Reportage Indymedia en Turquie by Olivier & Yannick Thursday September 06, 2001 at 03:30 PM |
Il y a une semaine, une équipe d'Indymedia rentrait d'Istanbul, où elle était partie faire un reportage à l'invitation de l'organisation Tayad, une association de solidarité avec les détenus en Turquie, dont certains observent une grève de la faim « au finish » pour protester contre les nouvelles prisons dites « type F ». Reportages et interviews suivront sur ce site dans les prochaines semaines.
En trois jours sur place à Istanbul, nous n'avons évidemment pas eu le temps de faire tout ce que nous aurions dû ou voulu faire, mais cela a tout de même suffi pour nous faire une première idée de la situation et pour interviewer un maximum de personnes. Tout d'abord, nous tenons à remercier les membres de Tayad, qui nous ont aidé tout au long du séjour sans pour autant nous imposer quoi que ce soit. Nous avons pu travailler en toute liberté sans jamais nous sentir excessivement « guidés ».
Les premiers grévistes de la faim ont entamé leur action le 20 octobre 2000 pour protester contre les nouvelles prisons de type F, dans lesquelles tous les prisonniers politiques seront regroupés à terme. Jusqu'à présent, les prisonniers politiques se retrouvaient entassés parfois à plus de 100 dans des dortoirs prévus pour 60 personnes. Des conditions qui sont loin d'être idéales, mais qui leur assuraient au moins une certaine sécurité. Une fois passé le parcours du combattant qui précède la condamnation formelle (avec un passage assuré par la torture, au commissariat), les détenus se retrouvent dans les dortoirs avec d'autres prisonniers politiques, souvent de la même organisation. Ce regroupement engendre une forte solidarité et permet de maintenir un esprit de groupe nécessaire pour résister à la torture psychologique. Il arrive même que les gardiens renoncent à extraire un prisonnier de son dortoir parce que le dortoir entier s'y oppose. Les codétenus savent malheureusement très bien ce que peut signifier une telle extraction pour la personne concernée (retour en mauvais état, si retour il y a).
Or, la période des dortoirs semble révolue. Assoiffée de « modernité », la Turquie construit de nouvelles prisons, de type F, où les cellules peuvent accueillir entre 1 et 3 détenus seulement. Malgré le fait que les type F soient plus confortables, modernes et hygiéniques, les prisonniers politiques y voient surtout une manœuvre pour casser la solidarité dans les prisons et achever de briser leurs dernières résistances. Vu la situation des droits de l'homme dans l'appareil répressif, les dortoirs constituent une sorte de garantie de survie. Ils refusent donc tout net leur transfert dans ces prisons « modernes », et entament une grève de la faim « au finish » pour appuyer leurs revendications. Pour le reste, ils exigent notamment l'abrogation d'un article de la loi dite « anti-terroriste » qui, interprété beaucoup trop largement, sert à incarcérer à tour de bras des gens pour des délits d'opinion. La Turquie compte à l'heure actuelle environ 11.000 prisonneirs politiques.
Le 19 décembre 2000, devant l'ampleur du mouvement dans les prisons, les autorités turques décident de briser le mouvement et donnent l'assaut sur les prisons. Pour ne rien laisser au hasard, ils utilisent les grands moyens : murs de dortoirs abattus au bulldozer, overdose de gaz lacrymogènes, gaz brûlants non identifiés, armes à feu, … On a même parlé de lance-flammes, et tout cela contre des détenus sans défense. Bilan : 30 morts parmi les prisonniers, beaucoup de blessés, un grand nombre des rescapés transférés dans des prisons de type F, et le transfert des grévistes de la faim dans des hôpitaux pour y être nourris de force (pratique illégale). Cette opération était cyniquement intitulée « Retour à la vie » : les autorités estimaient en effet que les grévistes de la faim étaient forcés à jeûner par les organisations auxquelles ils appartiennent, et venaient donc les « sauver de leurs griffes ». Pour prouver que cette pression psychologique était une invention pure et simple, d'autres membres des mêmes organisations, qui sont en liberté et qui occupent parfois d'importantes responsabilités, ont entamé une grève de la faim par solidarité. Ce sont eux, ainsi que des détenus grévistes renvoyés chez eux pour six mois, pour se soigner ou pour mourir, qui sont regroupés notamment dans le quartier d'Armutlu, une banlieue pauvre d'Istanbul, dont les principales voies d'accès sont contrôlées par des barrages filtrants de la police turque. Le DHKP-C, le front et le parti révolutionnaire de libération du peuple, organisation illégale en Turquie, est bien implanté à Armutlu. Cette accumulation de présence policière fait craindre un assaut sur Armutlu similaire à celui des prisons en décembre dernier.
La situation devient donc de plus en plus urgente, d'autant plus que les grévistes de la faim, extrêmement déterminés, continuent de mourir. La 64ème victime (les morts de l'assaut de décembre sont compris dans ce chiffre) vient de décéder à Armutlu le 31 août dernier. En Turquie, il faut un mort pour que la presse se souvienne vaguement de la lutte qui est en cours, et encore. Il faut savoir que la liberté de la presse est toute relative en Turquie, et que comme partout ailleurs, le contrôle des groupes de presse se concentre de plus en plus entre les mains de quelques industriels, et le contenu se commercialise à outrance. On peut donc dire que quand ce n'est pas le silence complet, l'opinion turque est désinformée. Chez nous, ce n'est pas beaucoup mieux. En décembre, lors de l'assaut sur les prisons, nos journaux se sont contentés le plus souvent de communiqués d'agence qui relayaient fidèlement la version officielle. La Libre Belgique s'est même distinguée par sa mauvaise foi lorsqu'une commission d'enquête indépendante est allée se rendre compte de la situation en Turquie (voir : http://archive.indymedia.be/front.php3?article_id=1879). Pourtant, les conclusions de cette commission étaient sans appel (http://archive.indymedia.be/front.php3?article_id=1783). En général, quand nos médias parlent de la Turquie, c'est pour parler soit de la grave crise économique et financière qui touche le pays, soit du boom touristique. Sur les droits de l'homme, la presse se tait le plus souvent, tandis que nos politiciens continuent de considérer la Turquie comme un allié fiable qu'il faut ménager. C'est notamment pour briser ce silence qu'une grève de la faim de solidarité aura lieu à Bruxelles du 9 au 25 septembre prochain.
Pendant notre séjour, nous avons évidemment pu interviewer plusieurs grévistes de la faim, mais aussi un avocat engagé dans le combat pour les droits de l'homme, un syndicaliste qui se bat contre l'amenuisement des droits des travailleurs (et contre la direction des grands syndicats institutionnalisés…), un ancien musicien célèbre engagé aujourd'hui à plein temps dans la lutte pour les droits de l'homme et contre les prisons de type F, et une journaliste indépendante. Nous sommes aussi allés dans le quartier de Gazi, une autre banlieue pauvre d'Istanbul, délaissée par les autorités et à peine desservie par les services publics. Bien implanté, le DHKC est parvenu à y mettre sur pied un parlement populaire qui organise, là où il le peut, les services collectifs déficients. Pour les problèmes que le parlement populaire ne peut pas résoudre lui-même par manque de moyens, il organise la revendication au moyen de pétitions massivement soutenues, afin de forcer les pouvoirs publics à prendre leurs responsabilités.
Ce qui est frappant en Turquie, c'est de constater à quel point la répression est présente, même si elle est à peu près invisible. A peu près toutes les personnes que nous avons interviewées ont fait plusieurs séjours en prison, et nombre d'entre elles ont été torturées. Sur les trois jours de notre séjour, plusieurs incidents nous ont fait comprendre que la répression est une menace quotidienne. Par exemple, cette femme d'Armutlu convoquée au commissariat d'Istanbul pour avoir été vue, un an auparavant, exhibant une pancarte du DHKC dans une manifestation. En partant le matin, elle ne savait pas s'il s'agirait d'une simple formalité ou si elle partait vers la torture et la prison. Finalement, la police se contentera provisoirement de lui confisquer ses papiers d'identité. Autre exemple, ces 4 mères de grévistes de la faim parties à Ankara pour demander une entrevue au ministre de la Justice. Elles se sont retrouvées en prison. Ou encore ce gamin de 16 ans, arrêté pour un larcin. La police est allée rendre le corps du gamin au parents le lendemain. Version officielle : il s'est pendu…
Malgré cette tension omniprésente, tous les gens que nous avons côtoyés gardent le sourire et le sens de l'humour. Quand on n'a plus que ses yeux pour pleurer, on a apparemment tout de même encore sa bouche et son cœur pour rire.
Dans les prochaines semaines, vous trouverez donc sur ce site des interviews et des articles plus détaillés concernant ce voyage.