arch/ive/ief (2000 - 2005)

Un modèle de " maintien de l'ordre " à l'échelle européenne
by posted by protesta Wednesday August 22, 2001 at 06:00 PM
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Goteborg, Genes, hier Beaubourg... Une stratégie policière de répression des mouvements contestataires se met en place à l'échelon européen. Cette stratégie est calquée sur les plans anti-hooligans et consiste en un fichage et l'arrestation "préventive" des "suspects". Source : aarrg (http://mapage.noos.fr/aarrg/aarrgu_europe.html)

Un modèle de "maintien de l'ordre"

à l'échelle européenne


Le dispositif policier mis en place à Gènes et les violences des carabiniers ne sont pas totalement explicables par des particularités historiques et politiques locales (réminiscence des "années de plomb" et de la "stratégie de la tension", gouvernement d'alliance incluant des néo-fascistes). Depuis le milieu des années 90, et bien avant l'essor du mouvement antimondialisation, les autorités européennes ont défini un nouveau modèle de "maintien de l'ordre" intégrant les paramètres liés à la genèse d'un nouvel espace politique transnational. Vous verrez dans cet article comment a été théorisée et organisée une véritable doctrine de contrôle policier des mobilisations sociales et politiques à l'échelle européenne. De ce point de vue, les événements de Gènes témoignent à la fois d'un changement -ponctuel ?- mais aussi d'une forte continuité. Ce qui s'est déployé à Gènes de façon inédite pour la période récente, c'est l'usage systématisé d'une politique de terreur appliquée aux manifestants. Mais cette orientation nouvelle a pris appui sur un dispositif stratégique général déjà en place. Il faut comprendre en quoi consiste ce dispositif et savoir quel projet le commande. C'est la condition pour pouvoir évaluer le statut des événements de Gènes, mais aussi pour mettre en évidence les contradictions qu'implique sa mise en œuvre au sein d'une Europe "démocratique", et repérer certains leviers d'action possibles.


1- La définition d'un modèle de " maintien de l'ordre " à l'échelle européenne.


a) Philosophie générale : Le traitement préventif des conflits


Le nouveau modèle de "maintien de l'ordre" a été défini au plus haut niveau par les responsables des polices européennes pendant les années 90. Il se fonde sur le concept de "prévention des conflits".

Sa philosophie a été énoncée de manière très explicite dans un document de travail présenté par la présidence Britannique de l'UE en 1998. Dans ce document noté à "diffusion restreinte", les experts de la police britannique développaient leur doctrine sous le titre "Public Order : Conflict Prevention". Le texte a été rendu public par l'association State Watch , et des extraits ont parus dans la presse anglaise en septembre 1998 . Le projet proposé par la Grande-Bretagne a été accepté sans discussion par le Conseil des ministres de l'Intérieur de l'Union Européenne. Et c'est sur cette base théorique que le Conseil a adopté le 26 Mai 1998 un programme d'action commune concernant la coopération en matière d'ordre public et de sécurité.

Les auteurs écrivent : "Le crime est bien identifié et bien compris. Mais le désordre, qui va des disputes domestiques aux émeutes meurtrières, a été largement ignoré. Le conflit est presque toujours un indicateur de crime futur et de désordres plus graves".

Les experts britanniques, imprégnés de logique policière, ont la certitude que "le conflit" mène au crime. Seulement voilà, ce crime en germe qu'est le conflit n'est pas immédiatement crime, et tend à échapper de ce fait aux instruments juridiques et policiers traditionnels. Il s'agit donc de se doter de dispositifs techniques et légaux préventifs pour contrôler ou empêcher "le conflit". Mais qu'est-ce que le conflit ? Les policiers européens ont la réponse : c'est "un acte contraire à perception de la normalité par l'opinion publique" qui a "un effet potentiellement défavorable sur le statu quo". La généralité de cette définition indique toute l'extension que les auteurs entendent donner à leur doctrine.

b) Des plans anti-hooligans à un dispositif général de maintien de l'ordre


Ce rapport intervenait dans le contexte du développement en Grande Bretagne de mouvements écologistes d'action directe non-violente et de Reclaim the Streets, qui avait perturbé le G8 de Birmingham quelques mois auparavant. Pour donner une idée de l'état d'esprit de la police britannique confrontée à ces nouvelles formes d'action, voici l'extrait d'une déclaration du bien nommé Anthony Speed, responsable de la Metropolitan Police, et président à l'époque du "Association of Chief Police Officers' PublicOrder sub-committee" : "L'expérience montre que ce sont les mêmes personnes qui sont impliquées dans les manifestations - qu'il s'agisse de perturbations de travaux de construction, d'autoroutes, de pistes d'aéroport, d'exportation d'animaux vivants, ou de personnes qui 'se réapproprient' la rue. Ce sont les mêmes personnes qui les soutiennent et qui se déplacent dans le pays. Il est question de conserver un fichier identifiant les principaux protagonistes". Le projet, repris à l'échelle de l'UE, était en fait d'étendre des techniques de police préventives déjà élaborées dans certains domaines à toute une série d'autres activités sociales potentiellement conflictuelles. Les experts britanniques écrivent : "Le Royaume-Uni a découvert que le hooliganisme du football est symptomatique d'un problème bien plus large. Les hooligans ont souvent des antécédents criminels (…) outre cela, ils sont parfois associés à des manifestations politiques et à des groupes d'action directe qui n'ont aucun lien avec le sport. De même, le conflit a des répercussions sur toutes sortes d'événements organisés, y compris les festivals de musique, les actions écologistes et les manifestations". A grand renfort de sophismes, le pas est franchi : les actions politiques, les manifestations de masse, et plus largement toutes les mobilisations collectives, parce que potentiellement conflictuelles, doivent être traitées selon le même modèle policier que le sont déjà les groupes de hooligans et les matches de football internationaux.

Le dispositif anti-hooligans européen a été mis en place par une recommandation de l'UE en 1996. Il s'inspire des législations britanniques et allemandes en la matière. A titre d'exemple, le "Football (Disorder) Act" britannique donne le pouvoir à la police d'arrêter et de détenir des personnes qu'elle soupçonne de pouvoir commettre des délits, et de prendre des mesures d'interdiction de sortie du territoire justifiées par des menaces de trouble à l'ordre public.

Des mesures calquées sur le traitement du hooliganisme avaient, dès 1997, été étendues à tous les types de menaces de troubles à l'ordre public dans une résolution d'action commune de l'UE . Elles visent explicitement à "renforcer la coopération policière entre les Etats-membres pour le contrôle d'événements majeurs tels que les événements sportifs, les concerts de rock et les manifestations".

Un document officiel intitulé "Maintien de l'ordre et de la sécurité publics, échanges d'informations sur les déplacements de groupes" précise les objectifs et les modalités pratiques du dispositif. Il s'agit de "prendre des dispositions plus précises pour assurer la coopération policière lors d'événements où se trouvent rassemblées un grand nombre de personnes provenant de plusieurs États membres et où l'action policière vise avant tout à garantir l'ordre et la sécurité publics et à prévenir les faits répréhensibles". Cela implique : (1) un échange d'informations "sur demande et spontanément" entre les Etats membres lorsque "des groupes d'une certaine ampleur et susceptibles de constituer une menace pour l'ordre et la sécurité publics se déplacent vers d'autres États membres en vue d'y participer à des rassemblements". Ces informations doivent être "aussi détaillées que possible" et contenir des données sur "le groupe concerné, l'itinéraire à suivre et les lieux de séjour, les moyens de transport" et "autres renseignements pertinents". (2) un échange de personnel entre les polices européennes : "les États membres peuvent détacher momentanément des officiers de liaison dans d'autres États membres". Ces officiers de liaison "jouent le rôle de conseillers et d'assistants" et "communiquent des informations". (3) la mise en place d'un groupe de travail sur les questions de maintien de l'ordre au plus haut niveau des polices européennes. Il est ainsi prévu que chaque année "la présidence organise une réunion des chefs des autorités centrales responsables de l'ordre et de la sécurité publics pour discuter de questions d'intérêt commun".

Les plans de coopération anti-hooligans déjà en vigueur ont donc fourni aux autorités européennes la matrice théorique et pratique pour leur nouveau modèle de "maintien de l'ordre". Ces plans s'articulent autour de deux volets principaux : constitution de fichiers informatisés des fauteurs de trouble potentiels, suspension de la liberté de circulation lors des événements internationaux. Ils s'intègrent de façon plus large au système de la zone de Schengen et à ses instruments de contrôle déjà existants (utilisés essentiellement contre la criminalité organisée et l'immigration clandestine).

Comme indiqué, leur principe général est celui d'une politique "préventive", qui ne va pas sans poser de graves problèmes en termes de respect des libertés fondamentales, dans la mesure où elle se fonde entièrement sur une suspicion policière a priori portant sur des délits potentiels, et non sur un traitement a posteriori de délits constatés. Ce modèle repose en quelque sorte sur une présomption de culpabilité pour des délits qui n'ont pas encore été commis, ce qu'on pourrait appeler une "incrimination préventive". Déjà très problématique en elle-même du strict point de vue de la logique juridique, cette conception devient proprement scélérate appliquée au domaine de la contestation politique.


c) Fichiers


Le premier élément de ce dispositif policier est donc l'échange d'informations entre Etats. Mais de quel type d'informations s'agit-il ? Et comment sont-elles stockées et échangées ? Le texte précédemment cité est assez vague à ce sujet. Sur ce chapitre, c'est l'opacité qui domine.

L'association Statewatch écrit : "Bien qu'il soit certain que des échanges d'information ont effectivement lieu, il est seulement possible de se livrer à des spéculations sur la façon et l'endroit où ces données sont stockées. Il y a plusieurs possibilités. Le Système d'Information de Schengen (SIS) contient des informations sur les personnes que les Etats membres ont déclarées comme représentant une menace à la sécurité nationale ou à l'ordre public. En 1998, Stephanie Mills, une militante néo-zélandaise de Greenpeace qui avait atterri en Hollande s'est vu refuser l'entrée dans la zone Schengen parce que le gouvernement Français avait saisi son nom dans le fichier SIS.

Une deuxième possibilité est l'implication d'Europol. Bien qu'un responsable d'Europol ait déclaré que les activités contestataires ne rentraient pas dans le mandat d'Europol, on sait que l'agence met en place un fichier analytique sur "l'éco-terrorisme" (…) Dans la mesure où le 'terrorisme' n'a pas été défini par la convention d'Europol, c'est en fait aux Etats membres de choisir quelles informations ils transmettent à Europol sous cette rubrique". Pour mémoire, Europol est légalement autorisé à collecter dans son fichier analytique des informations concernant l'origine raciale, les croyances (religieuses ou autre), les opinions politiques, la vie sexuelle, la santé, le mode de vie (par exemple les moyens de subsistance), les contacts et les associés des individus recensés.

En guise de confirmation des informations données par StateWatch, on peut se référer à des documents publiés pour la préparation d'une conférence d'"InfowarCon", un think tank spécialisé dans les questions de sécurité. En Septembre 1999, le thème retenu pour leur réunion de Washington DC était "Options, orientations et solutions pour la défense d'infrastructures privées et gouvernementales". Dans ce cadre intervenait Frans Mulschlegel, responsable du bureau de documentation d'Europol et spécialiste des bases de données policières. Les documents annexes de son allocution sont disponibles sur internet. On peut y lire notamment : "Les ministres [de l'Intérieur de l'UE] se sont accordés pour dire que la coopération contre le hooliganisme devait être étendue à la 'coopération portant sur les événements au sens large, c'est-à-dire les rassemblements auxquels assistent un grand nombre de personnes de plus d'un Etat membre'. Ils ont ajouté : 'de tels rassemblements incluent les événements sportifs, les concerts de rock, les manifestations et les opérations de blocages routiers'". Et plus loin, à propos du Système d'Information de Schengen (SIS) : "Le système conserve des informations sur des personnes considérées comme représentant une menace potentielle à l'ordre public - qui se rendent des concerts de rock, des événements sportifs ou des manifestations - ainsi que les étrangers, les immigrants illégaux, les trafiquants de drogue et autres suspects de crimes graves". Le SIS inclurait donc bien les signalements de manifestants.

A titre de rappel, le SIS a été mis en place avec la Convention de Schengen de 1990. La convention précise bien que ce système n'a pas simplement vocation à favoriser les recherches en matière criminelle. Conformément à l'article 93, son but est aussi de "maintenir l'ordre et la sécurité publics". Commentant l'article 39 de la convention dans son rapport à l'Assemblée Nationale, le député Jean-Marie Bockel constate : "Prévoyant que les services de police 's'accordent l'assistance aux fins de la prévention et de la recherche de faits punissables', la convention ne distingue pas les missions de maintien de l'ordre public des missions de police judiciaire" . Il poursuit en commentant l'article 46 : "L'information spontanée peut être faite pour avertir les services étrangers que des manifestants français se rendent dans ce pays et que la manifestation pourrait donner lieu à des incidents". Le fichier SIS comprenait prés de 12 millions de données à la fin de l'année 1999. En France, les points d'accès au système s'élèvent à 15 000 terminaux d'ordinateurs, accessibles à la police, la gendarmerie, la douane, les préfectures, aux services du ministère de l'Intérieur et au ministère des affaires étrangères.

Cette politique de fichage a été définie dans sa généralité, puis appliquée - entre autres - aux activités contestataires avant l'essor du mouvement antimondialisation. Elle est l'un des éléments d'une véritable stratégie de contrôle politique à l'échelle de l'Union. Elle a été depuis systématiquement appliquée à nos mouvements. L'orientation générale est même au durcissement. En préparation du sommet de Gènes, une réunion des ministres européens de l'Intérieur s'est tenue à Bruxelles le 13 juillet 2001. L'Allemagne et la Grande-Bretagne y ont défendu le projet de création d'un fichier central de fauteurs de troubles potentiels. Cette proposition a été rejetée, mais le principe d'une intensification de la coopération policière, par "un échange systématique d'informations sur les casseurs potentiels" a été retenu. Les quinze se sont également accordés sur l'usage d'indics spécialisés ("special spotters") pour "identifier les fauteurs de troubles". La leçon de ces décisions est claire : la création d'un fichier unique centralisé de militants est encore jugée comme politiquement inassumable par une partie des dirigeants européens. Mais après tout, un tel fichier unique n'est pas techniquement indispensable : une mise en commun systématique de fichiers nationaux fait aussi bien l'affaire.

L'existence de tels fichiers nationaux ou régionaux est avérée. Pour prendre un seul exemple récent, le 17 juillet dernier, dans la perspective des manifestations de Gènes, le ministère Bavarois de l'Intérieur a annoncé à la presse qu'il disposait d'un fichier de quelque 2.000 noms de "vandales connus" et que "des policiers étaient déployés sur les routes pour contrôler les voyageurs prenant la direction du sud".

Du reste, les soupçons de Statewatch concernant l'usage du fichier SIS ont été très récemment confirmés par le texte d'un communiqué officiel du ministère de l'Intérieur italien publié le 13 juillet dernier. En évoquant la décision prise par les ministres de l'UE de rétablir les contrôles aux frontières et d'intensifier l'échange d'informations entre pays via Schengen et Interpol, le texte précise : "Les données des 'indésirables' (…) sont contenues dans une base de donnée commune, le S.I.S. (Système d'Information Schengen) à Strasbourg". Pour illustrer le renforcement de la coopération policière européenne, le même communiqué ajoute : "pour coordonner les activités de maintien de l'ordre, seront mises en place à Gènes pour la première fois des patrouilles de police mixtes, réunies dans un centre opérationnel international où seront présents des fonctionnaires de police des pays de l'U.E.".


d) Fermeture des frontières


L'échange d'informations n'est que l'un des deux volets du dispositif. L'autre élément est le recours à des mesures de fermeture des frontières. Le 13 juillet dernier, les ministres de l'Intérieur de l'UE motivaient la suspension des accords de Schengen par le souci d'empêcher des personnes "connues pour des faits troublant l'ordre public de se rendre dans le pays qui accueille l'événement, s'il y a des raisons sérieuses de croire que ces personnes se déplacent dans l'intention d'organiser, de susciter ou de participer à des graves troubles de l'ordre public". Appréciez la largeur des formulations : grâce au flou artistique traditionnel de la notion de "trouble à l'ordre public" et dans le contexte des contre-sommets depuis Seattle, tout manifestant peut correspondre à un profil ainsi défini.

Les dirigeants européens en ont d'ailleurs parfaitement conscience. Ainsi Antoine Duquesne, ministre belge de l'Intérieur, interrogé par le quotidien Le Soir à l'issue de la réunion de Bruxelles. Question : "Mais, au fond, c'est quoi un fauteur de trouble ?" Réponse : "La définition de l'ordre public reste très générale dans nos pays. (…) Il faut une série d'indices graves de comportements violents. Le passé fournit des informations utiles. Mais il faut du bon sens dans l'appréciation". Le critère de jugement ultime est donc le "bon sens" policier. On en connaît toute la subtilité. Le journaliste, qui posait la question "Une Union européenne des polices contre… qui ?", conclut : "On n'en saura pas plus…".

Pour mémoire, la fermeture des frontière est prévue à titre exceptionnel par l'article 2 de la Convention de Schengen. Elle porte le nom de "clause de sauvegarde". Elle stipule que "lorsque l'ordre public ou la sécurité nationale l'exigent, une Partie Contractante peut (...) décider que, durant une période limitée, des contrôles frontaliers nationaux adaptés à la situation seront effectués aux frontières permettant à un Etat de rétablir les contrôles aux frontières lorsque l'ordre public ou la sécurité nationale l'exigent". Cette clause a été utilisée pour deux types d'événements : des rencontres sportives, par exemple lors de la dernière Coupe du monde de football, et des manifestations (et là encore avant le mouvement anti-mondialisation, par exemple par la Belgique, et le Luxembourg en 1999 pour contrôler l'identité de manifestants agriculteurs et kurdes).

Ce dispositif a donc été préparé de longue date. Et il est en cours de perfectionnement. StateWatch signale ainsi l'existence d'un document de travail récent, commun à la Belgique et aux Pays-Bas, qui étudie un mécanisme permettant de "refuser l'entrée à des citoyens européens et d'expulser des citoyens européens d'Etats membres" pour des raisons " d'ordre public ". Après avoir évoqués diverses éventualités les experts concluent : "les possibilités pour refuser l'entrée sont plus grandes que celles pour expulser". Dans le même ordre d'idée, le Guardian signalait récemment que, contrairement aux déclarations du Ministre de l'Intérieur Britannique assurant qu'aucun plan d'assignation à résidence n'avait été évoqué en perspective du sommet de Gènes, des diplomates avaient déclaré à l'issue de la réunion de Bruxelles le 13 Juillet "que l'idée pourrait être étudiée dans les capitales nationales". En bref, les polices européennes sont en train d'étudier toutes les pistes légales envisageables pour limiter de façon drastique la liberté de circulation lors d'événements internationaux. A noter que, dans la pratique, le respect du cadre juridique communautaire, est cependant le cadet des soucis des Etats membres : le blocage du train italien pour Nice, ou le refoulement manu militari du ferry de manifestants Grecs anti G8 à Ancône en témoignent.

De manière plus générale, il est frappant de constater que l'Europe a en fait élaboré des moyens de contrôle structurels des mobilisations collectives, depuis le début du processus d'unification. Les dirigeants européens ont réellement anticipé la naissance de mouvements sociaux internationaux et ont de longue date défini des stratégies répressives dont le cadre demeure constant. La double politique de fichage et de fermeture des frontières porte des atteintes graves à la fois à la protection de la vie privée, à la liberté de circulation et au droit d'expression politique. Au nom de "l'ordre public", et par souci de contrôle des contestations internationales à venir, l'Union Européenne n'a pas hésité à mettre à mal à la fois ses propres principes affichés et les droits fondamentaux de la personne. Ces choix politiques ont été pris collectivement et assumés au plus haut niveau avec une constance sans faille.

C'est à ce dispositif à la fois conceptuel, juridique et technique que s'est ensuite adossé le traitement effectif des mobilisations de masse en Europe. Pour résumer, nous avons affaire à un nouveau modèle de "maintien de l'ordre" caractérisé par les éléments suivants : une philosophie de criminalisation préventive du conflit et, solidairement, une assimilation de la contestation politique à une activité potentiellement criminelle, une réactivation des "frontières intérieures" au sein d'un espace transnational (la suspension de Schengen n'étant qu'une des formes de cette stratégie), et techniquement enfin, une extension des plans anti-hooligans à toutes les formes de rassemblements internationaux (coopération policière, fichage, échange d'informations, et refoulements aux frontières).

2- La mise en pratique


Dès la deuxième moitié des années 90, ce cadre général est fixé. L'arsenal est disponible. L'occasion de procéder à un test opérationnel grandeur nature ne tarde pas à se présenter. C'est la grande manifestation contre le chômage organisée lors du sommet d'Amsterdam en 1997.

a) Le test opérationnel d'Amsterdam


Les participants aux manifestations contre le sommet d'Amsterdam ont découvert sur place un dispositif policier auxquels ils n'étaient pas habitués. Dès Juin 1997, un article en soulignait la nouveauté. Sous le titre "Police operation at Amsterdam summit: a test run of political policing in the EU ?", l'auteur émettait avec une clairvoyance remarquable l'hypothèse que les opérations inédites qu'on avait pu y observer étaient peut-être un test préalable à la mise en place d'une nouvelle stratégie de maintien de l'ordre à l'échelle européenne.

Premièrement, la ville a été placée en état de siège. Au sens géographique du terme d'abord, puisque qu'avait été délimité un périmètre interdit. C'était une première esquisse des "zones rouges" de Nice ou de Gènes. Au sens politique ensuite, puisque la police s'était vue conférée des pouvoirs spéciaux dans le cadre d'une situation assimilée à un état d'urgence.

Deuxièmement, les opérations de police n'étaient pas réactives, mais préventives ou "proactives". Du reste, la manifestation qui rassemblait 50 000 personnes était tout à fait pacifique, et n'a donné lieu à aucun "débordement" sérieux qui aurait justifié une riposte policière. Dés 1997, la doctrine du "traitement préventif du conflit" a donc été appliquée à une manifestation de masse. Cela s'est traduit concrètement par (1) des blocages aux frontières, des refoulements et des expulsions (à titre d'exemple 130 manifestants italiens arrivés en trains ont été bloqués une partie de la nuit avant d'être renvoyés vers l'Italie), (2) des arrestations arbitraires massives (au moins 700), au motif de soupçon d'appartenance à une organisation criminelle, grâce à une interprétation abusive de l'article 140 du code pénal hollandais (à noter qu'une partie des arrestations avaient eu lieu à la sortie du centre de presse indépendant " Vrankrijk ", bloqué par la police pendant une partie des manifestations, à noter également le signalement de nombreux cas de mauvais traitements dans les centres de rétention), (3) des relevés d'identité détaillés et systématiques pour les personnes interpellées (empreintes digitales et photographies).

Troisièmement, le contexte logistique était celui d'une coopération accrue des polices européennes. Le sommet d'Amsterdam intervenait moins d'un mois après l'adoption de la résolution d'action commune sur le maintien de l'ordre dans les "compétitions sportives, les concerts, les manifestations et les blocages routiers". De fait, le dispositif intégrait plusieurs polices des Etats membres en coopération étroite (échanges d'informations, et présence sur place de fonctionnaires de polices d'autres Etats membres). Tout porte à croire que les arrestations massives et les relevés d'identité systématique ont eu pour fonction de nourrir les systèmes de fichiers de manifestants "à risques" dont le projet venait d'être élaboré. Plusieurs parlementaires se sont d'ailleurs à l'époque interrogés sur la destination des données personnelles recueillies lors des arrestations d'Amsterdam : le groupe parlementaire des verts au parlement danois avait ainsi déposé une demande d'information à ce sujet, de même que la députée verte Patricia McKenna au Parlement Européen à la session de Novembre 1997.

Avec un certain sens de l'ironie, les responsables de l'UE ont salué le Traité d'Amsterdam comme l'acte de naissance d'un "espace de liberté de sécurité et de justice". Sa signature a en fait été accompagnée du test grandeur nature d'un nouveau modèle de "maintien de l'ordre" à l'échelle de l'espace politique européen. Etat de siège, "attitude proactive" des forces de police (entraves à la liberté de circulation, arrestations arbitraires, fichage), coopération policière internationale : ces éléments se sont répétés à chacune des mobilisations internationales ultérieures.

b) On n'arrête pas le progrès


Si les grandes lignes du dispositif sont constantes, celui-ci a néanmoins connu à la fois des changements cumulatifs durables et des variations ponctuelles en fonction des situations locales.

Pour le premier point, le facteur décisif a été Seattle. Et ce pour deux raisons. Premièrement, c'est l'événement fondateur qui a permis au mobilisations antimondialisation de devenir des mouvements de masse. Et qui, deuxièmement, a fourni un modèle tactique clair aux manifestations de "contre-sommet" : perturber, voire empêcher la tenue de la réunion, pour symboliser l'irruption des peuples dans les directoires du monde. Le slogan "encerclement pacifique de la ville de Nice" exprimait parfaitement un tel objectif.

C'est cela - et pas les bris collatéraux de vitrines- qui est devenu le problème majeur des responsables politiques et policiers depuis 1999. L'évolution de leur modèle de maintien de l'ordre est - et contrairement à leurs déclarations répétées- moins une réponse aux agissements "d'une minorité de casseurs", qu'une réaction à l'émergence de protestations internationales massives, pacifiques et néanmoins perturbatrices.

Confrontées aux tactiques d'encerclement et de blocus pacifiques, les techniques de maîtrise du territoire ont été perfectionnées : sécurisation d'un périmètre englobant le lieu de réunion et les voies d'accès aux hôtels, simples barrières à Nice, grillages au Sommet des Amériques, murs d'acier à Gènes. Il y a bien une histoire cumulative des techniques policières. Et elle s'appuie sur le travail de véritables cellules de coopération logistiques internationales. Chaque pays organisateur a à sa disposition une masse de documents, de rapports de toutes sortes, et recourt aux avis d'experts en sécurité dépêchés à chaque sommet. Le ministre de l'Intérieur italien, Claudio Scajola confiait ainsi en juin dernier à La Repubblica : "Nous avons beaucoup travaillé avec les collègues étrangers, nous avons profité de leurs conseils, et nous nous sommes livrés à des observations directes lorsque c'était possible. Et maintenant, nous sommes en train de visionner un à un tous les films" . Le Monde du 24 juillet rapporte dans le même ordre d'idée la présence à Gènes d'officiers de la police belge ayant "observé attentivement les manifestations" en vue du sommet de Laeken.

Le terme ultime de cette histoire des techniques de fortification en milieu urbain a été atteint ces derniers mois par le premier Ministre belge, Guy Verhofstadt qui a annoncé son projet de faire construire à Bruxelles pour 2004 un bâtiment exclusivement destiné à abriter les sommets internationaux, que les bruxellois appellent déjà "Le Bunker". Un article du quotidien Le Soir précise : "Le deuxième bâtiment du Résidence Palace serait, lui, transformé en hôtel pour les chefs d'Etat et de gouvernement, et relié par passerelles aux lieux de réunions européens. Voilà qui éviterait les déplacements sous haute surveillance en voiture" . L'autre solution pour éviter les manifestants étant bien sûr de se réunir dans un désert ou dans une dictature. C'est d'ailleurs la solution retenue par l'OMC qui a choisi le Qatar comme prochain pays d'accueil. Et qui a donc réussi à faire d'une pierre deux coups.

En ce qui concerne l'Europe, la tendance est à l'unification des dispositifs policiers. Pas seulement en termes d'institutions et de modèles stratégiques, mais aussi en termes d'équipement des forces de l'ordre. Les choix à venir des Quinze en la matière pourront être judicieusement éclairés par un rapport commandé par l'Europe à la fondation britannique Omega et intitulé "Technologies de contrôle des foules - Une évaluation des technologies de contrôle politique". Ce charmant texte se présente comme une "étude détaillée à l'échelle mondiale des technologies de contrôle des foules". Il s'agit d'une estimation très documentée de l'impact biomédical et social de chacun des types d'armes policières : armes dites classiques (irritants chimiques, munitions à impact cinétique, électrochocs et autres joyeusetés), mais aussi armes "de seconde génération", incluant les armes biologiques non létales. On trouve en annexe une sorte de guide d'achat qui détaille, fournisseur par fournisseur, les caractéristiques et les inconvénients de chacun des articles.


Cependant, cette tendance à l'unification ne signifie pas encore homogénéité effective des moyens, des pratiques et des cultures policières européennes. Ces facteurs, auxquels il faut ajouter la situation politique nationale et la topographie de chacun des théâtres des opérations, expliquent les variations dans les agissements policiers lors des sommets internationaux. Mais il faut d'ores et déjà ajouter que ces "variations nationales" ne peuvent, en contexte communautaire, se produire indépendamment des projets, des avis, des réactions - ou des absences de réactions qui valent alors accord tacite - des autres membres de l'Union.

c) De Göteborg à Gènes : "license to kill"

C'est avec cette réserve qu'on peut rappeler la séquence politique qui a mené de Göteborg à Gènes. L'examen rétrospectif s'avère accablant pour les dirigeants européens.

Le 15 juin 2001, la police suédoise faisait 3 blessés, dont un grièvement par des tirs à balles réelles sur des manifestants. L'événement est mis au compte de l'inexpérience et de l'inadaptation de la police Suédoise, équipée seulement de matraques et d'armes à feu. A la question "Pourquoi ne pas avoir utilisé les gaz lacrymogènes et les canons à eau pour disperser les casseurs?" Le chef de la police de Göteborg répondait : "la Suède ne dispose pas de canons à eau". Il osait ajouter quant aux gaz lacrymogènes : "c'est une question compliquée. Il ne faut pas oublier que nous étions dans le centre-ville et que ce type de gaz gêne considérablement les habitants et les policiers". Et de conclure que, tout compte fait, la police a accompli son travail "de façon satisfaisante"puisque les Quinze n'ont à aucun moment été perturbés dans leurs discussions" . C'était l'essentiel en effet.

Mis à part un "C'est très dangereux, vous auriez pu tuer des gens…" glissé par Chirac à l'oreille du premier ministre suédois, aucune réaction des dirigeants européens. Aucune condamnation, aucune mise en garde officielle.

Le 16 juin 2001 au matin, pour toute espèce de réaction, les Quinze, décident la création d'un groupe de travail belgo-franco-suédois, au niveau des ministres des Affaires étrangères , des ministres de l'Intérieur et des polices pour préparer collectivement le traitement des manifestations prévues aux prochain sommet européen à Laeken, en Belgique. Le quotidien Le Soir s'interroge : "Concrètement, qu'a prévu le gouvernement belge ? Des mesures radicales, selon nos informations. Comme l'interdiction de certaines manifs; le fichage des délinquants; l'arrestation préventive de personnes ayant commis les délits les plus graves à Nice ou Göteborg, dès leur entrée sur le territoire belge. Du reste serait maintenu le traditionnel recours aux autopompes, gaz lacrymogènes et balles en plastique". Et le premier ministre belge de déclarer à l'Associated Press : "Nous serons fermes".

Le 18 juin, les ministre de l'Intérieur allemand et français, Otto Schily et Daniel Vaillant publient un communiqué de presse commun réclamant la création d'un groupe d'étude pour "adopter une attitude commune et dure contre cette nouvelle forme de criminalité extrémiste qui dépasse les frontières". Le texte appelle à la tenue urgente d'une conférence spéciale réunissant les ministres de l'Intérieur européens pour coordonner leur action en vue du G8 de Gènes. Otto Schily : "Puisque les fauteurs de troubles agissent par delà les frontières, la lutte doit être mis en place au niveau international. Cela suppose que les informations sur la préparation de telles actions violentes soient encore mieux échangées entre les autorités chargées de la sécurité dans les Etats membres, et que les mesures contre ces délinquants s'effectuent sur la base d'une stratégie commune et d'un concept opérationnel commun." (…) Il poursuit en affirmant que "le concept de sécurité allemand de lutte contre les hooligans violents lors de la coupe d'Europe 2000 peut servir de modèle", notamment avec des contrôles plus serrés aux frontières et la promulgation d'interdictions à quitter le territoire . Au lendemain d'un événement aussi grave que le tir à balles réelles, en Europe, sur des manifestants désarmés, telle est donc la teneur des réactions de deux ministres de l'Intérieur socialistes : un appel au durcissement des dispositifs répressifs. Pas une ligne sur l'attitude de la police suédoise. Aucune recommandation portant sur l'usage futur de la force publique.

Le 26 juin le Genoa Social Forum rencontrait les responsables italiens et formulait la demande officielle que les carabiniers ne soient pas armés à balles réelles lors du sommet. Dans une réponse en forme de non-recevoir, le ministre de l'Intérieur Claudio Scajola donnait son assurance que le gouvernement ferait tout ce qui était en son pouvoir pour "garantir la loi et l'ordre, et qu'il traiterait toute manifestation violente avec la rigueur maximale". Ce type de déclaration n'a visiblement ému ni les membres du G8, ni les responsables politiques européens.

Le 29 juin, le gouvernement autrichien, qui se préparait à accueillir la réunion du World Economical Forum à Salzburg faisait savoir par la voix de Rudolf Gollia, conseiller auprès du ministre de l'Intérieur qu'il avait autorisé la police à faire usage d'armes à feu contre les manifestants : "Nous ne voulons pas répéter ce qui s'est produit à Göteborg, mais nous utiliserons des armes à feu si besoin est" (…) "Tous les agents en service seront armés de gaz lacrymogènes et de pistolets. Ils ont des instructions très claires concernant leur usage. S'il y a violence, ils ont autorité pour tirer". Cet avertissement était formulé par un gouvernement à composantes néo-nazies dont l'entrée en fonction avait provoqué un tollé diplomatique en Europe. Deux semaines après Göteborg, une telle déclaration venant d'un tel gouvernement n'a suscité à notre connaissance aucune réaction parmi les responsables européens.

Le 13 juillet, la réunion des Ministres de l'Intérieur de l'Union à Bruxelles décidait de durcir la politique de contrôle lors des manifestations internationales. Là encore, aucune mesure réelle visant garantir les droits fondamentaux et l'intégrité physique des manifestants. A l'issue de la réunion, Claudio Scajola, le ministre de l'Intérieur italien se félicitait de ce que la ligne défendue par le gouvernement italien ("dialogue, fermeté et rigueur") ait reçu "une approbation unanime de la part du Conseil".

Le 17 juillet, Amnesty International adressait une mise en garde au gouvernement italien et aux membres du G8. L'organisation non-gouvernementale rappelait que "de nombreux rapports de différentes sources, incluant les récits de témoins, de victimes et des preuves photographiques "témoignent" d'abus généralisés et de violations des standards des droits humains internationaux perpétrés à l'encontre de manifestants non-violents "lors des manifestations antimondialisation de Naples le 17 mars et de Gènes le 6 juillet. En conséquence, elle demandait aux autorités et à tous les fonctionnaires impliqués dans l'exécution du maintien de l'ordre de s'assurer que toutes les dispositions soient prises pour que les droits de l'Homme soient respectés. Notamment concernant l'utilisation des armes à feu et de la force publique, des libertés d'expression et de rassemblement, du droit de ne pas être soumis à des arrestations arbitraires et des droits élémentaires des prisonniers. L'organisation énonçait également le principe suivant : "Amnesty International n'approuve pas la violence contre les forces de l'ordre ou contre la propriété, et ne s'oppose pas à l'utilisation raisonnable et légale de la force par des représentants de la loi. Cependant, le maintien de l'ordre doit être effectué de façon à protéger les droits élémentaires de ceux qui protestent". Aucun responsable européen n'a pris de mesure pour relayer ce type de mise en garde, pourtant élémentaire.

Au même moment, l'Europe levait les accords de Schengen, les services de police échangeaient des fiches personnelles établies lors des précédentes vagues d'interpellations, et des unités de la brigade pénitentiaire italienne était transférée au centre de rétention de Bolzaneto.

Le rappel de ces faits est accablant pour les dirigeants européens. Si la responsabilité directe des violences policières de Gènes revient en première analyse au gouvernement de Silvio Berlusconi, on peut dire que rien n'a été fait pour l'empêcher ou la prévenir. Jamais la question du respect des droits des manifestants et de la sauvegarde de leur intégrité physique n'a été réellement à l'ordre du jour. Il s'est agi -dans le meilleur des cas- de la non assistance à personnes en danger.

Il est même probable que l'idée que des polices européennes puissent en dernière extrémité faire feu sur des manifestants a été acceptée à haut niveau. Dans le contexte que nous avons rappelé, celui d'une coordination constante et renforcée des forces de police et des ministères de l'Intérieur européens, la décision d'armer les carabiniers à balles réelles après Göteborg n'a pas pu être prise sans l'accord au moins tacite des Etats membres, à la fois de l'UE et du G8.

Par leurs silences, par la mise en place et le durcissement d'un modèle liberticide de maintien de l'ordre, les dirigeants européens ont créé les conditions des violences policières sans bornes et des violations de droit systématiques qui se sont déployées à Gènes.


d) Gènes : le modèle despotique de l'usage de la force publique


Au-delà de l'assignation de responsabilité, la question capitale pour nous est de savoir si le dispositif de Gènes illustre un changement durable en termes de comportement des forces de police, ou s'il s'agit d'un épisode aussi extrême que ponctuel. La question ne peut pas être réglée théoriquement, tant cela dépend des campagnes de dénonciation que nous sommes en train de mener. Cependant, on peut essayer de caractériser les changements constatés à Gènes pour dégager quelques pistes de réponse.

S'il y a eu changement, par exemple par rapport à Nice, c'est sur deux aspects : en termes de schéma tactique des opérations de police d'une part, et en termes d'intensité et systématicité de la violence d'autre part. Le changement concerne donc seulement le segment des opérations de terrain (type d'armement, forme et degré d'usage de la force, conditions de détention), mais pas l'ensemble du dispositif tel qu'il a été défini et décrit plus haut.

C'est à ce niveau qu'ont été dépassées les bornes du modèle habituel des opérations de "maintien de l'ordre" lors de sommets internationaux dans des "Etats démocratiques". Le modèle en question est celui avec lequel nous sommes habitués à réfléchir, et même à agir corporellement dans une manifestation. Les règles en sont les suivantes : (1) l'objectif principal de la police est d'isoler les manifestants du lieu de réunion et de sécuriser le périmètre, et la majorité des cas de déploiement de violence sont liés à cet objectif tactique (maîtrise du territoire). A ce premier objectif s'ajoute un second : faire des interpellations nombreuses, notamment à des fins de relevés d'identité. Le déroulement en deux temps des opérations à Nice illustre parfaitement ce double objectif: le matin, "guerre de position" de part et d'autre des barrières ; l'après-midi, raids policiers dans le gymnase qui servait de dortoir, bastonnades et nombreuses arrestations), (2) la violence des forces de police est bornée en intensité (elle ne va pas jusqu'à prendre le risque de tuer, les forces de police ne font pas usage d'armes à feu), (3) enfin, la violence gratuite ne se déploie pas au grand jour (une camera l'empêche ou la modère), le pouvoir politique n'est pas prêt à payer le prix d'une violence systématique médiatisée.

A Gènes, ces règles ne valaient plus.

(1) La police italienne ne s'est pas contentée de sauvegarder le périmètre de la zone rouge. Elle aurait très bien pu le faire avec une force mesurée, sans aller au contact avec les manifestants. Vu l'ampleur des fortifications, canons à eau et lacrymogènes suffisaient pour sécuriser le périmètre. En étant massivement présente à l'extérieur et en harcelant systématiquement les cortèges pacifiques, elle poursuivait un autre objectif, qui n'a jamais été de maîtriser des "black blocs" complètement instrumentalisés. Elle visait les manifestants eux-mêmes. Dit le plus simplement possible : leur faire mal, leur faire peur. L'objectif principal de la police italienne n'était plus seulement de conserver la maîtrise d'un territoire et de procéder à des arrestations et à des relevés d'identité massifs, mais de produire un effet immédiat de terreur et un effet durable d'intimidation sur la plus grande masse des manifestants. (2) Le fait d'équiper les corps de police d'armes chargées à balles réelles pour encadrer des manifestations, et d'en autoriser l'usage, indique que les limites traditionnelles assignées à l'usage de la force par un Etat démocratique sont outrepassées. Que cela ait été reconduit après Göteborg est le signe d'un choix politique opéré par le gouvernement italien, et accepté par ses partenaires internationaux. Dans le modèle mis en place, l'usage de la force est potentiellement absolu. On peut mourir d'avoir manifesté. (3) La violence gratuite ne se cache pas : on peut matraquer jusqu'au sang des manifestants pacifiques devant les camera avec un parfait sentiment d'impunité.

Cette violence systématique, illimitée et assumée déroge aux règles du maintien de l'ordre "républicain" tel que notre génération l'a connu. Elle appartient à un autre modèle de l'usage de la force publique. Negri utilise le concept philosophique d'Empire pour rendre compte du gouvernement global. Pour caractériser le pouvoir local exercé sur la ville de Gènes pendant ces quelques jours, on peut recourir au concept de "gouvernement despotique" forgé par Montesquieu. Un pouvoir sans loi, ayant la peur pour principe. Ce qui s'est exercé à Gènes, c'est le modèle despotique de l'usage de la force publique.

Quant à savoir si ce modèle est celui qui sera dorénavant en vigueur lors des mobilisations à venir, c'est difficile à évaluer.

Premièrement parce que l'éventualité de sa reconduction est conditionnée au coût politique que le gouvernement de Berlusconi va devoir payer dans les semaines qui viennent. Pour l'instant il est étonnamment faible (pas de démission de ministres, pas de commission d'enquête parlementaire italienne, pas de condamnations officielles internationales). Il dépendra du succès de nos mobilisations et de nos campagnes d'opinion, et, corrélativement, des prises de positions des partis politiques institutionnels. Ce qui est en train d'être fixé, c'est la jurisprudence qui déterminera l'amplitude de l'usage tolérable de la force publique en Europe pour les années qui viennent.

Deuxièmement parce qu'on ne peut pas prêter à tous des gouvernements européens la volonté politique d'appliquer la version ultra-droite du dispositif policier mis en pratique à Gènes (on imagine mal le même degré de violence systématisé en France, ne serait-ce qu'à cause de la force du mouvement antimondialisation dans ce pays et dans son opinion publique).

Mais l'idée qu'il existe des "versions nationales" d'un dispositif structurellement identique est capitale pour déterminer les éléments que nous retrouverons à coup sûr lors des prochaines manifestations internationales. Quelle que soit la manière dont les polices nationales mettent en œuvre le segment local du modèle, le dispositif européen de maintien de l'ordre testé pour la première fois à Amsterdam risque fort de demeurer en place, avec son cortège de blocages aux frontières, de refoulements, d'arrestations arbitraires, de fichage, de garde à vue dans des conditions sordides etc. Et la tendance actuelle est encore au durcissement. L'agence Reuters notait en conclusion de son bilan de Gènes : "Le 13 juillet dernier, les ministres de l'Intérieur allemand et britannique n'avaient pas réussi à convaincre leurs homologues de l'UE de créer un fichier européen de casseurs et de décréter des interdictions de sortie du territoire. Les dramatiques événements de Gênes pourraient inciter leurs partenaires européens à revoir leur position". Deux jours plus tard, Otto Schily, le ministre de l'Intérieur allemand annonçait qu'il ferait de "la sûreté des conférences internationales" le thème de la prochaine réunion des ministres de l'Intérieur européens . On peut douter que ce soit pour y discuter des mesures à prendre pour garantir le droit de manifestation et le respect des libertés fondamentales.

3- Contradictions et pistes d'action

Ceci dit, le processus de durcissement n'est pas inexorable. Par chance pour nous, ce modèle de maintien de l'ordre implique, dans ses principes comme dans ses mises en œuvre, de nombreuses contradictions qui fournissent à nos mouvements autant de leviers politiques pour le contrecarrer.

Il faudrait développer davantage mais on peut signaler quatre points faibles :

- Le "syndrôme de la forteresse".

- La réactivation des frontières nationales dans un processus d'unification politique

- Les violations du droit qu'implique la mise en place de tels dispositifs policiers.

- L'inadéquation des catégories policières mobilisées


a) Le syndrôme de la forteresse.


La première contradiction est celle qui oppose les impératifs de sécurisation du lieu de réunion à l'image que voudraient donner d'eux les "grands" pendants les sommets internationaux. Sur ce point, nous avons définitivement gagné. Aucun sommet ne pourra plus se tenir en dehors de véritables forteresses, ou ailleurs que dans des coins reculés du globe. L'image de dirigeants isolés, contraints de fuir un mécontentement populaire, ainsi que la remise en cause durable de leur légitimité sont des données acquises.

Mais en contrepartie, il faut se demander si Gènes ne marque pas la clôture du cycle tactique ouvert par Seattle pour les manifestations de rue. L'objectif d'envahir le périmètre interdit était encore le nôtre à Nice, à Québec et à Gènes. Vu le perfectionnement technique du dispositif de fortification, une intrusion effective dans la zone rouge supposerait aujourd'hui d'autres moyens que ceux de la non-violence active (des moyens paramilitaires).

L'effet de surprise dont ont bénéficié les manifestants de Seattle ne se reproduira plus à l'identique. Cela ne veut pas dire que la mise en scène d'assauts symboliques doivent être abandonnés (cordes dérisoires, catapultes à peluches, béliers en plastique, flèches à ventouses, chaîne humaine, etc.), mais il faudra trouver sur le terrain un nouvel objectif immédiat, et un nouveau canevas dramatique pour notre pièce de théâtre urbain. De ce côté là, tout est à réinventer.


b) La réactivation des frontières intérieures


A des fins de contrôle policier, les pays de l'espace Schengen se sont réservés la possibilité de réactiver les frontières nationales. Cette mobilisation de l'ancien quadrillage national est bien sûr d'ordre géographique (frontières, douanes) mais aussi d'ordre idéologique, puisque ces mesures s'accompagnent de discours virulents sur les "hordes de casseurs venues de l'étranger", à l'existence plus fantasmatique que réelle (dans le doute, la police italienne avait d'ailleurs pris ses précautions en fabriquant ses propres casseurs maison.).

La "réactivation des frontières intérieures" ne concerne d'ailleurs pas seulement les frontières nationales et les partages xénophobes. Comme schéma général de division, elle est aussi utilisée à destination des manifestations et des mouvements eux-mêmes, mis constamment en demeure de tracer des lignes de démarcation en leur sein. Ainsi, en guise de bilan des événements de Gènes et après avoir évoqué l'organisation d'un dialogue soutenu avec "la société civile représentée par les Organisations non gouvernementales", Guy Verhofstadt, le premier ministre belge, avertissait : "Ceux qui veulent manifester devront prendre leurs distances avec les éléments violents" . La répression intense et les risques de durcissements réactifs qu'elle entraîne dans nos mouvements est clairement mise au service d'une stratégie de marginalisation dont le pendant direct est la mise en place d'un partenariat de façade avec des ONG bien sages.

Pour s'en tenir cependant aux contradictions du camp adverse, le recours aux fermetures des frontières ne va pas sans poser de gros problèmes à une Europe politique en voie d'unification.

La contradiction entre unification politique et réactivation des frontières nationales a d'abord une dimension institutionnelle non négligeable. Elle se pose en termes de souveraineté : laisser la décision de la suspension des accords de Schengen aux Etats revient à faire obstacle à la naissance d'une souveraineté européenne unifiée. Ainsi, parmi les juristes de l'UE, des débats très vifs portent depuis quelques années sur la question de la communautarisation de la clause de sauvegarde.

On peut développer à cet égard un discours revendicatif minimal sur le thème "Encore un effort pour être européens", demandant la suppression des frontières nationales jusqu'au bout et l'abolition immédiate de la clause de sauvegarde. Sans oublier bien sûr une critique plus générale de la zone Schengen en lien avec les mouvements de sans-papiers et l'affirmation d'un droit de circulation planétaire.

La contradiction a ensuite des effets désastreux en termes d'image : les déclarations solennelles de droits fondamentaux, à Nice comme ailleurs, se concilient mal avec la démonstration simultanée de leur négation pratique. La campagne menée à Vintimille lors du sommet de Nice, en appuyant fortement sur cette discordance entre le discours et les actes, a permis de gagner du terrain. Et la volte-face de Gayssot finissant par autoriser le passage du train britannique pour Gènes montre que nous pouvons faire céder les gouvernements européens sur des cas manifestes d'entraves à la liberté de circulation. Dans le contexte français actuel, les campagnes qui appuieront sur les contradictions de la gauche gouvernementale et de son attitude face au mouvement anti-mondialisation seront particulièrement efficaces.


c) Les violations du droit


La mise en pratique du nouveau modèle de "maintien de l'ordre" européen s'accompagne de violations répétées du droit positif, quand ce n'est pas de la mise entre parenthèses complète de toute notion de légalité comme ce fut le cas à Gènes. Les Etats se trouvent de ce fait dans une position contradictoire du point de vue de leurs propres normes juridiques. Il faut jouer au maximum sur cette contradiction qui est le propre des "Etats de droit" répressifs. Et le faire à la fois sur un plan idéologique et juridique.

Cela suppose une double activité non seulement en aval, mais aussi en amont de l'événement.

Pour que la campagne de dénonciation ex post soit efficace, il faut avoir anticipé les violences policières. La leçon de Gènes de ce point de vue porte sur les conditions générales de la crédibilité et de la diffusion des témoignages. Si les témoignages d'AARRG ! ont été très largement repris par les médias français c'est parce que (1) le caractère non violent de nos actions avait été clairement annoncé et même marqué visuellement dans nos tenues. L'alibi rhétorique des "casseurs" n'avait donc pas de prise sur nous. (2) tous nos préparatifs étaient publics, et ouverts notamment aux journalistes. Nous avions publiquement travaillé à créer un effet de contraste maximal entre nous et les forces de police.

On peut encore perfectionner le dispositif, en travaillant aussi à l'avance sur l'aspect juridique des choses. A cet égard, le travail remarquable de l'association tchèque O.P.H. lors les manifestations du sommet de Prague peut servir d'exemple pour impulser la création ou le renforcements de réseaux similaires lors de toutes les manifestations internationales.

O.P.H. sont les initiales Tchèques pour "Projet Observateurs Civiques" . Les objectifs de l'association lors des manifestations de Prague étaient :

- d'observer les événements et de collecter le maximum de documents lors des manifestations (notes, enregistrements vidéo, relevés de témoignages)

- de prévenir l'escalade de la violence : sur le terrain, avec un travail en direction de la police et des cortèges, et dans les commissariats suite aux arrestations

- de fournir des informations et une assistance juridique gratuite (tracts, présence aux postes frontières)

- et, au besoin, de faire un travail linguistique d'interprète entre les cortèges de manifestants et la police tchèque

OPH a recruté ses membres auprès d'associations d'avocats, d'étudiants en droit, d'ONG pour le respect des droits de l'Homme etc.

L'association avait négocié avec l'Etat tchèque pendant toute la phase de préparation. Elle avait fait l'objet une reconnaissance officielle. Elle avait également obtenu que soit appliquée la loi tchèque prévoyant l'identification de chaque agent de police par un numéro placé en évidence sur son uniforme, et négocié la présence d'observateurs légaux dans les commissariats si les personnes détenues en faisaient la demande.

Au préalable, les bénévoles avaient participé à un training (travail en équipe, reconnaissance des lieux, préparation à la gestion de situation de stress avec des psychothérapeutes, formation de secouristes, formation à la prise de vue photo et vidéo).

OPH avait distribué 20 000 dépliants qui expliquaient en plusieurs langues les droits des manifestants et de la police, 10 000 cartes avec les n° de téléphones des avocats, de l'assistance légale et de leur central téléphonique.

Une centaine d'observateurs identifiés par des vestes turquoises, équipés d'appareils photos, de cameras et de formulaires standards pour le recueil de témoignages, quadrillaient le terrain, en communication constante avec un centre de permanence divisé selon ses différentes fonctions (coordination, assistance légale, presse, etc.). Les informations sur les arrêtés, les blessés, ou les disparus étaient ainsi centralisées et pouvaient être communiquées en temps réel.

OPH a ensuite assisté les manifestants dans leurs démarches judiciaires. Et, sur la base des informations méticuleusement et impartialement recueillies, l'association a publié un rapport exhaustif sur les violences policières.

Ce type de structure doit être pris en charge par des associations "intouchables" et institutionnellement crédibles (Amnesty, FIDH, LDH, syndicats d'avocats, syndicats de la magistrature, etc.). On peut imaginer aussi qu'elle soit parrainée par des personnalités (intellectuelles, politiques, ecclésiastiques), et épaulées pour la collecte de documents par des réseaux de professionnels "citoyens" (un collectif de cinéastes italiens était par exemple présent à Gènes pour tourner un documentaire autofinancé) . En tout cas, il faut marquer son indépendance par rapport aux organisateurs de la manifestation proprement dite, pour qu'elle apparaisse clairement comme un œil impartial de la société civile sur les agissements policiers. En bref, nous pouvons la susciter, mais pas la prendre en charge. Ce type de "coordination d'observateurs citoyens" serait également extrêmement utile, voire indispensable, pour faire tout le travail juridique de dépôt de plaintes. Des groupes comme les nôtres ne peuvent en effet pas l'assumer à eux seuls, à la fois pour des raisons financières, logistiques et politiques. L'impact des violences de Gènes a été assez fort pour que de tels réseaux puissent voir le jour assez rapidement, y compris à l'échelle européenne.

De manière plus générale, se placer sur le terrain du droit et du respect des libertés fondamentales peut permettre de désamorcer efficacement le piège rhétorique de la condamnation des "casseurs" et le cortège de mesures policières qu'il tend à justifier. En restant dans une stricte problématique de défense des droits , on peut s'en tenir à un principe fondamental : ne peuvent être privées de liberté que des personnes mises en cause dans des délits avérés, et en aucun cas des personnes suspectées de délits potentiels. Cette prise de position principielle simple implique le refus sans discussion des fichiers, des contrôles aux frontières, des interdictions à quitter le territoire et des arrestations arbitraires.

Elle fournit aussi plus largement la base pour une critique radicale du modèle "préventif" du maintien de l'ordre, véritable nouvelle doctrine policière européenne.

Ce modèle est légitimé par une "logique de précaution" (en passe de devenir un mode généralisé de gouvernement) qui revient à mettre en balance le risque d'atteinte à des biens matériels lors de manifestations avec le risque d'atteinte aux droits fondamentaux (liberté de circulation, de manifestation, intégrité physique et morale) qu'impliquent les mesures dites préventives. Notre choix dans une problématique ainsi posée doit être exprimé fortement : si tels sont les termes fondamentaux du problème, la sauvegarde des personnes doit l'emporter sur celle des biens. La considération du risque d'atteinte aux libertés fondamentales l'emporte sur le risque d'atteinte à la propriété privée. Et -puisqu'on en est arrivé là- une vie humaine vaut incommensurablement plus qu'une vitrine brisée ou une voiture incendiée.


d) Les failles ouvertes par l'inadéquation des catégories policières.


La semaine suivant le sommet de Göteborg, le ministre de l'Intérieur belge Antoine Duquesne répondait de la manière suivante à une question posée par un sénateur du Vlaams Block (extrême droite flamande) : "je veillerai à appliquer le principe de la tolérance zéro à l'égard de cette internationale de la violence, de ces hooligans politiques. Tout comportement anormal fera l'objet d'une réaction immédiate, de manière à éviter que les situations dégénèrent et que l'ordre public soit mis en péril". Ces phrases inquiétantes mobilisent un vocabulaire que tous les responsables européens ont à la bouche. Mais le terme de "hooligans politiques" est l'indice de beaucoup plus qu'une simple rhétorique politique. Il s'agit aussi d'une catégorie avec laquelle les responsables de police européens pensent et agissent. Au point que les personnes chargées des plans anti-hooligans et du maintien de l'ordre lors des sommets européens sont en partie les mêmes. C'est le cas par exemple du belge Pierre Jacobs, ancien responsable de la sécurité pour l'Euro 2000, et qui coordonne aujourd'hui le dispositif policier pour le sommet de Laeken.

Les dispositifs et les techniques appliqués à des mobilisations politiques dans le cadre du nouveau modèle de "maintien de l'ordre" européen sont pour la plupart empruntés à d'autres domaines de la pratique policière. La lutte contre le hooliganisme n'est qu'un de ces domaines d'emprunt. On pourrait également citer celui de la lutte anti-terroriste. A titre d'exemple révélateur, Arnaldo La Barbera qui codirigeait les opérations de police et de maintien de l'ordre à Gènes est le chef de la brigade anti-terroriste italienne .

Le problème de ce type de personnel policier, de ses techniques et de ses catégories de pensée, est son inadaptation structurelle à son nouvel objet, la conflictualité politique. Une manifestation de masse n'est pas assimilable à un public de supporters. Il ne s'agit pas du même type de groupe (structuration, motivation, résonance sociale, etc.). Et pour donner une des marques techniques de cette différence, il est par exemple impossible de filtrer une manifestation comme on contrôle les files d'attentes à l'entrée d'un stade. De même, des organisations politiques radicales, mais légales n'ont pas le même comportement ni le même type de capacité de mobilisation que des groupes de lutte armée clandestins. Traiter ces groupes hétérogènes avec des méthodes identiques peut occasionner des retours de bâtons inattendus.

Le premier exemple est celui de la péripétie de la perquisition, de l'arrestation et de l'interrogatoire subis par Leyla et Pulika dans la phase de préparation de Gènes. En traitant des militants non-violents avec les mêmes techniques que les membres d'une armée clandestine, les unités spéciales de la police italienne n'avaient pas anticipé que leur réaction ne correspondrait pas à l'identité qu'elles projetaient sur eux. Les policiers italiens ont été assez surpris de se voir très vite entourés par une meute de cameramen et de journalistes prévenus par téléphone, et de s'apercevoir que le journal télévisé du soir titrait sur les abus de pouvoir des carabiniers. C'est le même type de contradiction entre les catégories policières mobilisées et le type de groupes auxquels elles sont appliquées que relevait un journaliste dans une des conférences de presse de Berlusconi : "La police a perquisitionné sans mandat le Genoa Social Forum alors que la seule dérogation italienne à cette règle concerne les activités terroristes. Cela veut-il dire que vous aviez jusqu'à présent comme interlocuteurs des terroristes?". - Réponse : "Je ne connais pas les détails de cette affaire." .

Le deuxième exemple est celui des filtrages aux frontières et des fichiers. Comme indiqué plus haut, le projet de transférer les plans anti-hooligans aux conflits politiques a d'abord été conçu en Grande Bretagne et appliqué à des petits groupes écologistes d'action non-violente. D'un point de vue policier, il pouvait effectivement s'agir alors d'une technique de contrôle " chirurgicale " portant sur des mouvements isolés. Mais lorsque le même schéma est appliqué à des manifestations de 200 000 personnes, ce n'est plus le cas. En fait, en changeant d'échelle, il change de nature : de dispositif de surveillance ciblé, il devient par nécessité dispositif de contrôle général et indistinct. Et dans le même temps, les atteintes aux libertés qu'il implique se généralisent (à titre d'exemple, selon les chiffres officiels du Ministère de l'Intérieur italien, 2 093 citoyens européens se sont vu refuser l'entrée sur le territoire italien du 14 au 21 juillet ). N'importe quel manifestant peut être l'objet de contrôle à la frontière, d'arrestation, de fichage etc…

C'est dans cette généralisation que réside à la fois la force policière et la faiblesse politique de ce dispositif.

L'enjeu, dans les mois qui viennent, et en préparation du sommet de Laeken, est de parvenir à faire la démonstration publique que des manifestants pacifiques ont été massivement fichés, que par exemple les noms des personnes torturées à Bolzaneto figurent dans les fichiers de "casseurs" européens. Cela peut prendre la forme d'un dépôt massif de demandes de consultation des fiches personnelles partout en Europe (le droit de consultation est me semble-t-il- prévu par la loi), ou d'un test de franchissement de la frontière franco-belge par un "train des indésirables" ou "un bus des fichés", tout cela préparé en amont par une campagne de presse, une saisie de la CNIL, une vague de questions parlementaires coordonnées sur le sort des données personnelles collectées par la police italienne et le type de données que contient les fichiers SIS et Europol, et ce dans tous les parlements nationaux ainsi qu'au parlement européen…

Une telle campagne bien menée peut faire éclater un scandale énorme (pas besoin d'insister sur la charge symbolique de fichiers d'indésirables dans la mémoire collective européenne) et mettre très sérieusement à mal le dispositif de contrôle politique élaboré par l'UE. Appliquer des catégories policières outrancières à des mobilisations politiques n'est pas seulement liberticide. Cela peut s'avérer aussi politiquement très coûteux. A nous d'en faire la démonstration.