Turquie: interview de N. Mater, journaliste indépendante by Olivier & Yannick Friday September 14, 2001 at 04:38 PM |
alterecho@brutele.be |
Cette interview de Nadire Mater a été effectuée le mardi 28 août 2001.
Nadire Mater est
journaliste indépendante depuis plus de 20 ans. Elle travaille actuellement
comme journaliste pour Inter Press Service (IPS), une agence de presse
internationale qui se concentre sur les pays du sud. Elle est également
conseillère pour le projet Independent Communications Network, un projet lancé
en juin 2000 par l'Union Européenne et basé sur les médias locaux en Turquie
(voir www.bianet.org).
Indymedia: Pourriez-vous nous expliquer le fonctionnement des
médias en Turquie, nous parler du « niveau de vérité » et de liberté
au sein du système médiatique turc ?
Nadire Mater: Difficile, évidemment, d'évaluer le « niveau de
vérité »…
IMC: Evidemment.
Vous pourriez peut-être commencer par expliquer la structure du secteur des
médias en Turquie : les proportions public/privé, le degré de
concentration, etc.
N.M.: En ce qui concerne la télé et la radio, il n'y avait
au départ que la radio et la télévision d'état, la TRT. Comme dans les autres
pays, dans les années 90, ce fut la montée en puissance des télévisions et des
radios commerciales et privées. Actuellement, pour ce qui est des chiffres, il
y a environ 300 chaînes de télévision locales, 1000 radios locales, et 800
journaux locaux en Turquie. Au niveau national, il y a plus de 20 chaînes de
télévision nationales, des chaînes commerciales, et évidemment la TRT, la
télévision d'état, qui compte 5 chaînes, si je ne m'abuse. Les journaux sont
privés aussi, évidemment, qu'ils soient quotidiens ou locaux. Mais la structure
du contrôle est un sujet extrêmement important, un danger pour la liberté
d'expression. Pourquoi ? Parce qu'il y a 2 ou 3 grands groupes de presse,
et je ne connais pas les chiffres exacts, mais je peux dire que 80 ou 90% des
médias appartiennent à ces 2 ou 3 groupes.
IMC: Localement comme au niveau national ?
N.M.: Pas localement, parce que les médias locaux sont le
plus souvent des investissements locaux. Mais il y a une tendance en ce
sens : petit à petit, les grands médias essayent de racheter les médias
locaux – c'est sans doute la même chose en Belgique. Ils se disent qu'il s'il
existe une demande, ils peuvent tout aussi bien s'en occuper eux-mêmes.
IMC: Est-ce qu'ils se contentent de racheter des médias
locaux existants, ou ils en lancent eux-mêmes ?
N.M.: Non, ils préfèrent racheter ceux qui ont des problèmes
financiers. Les médias locaux ont du mal à survivre, en particulier en cette
période de crise économique. Ca allait déjà mal avant la crise économique, et
maintenant, ça ne fait qu'empirer. Dans les années 80, la plupart des
propriétaires de journaux étaient eux-mêmes journalistes, ou alors il
s'agissait d'entreprises familiales. Mais graduellement, les gros holdings, les
milieux d'affaires, se sont mis à acheter des journaux. Pendant un certain
temps, c'était plutôt mélangé, mais aujourd'hui, on peut dire que les médias
eux-mêmes sont devenus des holdings, des groupes économiques géants. Ces
groupes sont dans la radio, la télévision, la presse écrite, la presse
internet, mais aussi dans le secteur bancaire, les tourisme, tous les secteurs.
Ils veulent vraiment se lancer dans tout.
IMC: Est-ce que cette évolution a eu une influence sur la
presse progressiste, de gauche ?
N.M.: La première question serait de savoir s'il existe des
médias de gauche, ou s'il en a existé. Très difficile de répondre à cette
question. Evidemment, il y a eu, et il y a toujours, des efforts en ce sens,
quelques exemples, mais c'est très difficile. Dans le passé, ils marchaient
bien, mais maintenant ils sont touchés par cette évolution, qui touché
évidemment les lecteurs, le droit à l'information et la liberté d'expression.
Dans cette mesure, cela affecte aussi les lecteurs de gauche.
IMC: Dans le monde occidental – Europe, Etats-Unis, etc.
– il n'y a pas de censure officielle, imposée. On dit souvent qu'il y a plutôt
une autocensure, d'après « ce qu'attend le lectorat ». Je suppose que
c'est vrai aussi pour la Turquie.
N.M.: Oui, tout à fait.
IMC: Mais y a-t-il des restes d'une censure d'état
directe, d'un contrôle du contenu des médias, qu'il s'agisse des médias publics
ou privés ?
N.M.: Oui, bien entendu. D'après les recherches de
l'Association des Journalistes Turcs, il y a 156 articles, dans le code pénal
turc et dans des lois apparentées, qui limitent la liberté d'expression. Mais
je pense qu'ils deviennent de plus en plus inutiles, parce que les journalistes
ont tendance à comprendre ce qu'on attend d'eux. Ca devient de l'autocensure,
qui est pire, à mon avis, que la censure directe. Sous la vraie censure, on
connaît les limites, et on essaye simplement de les reculer. Tandis qu'en cas
d'autocensure, on ne connaît pas les limites, donc on s'en impose soi-même.
Evidemment, il y a bel et bien des limites, mais on y ajoute celles qu'on se
crée et on les rétrécit donc soi-même. Malheureusement, en Turquie,
l'autocensure est forte. Je ne sais pas ce qui en est en Belgique, mais cela
dépend de la situation qui prévaut dans le pays. Si un système se croit en
danger, il réagit. Il impose donc des limites aux journalistes, en ce qui
concerne les médias, puis les journalistes peuvent trouver eux-mêmes quel est
leur « code de conduite ». S'ils ne trouvent pas, il y a évidemment
des alternatives : le chômage, les procès, la prison, etc. En Turquie, il
y a évidemment beaucoup d'exemples qui illustrent cela. D'autre part,
cependant, ça ne veut pas dire que nous ne puissions rien faire du tout. C'est
très difficile de classer la Turquie dans une seule case, c'est un pays
compliqué. Parfois, on lit des articles ou des chroniques tout à fait
surprenants. Pas souvent, mais ça arrive.
IMC: Vous avez parlé de 156 limitations imposées par la
loi. De quelle nature sont-elles ?
N.M.: Je ne pourrais pas me souvenir de toutes. Tout y est,
évidemment. Par exemple, si vous écrivez un article sur le suicide, sur
quelqu'un qui s'est suicidé, il faut être prudent et éviter certains éléments
choquants. C'est écrit. Ca, par exemple, c'est correct. Ca ne limite pas la
liberté d'expression, ça montre juste la façon d'écrire l'article. Mais il y a
toute une terminologie que l'on ne peut pas utiliser. Si vous l'utilisez, juste
un seul mot, vous pouvez être condamné. Par exemple, « terroriste »
et « guérilla ». Si vous travaillez dans la presse traditionnelle,
vous savez que vous devez utiliser le mot « terroriste ». Dans ce cas
précis, par contre, il n'y a aucun article de loi qui vous interdit d'utiliser
« guérilla » ou qui vous oblige à écrire « terroriste ».
C'est de l'autocensure. Vous savez que si vous travaillez dans un grand média,
vous devez écrire « terroriste ».
IMC: Est-ce que la loi anti-terreur a des effets sur la
liberté d'expression ?
N.M.: Bien entendu, puisque sa formulation est très large,
c'est-à-dire que tout dépend de l'interprétation. Par exemple, la propagande
pour une organisation interdite. Si vous écrivez quelques chose, qui sait si cela
va être interprété comme de la propagande ou de la contre-propagande ?
C'est très flexible. C'est une loi qui pend au-dessus de nos têtes comme une
épée de Damoclès.
IMC: Elle est formulée de façon très large pour que les
autorités puissent l'utiliser à leur convenance ?
N.M.: Je ne dirais pas cela comme ça, il faut être prudent.
Ce que je viens de dire ne signifie pas que tous les journalistes en Turquie
acceptent la situation actuelle comme une fatalité, même les journalistes de la
grande presse. Ils essayent de reculer les limites, ils essayent de combattre
toutes ces choses. Par exemple, il y a un article dans la loi anti-terreur,
l'article 8, qui concerne la republication. Nous – un groupe nombreux de
journalistes, d'écrivains, d'intellectuels – avons publié tous les articles et
textes interdits dans ce que nous appelons « Le livre de la liberté
d'expression ». Nous l'avons signé et nous avons tout republié. Lors du
procès, le procureur a porté l'affaire devant la cour constitutionnelle. En
effet, cet article de loi stipule que l'intention avec laquelle on cite un
texte interdit n'a aucune importance. Par exemple, on peut critiquer quelque
chose, et pour argumenter cette critique, parfois pour véhiculer un message qui
est exactement contraire à celui de l'original, on peut utiliser quelques
citations d'un texte interdit. Si on utilise une telle citation, cela signifie
que l'on répète, et on peut être poursuivi. Donc, le procureur – en partie
poussé dans le dos par ce combat que nous menions – a porté l'affaire devant la
cour constitutionnelle et la loi a été modifiée. Donc, aujourd'hui, si vous
êtes jugé pour une telle affaire, le procureur et le juge sont obligés de
vérifier dans quelle intention vous avez fait votre citation.
IMC: Est-ce que vous, personnellement, avez eu des
ennuis, fait de la prison,… ?
N.M.: Je n'ai pas fait de prison, mais j'ai été arrêtée
quelques fois. J'ai écrit un livre, qui a été interdit, et il nous a fallu deux
ans, à moi et à mon éditeur, pour être acquittés. Le livre est aujourd'hui en
vente libre, mais ça a été une grande affaire, au niveau international comme en
Turquie. J'ai été acquittée d'insulte à l'armée. Ca aussi, c'est toute une
affaire en Turquie. Quand on écrit au sujet de l'armée, il faut être prudent.
IMC: Pour terminer, comme nous vous l'avons dit, nous
sommes là pour parler de la situation à Armutlu. Il s'agit d'une grève de la
faim au finish, une action qui ne peut réussir que si on en parle, parce que
c'est en partie un appel à l'opinion publique. J'ai l'impression que les médias
turcs n'en parlent pas, ou en parlent mal. Lorsqu'ils en parlent, ils disent
que c'est du « pur terrorisme » et qu'il s'agit de gens « pas
fréquentables », etc. Comment percevez-vous la façon dont le problème
d'Armutlu a été couvert, à savoir, la grève de la faim, mais aussi la question
des prisons de type F ?
N.M.: Tout d'abord, je vous trouve un peu sévère avec les
médias traditionnels turcs. Les prisons de type F sont à l'ordre du jour en
Turquie depuis l'année dernière, depuis presque plus d'un an. Certains groupes
en prison ont entamé une grève de la faim en octobre dernier. Au début, la
couverture par les médias turcs, pour autant que je m'en souvienne, n'était pas
si mauvaise. C'est-à-dire, ils essayaient de suivre la question. En ce qui
concerne les grèves de la faim, ce n'est pas nouveau. Ca fait 20 ans ou plus
qu'il y a des grèves de la faim en Turquie, malheureusement. Donc, jusqu'à 40
ou 45 jours, tout le monde s'en fout, ce n'est pas une info. Ils font une grève
de la faim, et on s'attend à ce qu'ils cessent un jour. Mais après 40 ou 50
jours, ils commencent à risquer leur vie. Donc, dans les médias, ça commence
après 40 ou 50 jours. Si mes souvenirs sont bons, c'est comme cela que ça s'est
passé pour la grève de la faim actuelle. Cette fois, la couverture médiatique a
réussi, dans une certaine mesure, à créer un certain intérêt public pour les
grèves de la faim, ce qui est une bonne chose, à mon avis.
Pour les journalistes, le
massacre du 19 décembre a été un tournant. Je ne parle pas des journaux, mais
des journalistes. Après cela, les journalistes se sont réunis pour discuter
leur approche journalistique. A Istanbul, par exemple, lorsque les forces de
sécurité ont attaqué les prisons, les journalistes étaient à environ un
kilomètre et demi des événements. Tout ce qu'ils ont pu voir, ce sont les
images tournées par les télévisions. Pourtant, le lendemain, dans les journaux,
ils en parlaient comme s'ils avaient été là, avec des détails des événements,
du genre : « ils se sont immolés par le feu », ou « ils se
sont entretués ». D'un point de vue journalistique, c'était lamentable et
inacceptable. Le mois dernier, certains rapports d'autopsies de victimes de ce
même assaut ont été publiées. Elles sont très fiables, c'est-à-dire, elles ont
l'air tout à fait correctes. Mais il y a un problème entre ces rapports
d'autopsies et la version du mois de décembre des journalistes, les deux
versions ne collent pas. C'est donc un blâme pour les journalistes qui
travaillaient à l'époque dans les grands médias turcs. Par la suite, petit à
petit, les journalistes, et en particulier les chroniqueurs – qui sont plus
libres, plus autonomes – se sont mis à écrire à ce sujet, à propos des erreurs
qui ont été commises dans la couverture de la question des prisons.
Aujourd'hui, ils parlent
toujours des grèves de la faim, mais pas tous les jours. Lorsque l'un des
grévistes meurt, ou si une organisation fait une manifestation, c'est une info.
Aujourd'hui, il y a 312 ou 314 jours que la grève de la faim a commencé,
presque un an. C'est la première fois que c'est si long. Je n'ai jamais vu
cela, que ce soit en Turquie ou ailleurs dans le monde. Plus de 300
jours ! Donc, maintenant, de temps en temps, ils couvrent l'affaire.
IMC: Aujourd'hui, lorsque les journalistes abordent cette
question – les grèves de la faim, ou une manifestation – quelle est leur
approche, comment en parlent-ils ? D'une façon qui caresse les autorités
dans le sens du poil, ou bien ils sont objectifs ?
N.M.: On lit parfois des chroniques émouvante à ce sujet…
C'est une situation très délicate. Mais ces derniers temps, je n'ai rien lu de
négatif. J'essaye de parcourir au moins sept ou huit journaux par jour, donc je
ne peux pas les lire tous à fond, évidemment. Le ministre de la justice a fait
des déclarations sur la question, et certains chroniqueurs – surtout des femmes
– ont écrit des articles, parfois en tant que mères. Elles se sont adressées
directement au ministre de la justice en le sommant de faire quelque chose.
D'autres ont écrit des choses comme : « Je suis maman, et si mon
enfant, mon fils ou ma fille, était impliqué dans cette situation, c'est très
difficile à dire, que pourrais-je faire ? » Ce genre de choses, des
choses émouvantes. Je ne peux pas dire qu'on ne lit actuellement que des choses
négatives. Mais si ça se met à durer trop longtemps, il se peut que les gens
s'en désintéressent. Parce qu'il y a eu cette délégation (1), qui a été très
importante, je suppose que vous êtes au courant. Les meilleurs et les plus connus
d'entre les écrivains et les journalistes turcs se sont réunis, et ils ont
essayé de trouver un consensus, mais ils n'y sont pas parvenus, parce qu'ils
n'ont pas pu… Cela les attriste beaucoup, mais ils ne peuvent pas continuer.
IMC: Avez-vous une idée de la façon dont l'opinion
publique perçoit le problème ?
N.M.: Pour l'instant, à ce que je sache, personne n'en
parle. Evidemment, ça ne veut pas dire personne du tout, mais si vous avez
l'occasion, allez à l'avenue de l'Istiqlal [l'une des principales rues
commerçantes d'Istanbul] et demandez aux passants ce qu'ils en pensent. Je ne
sais pas ce qu'ils vous diront. Les gens s'en désintéressent.
IMC: Ce n'est plus vraiment un sujet de
conversation ?
N.M.: Non, pas pour autant que je puisse observer.
(1) Comme lors de la grève
de la faim de 1996, des dizaines d'intellectuels et d'artistes de premier plan
se sont réunis. Ils ont formé un comité contre les prisons de type F. Ils ont
également désigné 4 médiateurs qui devaient tenter une conciliation entre les
grévistes et les autorités. Devant le dialogue de sourds persistant, ils ont
renoncé, une semaine avant l'assaut du 19 décembre.