Le théâtre du Bien & du Mal [Eduardo Galeano] by Zumbi Wednesday September 26, 2001 at 03:44 PM |
zumbi500@hotmail.com |
Texte traduit du célèbre écrivain urugayen en rapport avec les derniers événements aux Etats-Unis
Eduardo Galeano, Página
12, 24 septembre 2001, [traduction: Zumbi500]
Dans
la lutte du Bien contre le Mal, c'est toujours le peuple qui fournit les
morts. Les terroristes ont tué,
à New-York et à Washington, des
travailleurs de cinquante pays au nom du Bien contre le Mal. Et au nom
du Bien contre le Mal, le président Bush a juré vengeance:
"Nous allons éliminer le Mal de ce monde", annonce-t-il.
Eliminer le mal? Que serait le Bien sans le Mal. Les fanatiques ne sont
pas les seuls à avoir besoin d'ennemis pour justifier leur folie.
L'industrie de l'armement et le gigantesque appareil militaire des Etats-Unis
a aussi besoin d'ennemi pour justifier son existence. Bons et mauvais,
mauvais et bons: les acteurs changent de masques, les héros deviennent
monstrueux et les monstres des héros, en fonction de ceux qui écrivent
le drame.
Cela
n'a rien de neuf. Le scientifique allemand Werner von Braun était
mauvais quand il inventa les fusées V-2 qu'Hitler déchargea
sur Londres. Mais il devint bon le jour où il mit son talent au
service des Etats-Unis.
Staline
était bon durant la seconde guerre mondiale et mauvais après
celle-ci, quand il en vint à diriger "l'Empire du Mal".
Durant les années de la guerre froide, John Steinbeck écriva:
"Peut-être que tout le monde avait besoin des Russes. Je parie
qu'en Russie aussi ils ont besoin de Russes. Peut-être qu'ils les
appellent Américains". Ensuite, les Russes (re)devinrent des
bons. Maintenant aussi, Poutine dit que "le Mal doit être châtié".
Saddam
hussein était bon, et bonnes étaient les armes chimiques
qu'il employa contre les Iraniens et les Kurdes. Par après, il
a mal tourné. On l'appellait déjà Satan Hussein quand
les Etats-Unis, qui venaient d'envahir le Panama, envahirent l'Irak parce
que l'Irak avait envahi le Koweit. Bush Père eut cette guerre contre
le Mal à sa charge. Avec l'esprit humanitaire et compatissant qui
caractérise sa famille, il tua plus de 100.00 Iraquiens, des civils
dans leur grande majorité.
Satan
Hussein continue d'être où il était, mais cet ennemi
numéro un de l'humanité a chuté dans la catégorie
des ennemis numéro deux. Le fléau du monde s'appelle maintenant
Osama Bin Laden. La CIA lui a enseigné tout ce qu'il sait du terrorisme:
Bin Laden, aimé et armé par le gouvernement des Etats-Unis,
était un des principaux "guerriers de la liberté"
contre le communisme en Afganisthan. Bush père occupait la viceprésidence
quand le président Reagan dit que ces héros étaient
"l'équivalent moral des Pères Fondateurs de l'Amérique".
Hollywood était d'accord avec la Maison Blanche. C'est à
l'époque que fut filmé Rambo III: les Afghans musulmans
étaient les bons. Maintenant ils sont les plus mauvais des mauvais
à l'ère de Bush fils, treize ans plus tard.
Henry
Kissinger fut parmi les premiers à réagir à la récente
tragédie. "Sont aussi coupables que les terroristes ceux leur
apportant appui, financement et inspiration", jugea-t-il avec des
mots que le président Bush répéta quelques heures
après.
Si
c'est ainsi, il faudrait commencer par bombarder Kissinger. Il est coupable
de beaucoup plus de crimes que ceux commis par Bin laden et par tous les
terroristes qu'il y a dans le monde.
Et
dans davantage de pays: en agissant au service de divers gouvernements
nord-américains, il fournit "appui, financement et inspiration"
à la terreur d'Etat en Indonésie, au Cambodge, à
Chypre, en Iran, en Afrique du Sud, au Bangladesh et dans les pays sudaméricains
qui souffrirent de la guerre sale du Plan Condor.
Le
11 septembre 1973, exactement 28 ans avant les feux d'aujourd'hui, avait
brûlé le palais présidentiel au Chili. En commentant
le résultat des élections, Kissinger avait anticipé
la disparition de Salvador Allende et de la démocratie chilienne:
"Nous n'avons pas à accepter qu'un pays devienne marxiste
à cause de l'irresponsabilité de son peuple". Le mépris
pour la volonté populaire est un des nombreux points communs entre
le terrorisme d'Etat et le terrorisme privé. Pour donner un exemple,
l'ETA, qui tue des gens au nom de l'indépendance du Pays basque,
a dit, à travers un de ses portes-paroles: " Les droits n'ont
rien à voir avec des majorités et des minorités".
Il y a beaucoup de similitudes entre le terrorisme artisanal et celui
de haut niveau technologique, entre celui des fondamentalistes religieux
et celui des fondamentalistes du marché, entre celui des désespérés
et celui des puissants, entre celui des fous en liberté et celui
des professionnels en uniforme. Tous partagent le même mépris
pour la vie humaine: tant les assassinats des 6.600 citoyens broyés
sous les décombres des tours jumelles, qui s'écroulèrent
comme des châteaux de sable sec, que ceux des 200.000 Guatémaltèques,
majoritairement indigènes, qui ont été exterminés
sans que, jamais, la télé ni les journaux du monde ne leur
prêtent la moindre attention. Eux, les Guatémaltèques
ne furent pas sacrifiés par un fanatique musulman mais par les
militaires terroristes qui reçurent "appui, financement et
inspiration" des gouvernements successifs des Etats-Unis.
Tous
les amoureux de la mort se rejoignent aussi dans leur obsession à
réduire en termes militaires les contradictions sociales, culturelles
et nationales. Au nom du Bien contre le Mal, au nom de l'Unique Vérité,
tous résolvent tout en tuant premièrement et en posant des
questions ensuite.
Et
par ce chemin, ils finissent par alimenter l'ennemi qu'ils combattent.
Ce furent les atrocités du Sentier Lumineux qui en grande partie
permirent au Président Fujimori, avec un appui populaire considérable,
de mettre en place un régime de terreur et de vendre le Pérou
au prix de la banane. Ce furent les atrocités des Etats-Unis au
Moyen-Orient qui en grande partie générèrent le terrorisme
d'Allah.
Tandis
que, maintenant, le leader de la Civilisation est en train d'exhorter
à une nouvelle Croisade, Allah est innocent des crimes qui se commettent
en son nom. Finalement, ce n'est pas Dieu qui ordonna l'holocauste nazi
contre les fidèles de Jehova et ce ne fut pas Jehova qui dicta
la tuerie de Sabra et Chatila ni qui demanda l'expulsion des Palestiniens
de leurs terres. Peut-être que Jehova, Allah et Dieu ne sont pas
les trois noms d'une même divinité? Une tragédie d'équivoques:
on ne sait pas qui est qui. La fumée des explosions fait partie
d'un beaucoup plus grand rideau de fumée qui nous empêche
de voir. De vengeance en vengeance, les terrorismes nous obligent à
marcher à cahot. La
spirale de la violence engendre la violence et la confusion aussi: douleur,
peur, intolérance, haine, folie. A Porto Alegre, au début
de cette année, l'algérien Ahmed Ben Bella avertit: "Ce
système qui a déjà rendu folles les vaches est en
train de rendre fou les gens. Et les fous, fous de haine, agissent comme
le pouvoir qui les génère.
ces
derniers jours, un enfant de trois ans, qui s'appelle Luca, commenta:
"le monde ne sait pas où est sa maison". Il était
en train de regarder un plan. Il aurait pu être en train de regarder
les infos.
Texte
en espagnol/ Texto en español : El
Teatro del Bien y del Mal http://www.multimania.com/zumbi500/
Je vois une photo publiée récemment: sur le mur de New-York,
une main a écrit: "[l']Oeil pour oeil laisse le monde aveugle".
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