu'il existait une société légale, dotée d'une
économie "propre", toutes deux homogènes et étanches au crime. Si tant
est que cette perception rassurante ait jamais eu quelque réalité, elle
a cessé aujourd'hui d'en avoir. Il n'existe pas une économie légale
d'un côté, qui serait, de l'autre, la cible et la victime innocente
d'une économie criminelle qui lui demeurerait étrangère. Il y a une
seule immense économie crimino-légale où la meilleure garantie
d'impunité et même de prospérité pour les criminels, les terroristes et
autres trafiquants, est d'utiliser toutes les ressources que leur offre
la société qu'on persiste à appeler "légale". L'affaire Ben Laden aura
au moins eu le mérite de l'illustrer à merveille. Ce qu'on nomme
blanchiment n'est rien d'autre que le retournement des mécanismes de
l'économie et de la finance globalisées contre elles-mêmes. Le problème
est chez nous et pas ailleurs. L'enfer, ce n'est pas les autres, c'est
nous. Dès lors, le réveil des Etats-Unis, fraîchement convertis à la
lutte antiblanchiment, n'est pas, quoi qu'on en pense, la meilleure des
nouvelles. Il faut sérieusement craindre en effet qu'ils n'importent et
ne pérennisent dans ce domaine les mêmes méthodes que celles qu'ils
emploient pour ramener l'ordre dans les rues de Washington ou de New
York. Pour endiguer la violence de leur société sans toucher aux causes
de son exubérante criminalité, les Américains n'ont rien pu faire
d'autre que de lui opposer une férocité plus grande de leur police et
de leur justice. En déclarant la guerre financière au terrorisme comme
l'annonce en a été faite, on prend par conséquent deux risques,
auxquels les alliés des Américains devraient sérieusement réfléchir: le
premier et le moindre, c'est d'être seulement les supplétifs des
Etats-Unis. Ceux-ci changeront d'objectifs au gré de leurs alliances
politiques et de leurs intérêts, et convoqueront leurs alliés pour les
faire obéir docilement à leur diktat du jour, comme ils le font déjà
dans leur "guerre" contre la drogue en Amérique du Sud. Le second
risque, conséquence du précédent, c'est que la nouvelle guerre contre
la criminalité financière se souciera peu d'éradiquer cette dernière,
en mettant dans le système financier mondial un ordre dont les marchés
n'éprouvent spontanément ni le besoin ni le désir. Plutôt que de
résoudre les causes du grand désordre planétaire, on préférera
superposer, à la violence chaotique de la dérégulation mondiale, la
brutalité et l'injustice d'une répression sélective qui ne touchera ni
aux paradis bancaires et fiscaux, ces pirates du droit international,
ni à la rapacité aveugle des marchés financiers.
Voilà bien le pire: nous aurons à la fois la liberté, et la répression
de la liberté. Précisons: la liberté pour les uns, la répression pour
les autres. Et comme toujours, la posture libéro-répressive ne règle
rien, car elle ne touche jamais à l'essentiel. Au contraire, elle le
dissimule. On avait voulu nous faire croire que la mondialisation était
un long fleuve tranquille. On voudrait maintenant nous convaincre que
c'est une guerre. Ce n'est ni l'un ni l'autre. La mondialisation a pris
le visage de la dérégulation, mais une autre mondialisation est
possible: celle du droit, de la justice et de la sécurité. Parce qu'on
a brutalement pris conscience que la globalisation, comme la vie,
n'était pas le bonheur, que le crime qui la nourrissait ne l'était pas
non plus, la rage de cette découverte devrait se retourner contre tous
ceux qui n'ont pas entretenu ce rêve impossible. Souhaitons au moins
que l'Europe ne sombre pas dans ce manichéisme suicidaire.