«En supposant que
l'Union européenne veuille instaurer la taxe Tobin, elle ne pourra voir le
jour qu'à l'échelle mondiale, afin d'éviter les fuites de capitaux vers les
pays qui ne l'ont pas instaurée.»
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Bruxelles (UE), de notre correspondant
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n'ai entendu aucun ministre s'exprimer en faveur de la taxe Tobin.» Le
Premier ministre et ministre des Finances luxembourgeois, Jean-Claude Juncker,
estime, tout comme l'ensemble de ses collègues, réunis ce week-end à Liège
(Belgique), que cette taxe sur les transactions financières n'a aucune
chance d'être acceptée par le reste du monde. Certes, la Commission devra
procéder à une «étude de faisabilité», une concession à la pression
de la rue. Mais vu le peu d'enthousiasme manifesté par les commissaires
européens, comme le montre l'entretien accordé à Libération par
Frits Bolkestein, chargé du Marché intérieur et qui sera l'un des
rédacteurs de ce rapport, il y a fort à parier que cette taxe sera
enterrée. Ce libéral néerlandais profite de cet entretien pour critiquer
les réticences françaises à ouvrir à la concurrence certains secteurs
monopolistiques comme la Poste, un dossier qui sera bientôt sur le devant
de la scène politique.
La taxe Tobin, que les mouvements tel Attac soutiennent, est-elle une
bonne réponse pour freiner la spéculation sur les marchés financiers?
Qu'est-ce qu'un mouvement spéculatif? Si vous êtes directeur d'un fonds
de pension et que vous devez gérer 100 milliards de dollars, il est normal
que vous cherchiez à protéger l'argent de vos épargnants. Si vous assistez
à des mouvements sur le dollar ou la livre, par exemple, devez-vous rester
sans rien faire? Est-ce un mouvement de protection ou de spéculation? Il
est normal que l'on cherche le meilleur mode d'emploi du capital. En outre,
en supposant que l'Union veuille instaurer une telle taxe, elle ne pourra
voir le jour qu'à l'échelle mondiale... Et ceci, afin d'éviter les fuites
de capitaux vers les pays qui ne l'ont pas instaurée. Enfin, je tiens à
faire remarquer aux mouvements antimondialisation que l'Europe a résolu une
partie du problème en créant la monnaie unique. Ainsi, nous avons interdit
tout mouvement spéculatif sur nos monnaies.
Ne faut-il pas aller plus loin, freiner les excès de la
mondialisation?
Je ne comprends pas très bien ce que veulent les mouvements
antimondialisation. Le protectionnisme? Ce serait la pire des choses. Les
pays qui se sont développés l'ont fait en s'ouvrant au marché mondial, en
se globalisant, justement. Etre opposé au travail des enfants, militer pour
des conditions de travail décentes ou pour la protection de
l'environnement... ce sont des objectifs que je partage. Mais ce serait une
erreur de fermer la porte à l'entrée de marchandises. Si on le fait, on
empêche les pays en voie de développement d'accéder à la richesse. De même,
ces mouvements veulent que le commerce international soit réglementé: il va
sans dire que ce sont les organisations internationales et non les Etats -
soucieux de défendre leurs intérêts nationaux - qui doivent le régir. Or,
cette réglementation et les institutions pour les appliquer existent:
l'Organisation mondiale du commerce (OMC), la Banque mondiale, le Fonds monétaire
international (FMI), l'Organisation internationale du travail (OIT), etc.
Il est possible qu'elles commettent des erreurs: corrigeons-les, mais
n'abolissons pas ces institutions qui sont la seule chose que nous ayons à
notre disposition et qui forment l'embryon d'un «gouvernement mondial».
Ces mouvements antiglobalisation n'expriment-ils pas la crainte de
voir les Etats dépossédés de leur souveraineté au profit de
multinationales?
Je ne crois pas que les Etats aient perdu tant de pouvoir. Pourquoi, par
exemple, deux Etats membres de l'Union, placés dans les mêmes conditions
internationales, ont l'un un chômage de 3 % et l'autre de 8 %? En fait,
chacun a gardé le contrôle de sa politique économique, ce qui aboutit donc
à des résultats différents, même au niveau de l'emploi. Par ailleurs, les
multinationales restent soumises aux lois locales. Faut-il donc comprendre
que ce que contestent ces mouvements antiglobalisation, ce sont les lois
nationales?
La réticence à ouvrir à la concurrence les monopoles publics est-elle
une spécificité bien française?
Cela existe ailleurs. Mais en France, la tradition colbertiste,
c'est-à-dire l'intervention de l'Etat dans l'économie, est encore bien
vivace. La Constitution française pourrait se résumer ainsi: «J'interviens,
donc je suis.» Paradoxalement, la France a un secteur privé extrêmement
performant qui fait d'elle la quatrième économie du monde. Ce pays n'a rien
à craindre de la concurrence. Dans le secteur public, il y a cette
réticence à libéraliser: on le voit avec la Poste, le gaz ou encore
l'électricité. Remarquez bien que le Traité sur l'Union ne dit rien du
régime de propriété: un Etat peut nationaliser ou dénationaliser comme il
l'entend. Simplement, nous voulons ouvrir les marchés à d'autres opérateurs
sans remettre en cause l'existence des entreprises publiques, ni le service
public. Après tout, France Télécom et les Français n'ont eu qu'à se réjouir
de l'ouverture à la concurrence.
Les blocages sont d'intensité variable: très fort sur la Poste, moindres
sur l'électricité et le gaz.
Le 15 octobre prochain, nous reparlerons du dossier postal. La Belgique,
qui préside le Conseil, prépare une nouvelle proposition. Mais il ne faut
pas croire que la France est seule contre tous: les Etats du Sud sont plus
réservés sur la libéralisation que les Etats du Nord qui la souhaitent.
La réticence face à l'ouverture à la concurrence ne risque-t-elle pas
de jouer des tours aux entreprises françaises?
Effectivement, les autres pays bloquent à leur tour la libéralisation.
Ainsi, en Allemagne, une loi vient de prolonger le monopole des services
postaux en réaction à l'attitude française. Je comprends le gouvernement
allemand mais je considère que la réciprocité n'est pas souhaitable car
cela peut prolonger le blocage. Les achats d'EDF en Italie et en Espagne
n'ont pas non plus été très appréciés. Les mésaventures de la directive OPA
(rejetée par le Parlement européen en juillet dernier, ndlr) sont aussi
dues à cette crainte que les entreprises publiques monopolistiques n'en
profitent pour acheter des sociétés soumises, elles, à la loi du marché. Le
comité d'experts que je viens d'installer pour relancer l'harmonisation des
OPA aura aussi pour tâche de s'intéresser à cette question de l'égalité des
«terrains de jeu».
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