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Le livre blanc de la Commission européenne sur la « gouvernance »
by Jules Fehr Sunday September 09, 2001 at 10:27 PM

La Commission européenne vient de publier un livre blanc sur la «gouvernance européenne ». Destiné à impulser une relance de la «construction européenne », ce travail très attendu, parce que très annoncé, est pour le moins révoltant. Selon Le Monde diplomatique, il «prépare un véritable coup d'Etat de velours ». D'après nous, velours est superflu.

Le livre blanc de la Commission européenne sur la « gouvernance »
prépare-t-il un coup d'Etat ?


La Commission européenne vient de publier un livre blanc sur la «
gouvernance européenne ». Destiné à impulser une relance de la «
construction européenne », ce travail très attendu, parce que très
annoncé, est pour le moins révoltant. Selon Le Monde diplomatique, il «
prépare un véritable coup d'Etat de velours ». D'après nous, velours est
superflu.

1. Ce n'est pas moi, ce sont les autres

Arrogante donneuse de leçons, la Commission européenne commence fort.
Dès le troisième paragraphe de son ouvrage, elle se permet d'estimer, à
propos du referendum irlandais, que le débat qui a précédé le scrutin a
été (page 3) de « piètre qualité ». Penserait-on à nouveau, chez
certains, à abolir le peuple ?
Quant aux gouvernements des quinze, ils se font tancer sans retenue
pour leur rôle au sein du Conseil de ministres ou du Conseil européen
(les « sommets » de chefs d'Etat et de gouvernement), (page 6) : « En
assumant sa responsabilité politique selon la méthode communautaire, le
Conseil (ndlr: de ministres) rendrait le Conseil européen (ndlr : les «
sommets » de chefs d'Etat et de gouvernement) plus libre de se consacrer
à la définition et au suivi d'orientations stratégiques à plus long
terme » et, (page 35) : « Le Conseil européen devrait jouer un rôle plus
important, en partenariat avec la Commission, pour déterminer
l'orientation stratégique de l'Union. Sa tâche ne doit pas être de
régler les détails au jour le jour des politiques de l'Union. »
« La nécessité d'un consensus au sein du Conseil européen a souvent pour
conséquence que le processus d'élaboration des politiques est paralysé
par les intérêts nationaux dans des matières qui, au Conseil, pourraient
et devraient être réglées à la majorité qualifiée des États membres.
C'est un exemple de mise en échec du Conseil à assumer sa responsabilité
politique pour la prise de décision dans le cadre de la méthode
communautaire. (.) Il y a donc lieu de modifier le fonctionnement des
institutions. »
« Le Conseil des (sic) ministres, et notamment le Conseil Affaires
générales, composé des ministres des affaires étrangères, a perdu sa
capacité de donner des orientations politiques et d'arbitrer entre les
intérêts sectoriels, en particulier lorsqu'il lui faut résoudre des
différends entre plusieurs ministères nationaux quant à la position à
tenir sur les propositions communautaires. »
Un sort identique est réservé au Parlement européen, (page 27) : Le
Conseil et le Parlement européen doivent quant à eux s'en tenir aux
éléments essentiels de la législation (.) et veiller à ne pas surcharger
ni compliquer inutilement les propositions. » (page 35) : « Le Parlement
européen devrait en outre renforcer son contrôle sur l'exécution des
politiques de l'Union européenne et du budget. Cela signifie qu'il lui
faudrait se départir de son rôle actuel de comptable sur le détail en
faveur d'un contrôle davantage fondé sur les objectifs politiques. »

»Le Conseil et le Parlement européen doivent en outre s'efforcer
davantage d'accélérer le processus législatif. Dans les domaines où les
textes l'y autorisent, le Conseil devrait voter dès qu'une majorité
qualifiée semble se dessiner, plutôt que de poursuivre les discussions
dans la recherche de l'unanimité. Dans les situations qui s'y prêtent,
le Conseil et le Parlement européen devraient tendre à l'accord en
première plutôt qu'en deuxième lecture, avec l'assistance de la
Commission. Cette pratique pourrait permettre de réduire de 6 à 9 mois
la durée d'adoption d'une législation. »
La Commission se donne le beau rôle sans vergogne (page 15) : « On
reproche également aux dispositions législatives arrêtées par le Conseil
et le Parlement européen d'être trop détaillées ou mal adaptées aux
conditions et à l'expérience locales, souvent en net contraste avec les
propositions initiales présentées par la Commission. »
Ou réclame plus de leadership (page 33) : « Les méthodes de travail
actuelles des institutions (ndlr : le Conseil et le parlement ?) et
leurs relations avec les États membres les empêchent (ndlr : la
Commission européenne ?) de faire preuve du leadership nécessaire. »
(page 22): « La réticence du Conseil et du Parlement européen à laisser
plus de latitude à la Commission pour exécuter les politiques fait que
la législation comporte souvent un degré de détail superflu. »
La Commission, ne s'en prend pas seulement au processus législatif
européen (Conseil de ministres et Parlement européen) mais aussi aux
parlements nationaux, jugés trop lents ou pas assez actifs (page 35) :
« Le Parlement européen et tous les Parlements nationaux de l'Union et
des pays candidats devraient s'employer plus activement à stimuler le
débat public sur l'avenir de l'Europe et sur ses politiques. » (Page 28)
: « Les (ndlr : parlements des) États membres devraient se garder,
lorsqu'ils transposent la législation communautaire, d'aboutir à un
niveau disproportionné de détail ou d'exigences administratives
complexes. » (Page 31) : « Les (ndlr : parlements des) États membres
doivent intensifier leurs efforts pour améliorer la qualité de la
transposition » (ndlr : des directives en législation nationale).
(.) « Le degré de détail de la législation européenne a aussi pour
effet que l'adaptation des règles au progrès technique et à l'évolution
du marché peut être complexe et demander beaucoup de temps. Il en
résulte un manque de flexibilité peu propice à l'efficacité. À cette
lenteur du processus législatif s'ajoute celle de la mise en ouvre - sur
les 83 directives d'achèvement du marché intérieur qui auraient dû être
transposées en 2000, cinq seulement l'avaient été dans tous les États
membres. »
2. A législateurs défaillants, législation inadéquate
Voilà donc le lecteur averti : le Conseil de ministres et le Parlement
européen ne légifèrent pas assez vite et coupent les cheveux en quatre.
Résultat, la législation est bourrée de détails superflus et est
inefficace. Et les concurrents américains et asiatiques en profitent.
(page 22) : « L'Union européenne pourrait permettre à l'industrie
européenne de mieux faire face à la concurrence étrangère. » (page 24)
: « L'Union doit être en mesure de réagir plus rapidement aux
conditions du marché et à l'apparition de nouveaux problèmes sans les
longs délais que requièrent l'adoption et la mise en ouvre de règles
communautaires. Ces délais peuvent souvent atteindre trois ans, voire
plus. »
C'est là, finalement, la véritable raison de la publication de ce livre
blanc. Faire face, avec le plus de célérité possible, aux coups de
boutoir des concurrents étrangers. Ou, comme on l'a affirmé au sommet de
Lisbonne, devenir la première puissance économique du monde et, à cet
effet, intensifier la guerre concurrentielle contre les deux autres
grands pôles économiques. Et, pour cela, se débarrasser des lourdeurs et
lenteurs des appareils législatifs traditionnels ou en réduire le plus
considérablement possible le rôle. Bref, se passer d'eux.
3. Moins de législatif, svp !
La Commission se propose en premier lieu de réduire la législation
(propositions de directives) qu'elle soumettra aux deux organes
législatifs, (page 27) : « elle limitera ses propositions de
législation primaire aux éléments essentiels, tout en prévoyant de plus
grandes possibilités de régler les détails techniques de ces
propositions par des mesures d'application. Le Conseil et le Parlement
européen devraient, quant à eux, limiter la législation primaire aux
éléments essentiels. »

Ensuite, elle suggère, puisque (page 24 ) : « la voie législative n'est
souvent qu'une partie d'une solution plus vaste » de proposer « une
définition plus claire des objectifs politiques de l'Union européenne et
(d'améliorer) l'efficacité de ses politiques en associant législation
formelle et solutions non législatives et autorégulatrices (.). »

Comment et par qui seraient produites ces «solutions non législatives et
autorégulatrices » ?

a) Par des experts (page 22) : « l'Union doit inspirer une confiance
accrue dans les avis d'experts sur lesquels se fonde son action. » Même
si la Commission reconnaît que les experts. n'inspirent pas confiance
(page 23) : « Les récentes crises alimentaires ont mis en évidence
l'importance d'informer le public et les décideurs politiques des
éléments connus et des incertitudes qui subsistent. Mais elles ont
également ébranlé la confiance du public dans les politiques fondées sur
les avis des experts. L'opacité du système de comités d'experts auquel
recourt l'Union ou le manque d'information sur leur mode de
fonctionnement nuisent à la perception de ces politiques par le public.
Qui décide en réalité? Les experts ou les personnes investies de
l'autorité politique? Dans le même temps, un public mieux informé met de
plus en plus en doute le bien-fondé et l'indépendance des avis donnés
par les experts. »
b) Par des agences régulatrices (c'est-à-dire disposant du pouvoir de
légiférer seules et en toute indépendance) calquées sur les grandes
agences américaines telle que la US Food and drug administration qui
légifèrent en lieu et place du Congrès avec l'obligation de ne pas «
grever les finances des entreprises » ! La Commission propose donc (page
28) : « Une meilleure application des règles de l'Union européenne au
moyen d'agences de régulation » et explique (page 23) : « Au niveau de
l'Union européenne, douze agences indépendantes ont été créées. La
plupart d'entre elles, soit ont une mission de collecte d'informations,
comme l'Agence européenne pour l'environnement à Copenhague, soit
assistent la Commission en appliquant certains programmes et certaines
politiques de l'Union, comme la Fondation européenne pour la formation à
Turin. Trois agences de l'Union européenne ont actuellement un rôle de
régulation. »
« L'Office de l'harmonisation dans le marché intérieur (Alicante) et
l'Office communautaire des variétés végétales (Angers) prennent des
décisions dans des cas particuliers sur l'enregistrement de marques
européennes et l'octroi de droits sur les variétés végétales. L'Agence
européenne pour l'évaluation des médicaments (Londres) procède à
l'appréciation technique des demandes d'autorisation de nouveaux
médicaments préalablement à une décision de la Commission. »
« La création de nouvelles agences de régulation européennes autonomes
dans des domaines clairement délimités améliorera la façon dont les
règles sont mises en ouvre et appliquées dans toute l'Union. Il faudrait
conférer à ces agences le pouvoir de prendre des décisions individuelles
en application de mesures réglementaires. Elles devraient jouir d'une
certaine indépendance, dans un cadre clair défini par le pouvoir
législatif. Le règlement instituant chaque agence devrait fixer les
limites de ses activités et de ses compétences, ses responsabilités et
les exigences d'ouverture auxquelles elle devra satisfaire. »
« L'atout des agences réside souvent dans leur capacité à tirer parti
d'un savoir-faire sectoriel de haute technicité, dans leur plus grande
visibilité pour les secteurs concernés (et parfois même pour le public)
» (Sic !) « ainsi que dans les économies de coûts qu'elles permettent
aux entreprises de réaliser. »
Ainsi, les organes législatifs, Conseil de ministres et Parlement
européen, seraient chargés d'adopter la « législation primaire » c'est à
dire de rares directives d'ordre général proposées par la Commission,
tandis que les agences se chargeraient de rédiger et faire appliquer la
réglementation qu'elle élaboreraient dans leur coin, sans contrôle
démocratique.
Quand on sait l'importance que revêtent les règlements dans la
législation européenne, on comprend mieux l'enjeu. Alors que la
Commission proposait encore plus de 180 directives au Conseil et au
Parlement en 1990, elle n'en proposait plus qu'une petite vingtaine en
1997. Quant aux règlements adoptés par les institutions européennes, ils
dépassaient les 1.500 en 1987, les 1.400 en 1989, les 1.500 en 1990 et
1991, les 1.600 en 1992 et se stabilisaient aux environs de 1.000 en
1997.
On le voit, si les agences que la Commission a déjà créés et a
l'intention de créer encore se chargeaient de la « régulation »
européenne, c'est l'essentiel de la législation qui échapperait au
contrôle démocratique. Mais elle échapperait encore moins qu'aujourd'hui
au contrôle des entreprises (page 38) : « Ces agences peuvent accroître
l'efficacité et la visibilité du droit communautaire tant pour les
entreprises que pour le public (ndlr : ça c'est pour faire joli) en
faisant en sorte que la prise de décision dans certains des domaines les
plus complexes et les plus techniques soit plus proche des secteurs
concernés. »
En outre, en faisant sous-traiter une partie de ses tâches pas des
agences indépendantes et délocalisées dans toute l'Union européenne, la
Commission réaliserait de substantielles économies (de salaires) et
réduirait considérablement le nombre de ses agents statutaires.
c) En consultant la « société civile organisée ».
Un des grands reproches adressés aux institutions européennes auquel
veut répondre le livre blanc, est leur opacité, leur manque de
transparence et leur apparente superbe indifférence à l'égard de l'avis
des citoyens de l'Union, ceux qu'on se plait aujourd'hui à dénommer la «
société civile ».
Mais, voilà, pour la Commission, la société civile n'existe que si elle
est « organisée ». La société civile n'est pas l'ensemble des citoyens
de l'Union en tant qu'électeurs, par exemple, mais des groupements, des
associations reconnues et « responsables ». Figurent en bonne place,
parmi celles-ci, les organisations patronales européennes, nationales ou
sectorielles. et les églises (page 17) : « La société civile joue un
rôle important en permettant aux citoyens d'exprimer leurs
préoccupations et en fournissant les services correspondant aux besoins
de la population. Les Eglises et les communautés religieuses ont une
contribution spécifique à apporter. La société civile regroupe notamment
les organisations syndicales et patronales (les «partenaires sociaux»),
les organisations non gouvernementales, les associations
professionnelles, les organisations caritatives, les organisations de
base, les organisations qui impliquent les citoyens dans la vie locale
et municipale, avec une contribution spécifique des églises et
communautés religieuses. (.) Les organisations syndicales et patronales
ont un rôle et un impact particuliers. »
Encore faut-il que cette « société civile organisée » respecte certaines
règles et soit agréée par la Commission pour pouvoir se faire
éventuellement entendre (page 18) : « La société civile doit elle-même
appliquer les principes de bonne gouvernance, qui englobent la
responsabilité et l'ouverture. La Commission a l'intention de créer,
d'ici la fin de 2001, une vaste base de données en ligne, fournissant
des informations détaillées sur les acteurs de la société civile actifs
au niveau européen, et qui devrait avoir pour effet d'améliorer leur
organisation interne. » Car (page 19) : « La participation ne consiste
pas à institutionnaliser la protestation. »
Nous voilà avertis, ne sera éventuellement consultée, (comment ? Le
livre blanc ne précise pas) que la « société civile » organisée,
accréditée et dûment estampillée par la Commission. à condition qu'elle
ne proteste pas. Ainsi part en fumée le principe démocratique de base
que constitue la consultation de l'ensemble des citoyens.
La Commission européenne envisage peut-être de nous faire vivre l'un des
scénarios envisagés pour 2010 par sa propre cellule de prospective dans
son cahier consacré à La gouvernance européenne, (page 263) : « Des
organismes de contrôle spécialisés auxquels le public n'a qu'un accès
limité se sont multipliés pour compenser l'incapacité croissante des
parlementaires à dominer l'ensemble des paramètres à prendre en compte
pour élaborer de nouvelles lois. Dans un certain nombre de domaines, la
responsabilité de définir et de faire appliquer des règles communes a
été déléguée à des acteurs économiques de divers horizons (organisations
professionnelles, par exemple) ou a été endossée par des groupes de
multinationales. (.) Au cours des dix dernières années, l'UE a
progressivement revu à la baisse ses objectifs politiques. L'intégration
apparaît désormais comme un instrument au service d'une compétitivité
internationale renforcée et un consensus se dégage autour de l'idée que
les politiques communes ne devraient plus servir que ce but suprême. »

Pour terminer, on est en droit de se demander pourquoi la Commission
européenne utilise le mot « gouvernance » emprunté à la terminologie des
opérateurs boursiers en vogue depuis le milieu des années 1990. C'est en
effet à cette époque-là qu'apparaît le concept de « corporate governance
». La « corporate governance » est la manière dont doit être « gouvernée
» une entreprise pour qu'elle réponde au mieux aux attentes de ses
actionnaires, c'est-à-dire qu'elle leur rétribue les dividendes les plus
élevés possibles. La réduction des coûts, les licenciements massifs et
l'augmentation de la productivité individuelle des employés auxquelles
on assiste aujourd'hui partout dans le monde en sont les effets les
plus tangibles. La croissance des dividendes également. L'un des pères
de la « corporate governance » est l'économiste américain d'extrême
droite Howard M. Friedman.

Note : Nous consacrerons, dans la semaine du 20 août, un article
détaillé à « La gouvernance européenne » qui, quoiqu'il « n'engage que
ses auteurs », comme l'affirme la Commission, a servi largement de base
à l'élaboration de son livre blanc sur la gouvernance. Nous
consacrerons, en septembre, un article analysant les projets de réforme
de la Commission européenne.

Signé : Jules Fehr

Livre blanc sur la gouvernance européenne :
http://europa.eu.int/eur-lex/fr/com/cnc/2001/com2001_0428fr01.pdf

La gouvernance dans l'Union européenne :
http://europa.eu.int/comm/cdp/cahiers/resume/gouvernance_fr.pdf

Le Monde Diplomatique, Le piège de la gouvernance, Bernard Cassen, juin
2001 : http://www.monde-diplomatique.fr/2001/06/CASSEN/15272

Site corporate governance: http://www.corpgov.net/