Un modèle de " maintien de l'ordre " à l'échelle européenne by posted by protesta Wednesday August 22, 2001 at 06:00 PM |
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Goteborg, Genes, hier Beaubourg... Une stratégie policière de répression des mouvements contestataires se met en place à l'échelon européen. Cette stratégie est calquée sur les plans anti-hooligans et consiste en un fichage et l'arrestation "préventive" des "suspects". Source : aarrg (http://mapage.noos.fr/aarrg/aarrgu_europe.html)
Un modèle de "maintien de l'ordre" à l'échelle européenne Le dispositif policier mis en place à Gènes et les violences des carabiniers
ne sont pas totalement explicables par des particularités historiques
et politiques locales (réminiscence des "années de plomb" et de la "stratégie
de la tension", gouvernement d'alliance incluant des néo-fascistes). Depuis
le milieu des années 90, et bien avant l'essor du mouvement antimondialisation,
les autorités européennes ont défini un nouveau modèle de "maintien de
l'ordre" intégrant les paramètres liés à la genèse d'un nouvel espace
politique transnational. Vous verrez dans cet article comment a été théorisée
et organisée une véritable doctrine de contrôle policier des mobilisations
sociales et politiques à l'échelle européenne. De ce point de vue, les
événements de Gènes témoignent à la fois d'un changement -ponctuel ?-
mais aussi d'une forte continuité. Ce qui s'est déployé à Gènes de façon
inédite pour la période récente, c'est l'usage systématisé d'une politique
de terreur appliquée aux manifestants. Mais cette orientation nouvelle
a pris appui sur un dispositif stratégique général déjà en place. Il faut
comprendre en quoi consiste ce dispositif et savoir quel projet le commande.
C'est la condition pour pouvoir évaluer le statut des événements de Gènes,
mais aussi pour mettre en évidence les contradictions qu'implique sa mise
en œuvre au sein d'une Europe "démocratique", et repérer certains leviers
d'action possibles. 1- La définition d'un modèle de " maintien de l'ordre "
à l'échelle européenne. a) Philosophie générale : Le traitement préventif des conflits Le nouveau modèle de "maintien de l'ordre" a été défini au plus haut
niveau par les responsables des polices européennes pendant les années
90. Il se fonde sur le concept de "prévention des conflits". Sa philosophie a été énoncée de manière très explicite dans un document
de travail présenté par la présidence Britannique de l'UE en 1998. Dans
ce document noté à "diffusion restreinte", les experts de la police britannique
développaient leur doctrine sous le titre "Public Order : Conflict Prevention".
Le texte a été rendu public par l'association State Watch , et des extraits
ont parus dans la presse anglaise en septembre 1998 . Le projet proposé
par la Grande-Bretagne a été accepté sans discussion par le Conseil des
ministres de l'Intérieur de l'Union Européenne. Et c'est sur cette base
théorique que le Conseil a adopté le 26 Mai 1998 un programme d'action
commune concernant la coopération en matière d'ordre public et de sécurité. Les auteurs écrivent : "Le crime est bien identifié et bien compris.
Mais le désordre, qui va des disputes domestiques aux émeutes meurtrières,
a été largement ignoré. Le conflit est presque toujours un indicateur
de crime futur et de désordres plus graves". Les experts britanniques, imprégnés de logique policière, ont la certitude
que "le conflit" mène au crime. Seulement voilà, ce crime en germe qu'est
le conflit n'est pas immédiatement crime, et tend à échapper de ce fait
aux instruments juridiques et policiers traditionnels. Il s'agit donc
de se doter de dispositifs techniques et légaux préventifs pour contrôler
ou empêcher "le conflit". Mais qu'est-ce que le conflit ? Les policiers
européens ont la réponse : c'est "un acte contraire à perception de la
normalité par l'opinion publique" qui a "un effet potentiellement défavorable
sur le statu quo". La généralité de cette définition indique toute l'extension
que les auteurs entendent donner à leur doctrine. b) Des plans anti-hooligans à un dispositif général de maintien
de l'ordre Ce rapport intervenait dans le contexte du développement en Grande Bretagne
de mouvements écologistes d'action directe non-violente et de Reclaim
the Streets, qui avait perturbé le G8 de Birmingham quelques mois auparavant.
Pour donner une idée de l'état d'esprit de la police britannique confrontée
à ces nouvelles formes d'action, voici l'extrait d'une déclaration du
bien nommé Anthony Speed, responsable de la Metropolitan Police, et président
à l'époque du "Association of Chief Police Officers' PublicOrder sub-committee"
: "L'expérience montre que ce sont les mêmes personnes qui sont impliquées
dans les manifestations - qu'il s'agisse de perturbations de travaux de
construction, d'autoroutes, de pistes d'aéroport, d'exportation d'animaux
vivants, ou de personnes qui 'se réapproprient' la rue. Ce sont les mêmes
personnes qui les soutiennent et qui se déplacent dans le pays. Il est
question de conserver un fichier identifiant les principaux protagonistes".
Le projet, repris à l'échelle de l'UE, était en fait d'étendre des techniques
de police préventives déjà élaborées dans certains domaines à toute une
série d'autres activités sociales potentiellement conflictuelles. Les
experts britanniques écrivent : "Le Royaume-Uni a découvert que le hooliganisme
du football est symptomatique d'un problème bien plus large. Les hooligans
ont souvent des antécédents criminels (…) outre cela, ils sont parfois
associés à des manifestations politiques et à des groupes d'action directe
qui n'ont aucun lien avec le sport. De même, le conflit a des répercussions
sur toutes sortes d'événements organisés, y compris les festivals de musique,
les actions écologistes et les manifestations". A grand renfort de sophismes,
le pas est franchi : les actions politiques, les manifestations de masse,
et plus largement toutes les mobilisations collectives, parce que potentiellement
conflictuelles, doivent être traitées selon le même modèle policier que
le sont déjà les groupes de hooligans et les matches de football internationaux. Le dispositif anti-hooligans européen a été mis en place par une recommandation
de l'UE en 1996. Il s'inspire des législations britanniques et allemandes
en la matière. A titre d'exemple, le "Football (Disorder) Act" britannique
donne le pouvoir à la police d'arrêter et de détenir des personnes qu'elle
soupçonne de pouvoir commettre des délits, et de prendre des mesures d'interdiction
de sortie du territoire justifiées par des menaces de trouble à l'ordre
public. Des mesures calquées sur le traitement du hooliganisme avaient, dès 1997,
été étendues à tous les types de menaces de troubles à l'ordre public
dans une résolution d'action commune de l'UE . Elles visent explicitement
à "renforcer la coopération policière entre les Etats-membres pour le
contrôle d'événements majeurs tels que les événements sportifs, les concerts
de rock et les manifestations". Un document officiel intitulé "Maintien de l'ordre et de la sécurité
publics, échanges d'informations sur les déplacements de groupes" précise
les objectifs et les modalités pratiques du dispositif. Il s'agit de "prendre
des dispositions plus précises pour assurer la coopération policière lors
d'événements où se trouvent rassemblées un grand nombre de personnes provenant
de plusieurs États membres et où l'action policière vise avant tout à
garantir l'ordre et la sécurité publics et à prévenir les faits répréhensibles".
Cela implique : (1) un échange d'informations "sur demande et spontanément"
entre les Etats membres lorsque "des groupes d'une certaine ampleur et
susceptibles de constituer une menace pour l'ordre et la sécurité publics
se déplacent vers d'autres États membres en vue d'y participer à des rassemblements".
Ces informations doivent être "aussi détaillées que possible" et contenir
des données sur "le groupe concerné, l'itinéraire à suivre et les lieux
de séjour, les moyens de transport" et "autres renseignements pertinents".
(2) un échange de personnel entre les polices européennes : "les États
membres peuvent détacher momentanément des officiers de liaison dans d'autres
États membres". Ces officiers de liaison "jouent le rôle de conseillers
et d'assistants" et "communiquent des informations". (3) la mise en place
d'un groupe de travail sur les questions de maintien de l'ordre au plus
haut niveau des polices européennes. Il est ainsi prévu que chaque année
"la présidence organise une réunion des chefs des autorités centrales
responsables de l'ordre et de la sécurité publics pour discuter de questions
d'intérêt commun". Les plans de coopération anti-hooligans déjà en vigueur ont donc fourni
aux autorités européennes la matrice théorique et pratique pour leur nouveau
modèle de "maintien de l'ordre". Ces plans s'articulent autour de deux
volets principaux : constitution de fichiers informatisés des fauteurs
de trouble potentiels, suspension de la liberté de circulation lors des
événements internationaux. Ils s'intègrent de façon plus large au système
de la zone de Schengen et à ses instruments de contrôle déjà existants
(utilisés essentiellement contre la criminalité organisée et l'immigration
clandestine). Comme indiqué, leur principe général est celui d'une politique "préventive",
qui ne va pas sans poser de graves problèmes en termes de respect des
libertés fondamentales, dans la mesure où elle se fonde entièrement sur
une suspicion policière a priori portant sur des délits potentiels, et
non sur un traitement a posteriori de délits constatés. Ce modèle repose
en quelque sorte sur une présomption de culpabilité pour des délits qui
n'ont pas encore été commis, ce qu'on pourrait appeler une "incrimination
préventive". Déjà très problématique en elle-même du strict point de vue
de la logique juridique, cette conception devient proprement scélérate
appliquée au domaine de la contestation politique. c) Fichiers Le premier élément de ce dispositif policier est donc l'échange d'informations
entre Etats. Mais de quel type d'informations s'agit-il ? Et comment sont-elles
stockées et échangées ? Le texte précédemment cité est assez vague à ce
sujet. Sur ce chapitre, c'est l'opacité qui domine.
L'association Statewatch écrit : "Bien qu'il soit certain que des échanges
d'information ont effectivement lieu, il est seulement possible de se
livrer à des spéculations sur la façon et l'endroit où ces données sont
stockées. Il y a plusieurs possibilités. Le Système d'Information de Schengen
(SIS) contient des informations sur les personnes que les Etats membres
ont déclarées comme représentant une menace à la sécurité nationale ou
à l'ordre public. En 1998, Stephanie Mills, une militante néo-zélandaise
de Greenpeace qui avait atterri en Hollande s'est vu refuser l'entrée
dans la zone Schengen parce que le gouvernement Français avait saisi son
nom dans le fichier SIS. Une deuxième possibilité est l'implication d'Europol. Bien qu'un responsable
d'Europol ait déclaré que les activités contestataires ne rentraient pas
dans le mandat d'Europol, on sait que l'agence met en place un fichier
analytique sur "l'éco-terrorisme" (…) Dans la mesure où le 'terrorisme'
n'a pas été défini par la convention d'Europol, c'est en fait aux Etats
membres de choisir quelles informations ils transmettent à Europol sous
cette rubrique". Pour mémoire, Europol est légalement autorisé à collecter
dans son fichier analytique des informations concernant l'origine raciale,
les croyances (religieuses ou autre), les opinions politiques, la vie
sexuelle, la santé, le mode de vie (par exemple les moyens de subsistance),
les contacts et les associés des individus recensés. En guise de confirmation des informations données par StateWatch, on
peut se référer à des documents publiés pour la préparation d'une conférence
d'"InfowarCon", un think tank spécialisé dans les questions de sécurité.
En Septembre 1999, le thème retenu pour leur réunion de Washington DC
était "Options, orientations et solutions pour la défense d'infrastructures
privées et gouvernementales". Dans ce cadre intervenait Frans Mulschlegel,
responsable du bureau de documentation d'Europol et spécialiste des bases
de données policières. Les documents annexes de son allocution sont disponibles
sur internet. On peut y lire notamment : "Les ministres [de l'Intérieur
de l'UE] se sont accordés pour dire que la coopération contre le hooliganisme
devait être étendue à la 'coopération portant sur les événements au sens
large, c'est-à-dire les rassemblements auxquels assistent un grand nombre
de personnes de plus d'un Etat membre'. Ils ont ajouté : 'de tels rassemblements
incluent les événements sportifs, les concerts de rock, les manifestations
et les opérations de blocages routiers'". Et plus loin, à propos du Système
d'Information de Schengen (SIS) : "Le système conserve des informations
sur des personnes considérées comme représentant une menace potentielle
à l'ordre public - qui se rendent des concerts de rock, des événements
sportifs ou des manifestations - ainsi que les étrangers, les immigrants
illégaux, les trafiquants de drogue et autres suspects de crimes graves".
Le SIS inclurait donc bien les signalements de manifestants. A titre de rappel, le SIS a été mis en place avec la Convention de Schengen
de 1990. La convention précise bien que ce système n'a pas simplement
vocation à favoriser les recherches en matière criminelle. Conformément
à l'article 93, son but est aussi de "maintenir l'ordre et la sécurité
publics". Commentant l'article 39 de la convention dans son rapport à
l'Assemblée Nationale, le député Jean-Marie Bockel constate : "Prévoyant
que les services de police 's'accordent l'assistance aux fins de la prévention
et de la recherche de faits punissables', la convention ne distingue pas
les missions de maintien de l'ordre public des missions de police judiciaire"
. Il poursuit en commentant l'article 46 : "L'information spontanée peut
être faite pour avertir les services étrangers que des manifestants français
se rendent dans ce pays et que la manifestation pourrait donner lieu à
des incidents". Le fichier SIS comprenait prés de 12 millions de données
à la fin de l'année 1999. En France, les points d'accès au système s'élèvent
à 15 000 terminaux d'ordinateurs, accessibles à la police, la gendarmerie,
la douane, les préfectures, aux services du ministère de l'Intérieur et
au ministère des affaires étrangères. Cette politique de fichage a été définie dans sa généralité, puis appliquée
- entre autres - aux activités contestataires avant l'essor du mouvement
antimondialisation. Elle est l'un des éléments d'une véritable stratégie
de contrôle politique à l'échelle de l'Union. Elle a été depuis systématiquement
appliquée à nos mouvements. L'orientation générale est même au durcissement.
En préparation du sommet de Gènes, une réunion des ministres européens
de l'Intérieur s'est tenue à Bruxelles le 13 juillet 2001. L'Allemagne
et la Grande-Bretagne y ont défendu le projet de création d'un fichier
central de fauteurs de troubles potentiels. Cette proposition a été rejetée,
mais le principe d'une intensification de la coopération policière, par
"un échange systématique d'informations sur les casseurs potentiels" a
été retenu. Les quinze se sont également accordés sur l'usage d'indics
spécialisés ("special spotters") pour "identifier les fauteurs de troubles".
La leçon de ces décisions est claire : la création d'un fichier unique
centralisé de militants est encore jugée comme politiquement inassumable
par une partie des dirigeants européens. Mais après tout, un tel fichier
unique n'est pas techniquement indispensable : une mise en commun systématique
de fichiers nationaux fait aussi bien l'affaire. L'existence de tels fichiers nationaux ou régionaux est avérée. Pour
prendre un seul exemple récent, le 17 juillet dernier, dans la perspective
des manifestations de Gènes, le ministère Bavarois de l'Intérieur a annoncé
à la presse qu'il disposait d'un fichier de quelque 2.000 noms de "vandales
connus" et que "des policiers étaient déployés sur les routes pour contrôler
les voyageurs prenant la direction du sud".
Du reste, les soupçons de Statewatch concernant l'usage du fichier SIS
ont été très récemment confirmés par le texte d'un communiqué officiel
du ministère de l'Intérieur italien publié le 13 juillet dernier. En évoquant
la décision prise par les ministres de l'UE de rétablir les contrôles
aux frontières et d'intensifier l'échange d'informations entre pays via
Schengen et Interpol, le texte précise : "Les données des 'indésirables'
(…) sont contenues dans une base de donnée commune, le S.I.S. (Système
d'Information Schengen) à Strasbourg". Pour illustrer le renforcement
de la coopération policière européenne, le même communiqué ajoute : "pour
coordonner les activités de maintien de l'ordre, seront mises en place
à Gènes pour la première fois des patrouilles de police mixtes, réunies
dans un centre opérationnel international où seront présents des fonctionnaires
de police des pays de l'U.E.". d) Fermeture des frontières L'échange d'informations n'est que l'un des deux volets du dispositif.
L'autre élément est le recours à des mesures de fermeture des frontières.
Le 13 juillet dernier, les ministres de l'Intérieur de l'UE motivaient
la suspension des accords de Schengen par le souci d'empêcher des personnes
"connues pour des faits troublant l'ordre public de se rendre dans le
pays qui accueille l'événement, s'il y a des raisons sérieuses de croire
que ces personnes se déplacent dans l'intention d'organiser, de susciter
ou de participer à des graves troubles de l'ordre public". Appréciez la
largeur des formulations : grâce au flou artistique traditionnel de la
notion de "trouble à l'ordre public" et dans le contexte des contre-sommets
depuis Seattle, tout manifestant peut correspondre à un profil ainsi défini.
Les dirigeants européens en ont d'ailleurs parfaitement conscience. Ainsi
Antoine Duquesne, ministre belge de l'Intérieur, interrogé par le quotidien
Le Soir à l'issue de la réunion de Bruxelles. Question : "Mais, au fond,
c'est quoi un fauteur de trouble ?" Réponse : "La définition
de l'ordre public reste très générale dans nos pays. (…) Il faut une série
d'indices graves de comportements violents. Le passé fournit des informations
utiles. Mais il faut du bon sens dans l'appréciation". Le critère de jugement
ultime est donc le "bon sens" policier. On en connaît toute la subtilité.
Le journaliste, qui posait la question "Une Union européenne des polices
contre… qui ?", conclut : "On n'en saura pas plus…". Pour mémoire, la fermeture des frontière est prévue à titre exceptionnel
par l'article 2 de la Convention de Schengen. Elle porte le nom de "clause
de sauvegarde". Elle stipule que "lorsque l'ordre public ou la sécurité
nationale l'exigent, une Partie Contractante peut (...) décider que, durant
une période limitée, des contrôles frontaliers nationaux adaptés à la
situation seront effectués aux frontières permettant à un Etat de rétablir
les contrôles aux frontières lorsque l'ordre public ou la sécurité nationale
l'exigent". Cette clause a été utilisée pour deux types d'événements :
des rencontres sportives, par exemple lors de la dernière Coupe du monde
de football, et des manifestations (et là encore avant le mouvement anti-mondialisation,
par exemple par la Belgique, et le Luxembourg en 1999 pour contrôler l'identité
de manifestants agriculteurs et kurdes). Ce dispositif a donc été préparé de longue date. Et il est en cours de
perfectionnement. StateWatch signale ainsi l'existence d'un document de
travail récent, commun à la Belgique et aux Pays-Bas, qui étudie un mécanisme
permettant de "refuser l'entrée à des citoyens européens et d'expulser
des citoyens européens d'Etats membres" pour des raisons " d'ordre public
". Après avoir évoqués diverses éventualités les experts concluent : "les
possibilités pour refuser l'entrée sont plus grandes que celles pour expulser".
Dans le même ordre d'idée, le Guardian signalait récemment que, contrairement
aux déclarations du Ministre de l'Intérieur Britannique assurant qu'aucun
plan d'assignation à résidence n'avait été évoqué en perspective du sommet
de Gènes, des diplomates avaient déclaré à l'issue de la réunion de Bruxelles
le 13 Juillet "que l'idée pourrait être étudiée dans les capitales nationales".
En bref, les polices européennes sont en train d'étudier toutes les pistes
légales envisageables pour limiter de façon drastique la liberté de circulation
lors d'événements internationaux. A noter que, dans la pratique, le respect
du cadre juridique communautaire, est cependant le cadet des soucis des
Etats membres : le blocage du train italien pour Nice, ou le refoulement
manu militari du ferry de manifestants Grecs anti G8 à Ancône en témoignent. De manière plus générale, il est frappant de constater que l'Europe a
en fait élaboré des moyens de contrôle structurels des mobilisations collectives,
depuis le début du processus d'unification. Les dirigeants européens ont
réellement anticipé la naissance de mouvements sociaux internationaux
et ont de longue date défini des stratégies répressives dont le cadre
demeure constant. La double politique de fichage et de fermeture des frontières
porte des atteintes graves à la fois à la protection de la vie privée,
à la liberté de circulation et au droit d'expression politique. Au nom
de "l'ordre public", et par souci de contrôle des contestations internationales
à venir, l'Union Européenne n'a pas hésité à mettre à mal à la fois ses
propres principes affichés et les droits fondamentaux de la personne.
Ces choix politiques ont été pris collectivement et assumés au plus haut
niveau avec une constance sans faille. C'est à ce dispositif à la fois conceptuel, juridique et technique que
s'est ensuite adossé le traitement effectif des mobilisations de masse
en Europe. Pour résumer, nous avons affaire à un nouveau modèle de "maintien
de l'ordre" caractérisé par les éléments suivants : une philosophie de
criminalisation préventive du conflit et, solidairement, une assimilation
de la contestation politique à une activité potentiellement criminelle,
une réactivation des "frontières intérieures" au sein d'un espace transnational
(la suspension de Schengen n'étant qu'une des formes de cette stratégie),
et techniquement enfin, une extension des plans anti-hooligans à toutes
les formes de rassemblements internationaux (coopération policière, fichage,
échange d'informations, et refoulements aux frontières). 2- La mise en pratique Dès la deuxième moitié des années 90, ce cadre général est fixé. L'arsenal
est disponible. L'occasion de procéder à un test opérationnel grandeur
nature ne tarde pas à se présenter. C'est la grande manifestation contre
le chômage organisée lors du sommet d'Amsterdam en 1997. a) Le test opérationnel d'Amsterdam Les participants aux manifestations contre le sommet d'Amsterdam ont
découvert sur place un dispositif policier auxquels ils n'étaient pas
habitués. Dès Juin 1997, un article en soulignait la nouveauté. Sous le
titre "Police operation at Amsterdam summit: a test run of political policing
in the EU ?", l'auteur émettait avec une clairvoyance remarquable
l'hypothèse que les opérations inédites qu'on avait pu y observer étaient
peut-être un test préalable à la mise en place d'une nouvelle stratégie
de maintien de l'ordre à l'échelle européenne. Premièrement, la ville a été placée en état de siège. Au sens géographique
du terme d'abord, puisque qu'avait été délimité un périmètre interdit.
C'était une première esquisse des "zones rouges" de Nice ou de Gènes.
Au sens politique ensuite, puisque la police s'était vue conférée des
pouvoirs spéciaux dans le cadre d'une situation assimilée à un état d'urgence. Deuxièmement, les opérations de police n'étaient pas réactives, mais
préventives ou "proactives". Du reste, la manifestation qui rassemblait
50 000 personnes était tout à fait pacifique, et n'a donné lieu à aucun
"débordement" sérieux qui aurait justifié une riposte policière. Dés 1997,
la doctrine du "traitement préventif du conflit" a donc été appliquée
à une manifestation de masse. Cela s'est traduit concrètement par (1)
des blocages aux frontières, des refoulements et des expulsions (à titre
d'exemple 130 manifestants italiens arrivés en trains ont été bloqués
une partie de la nuit avant d'être renvoyés vers l'Italie), (2) des arrestations
arbitraires massives (au moins 700), au motif de soupçon d'appartenance
à une organisation criminelle, grâce à une interprétation abusive de l'article
140 du code pénal hollandais (à noter qu'une partie des arrestations avaient
eu lieu à la sortie du centre de presse indépendant " Vrankrijk ", bloqué
par la police pendant une partie des manifestations, à noter également
le signalement de nombreux cas de mauvais traitements dans les centres
de rétention), (3) des relevés d'identité détaillés et systématiques pour
les personnes interpellées (empreintes digitales et photographies). Troisièmement, le contexte logistique était celui d'une coopération accrue
des polices européennes. Le sommet d'Amsterdam intervenait moins d'un
mois après l'adoption de la résolution d'action commune sur le maintien
de l'ordre dans les "compétitions sportives, les concerts, les manifestations
et les blocages routiers". De fait, le dispositif intégrait plusieurs
polices des Etats membres en coopération étroite (échanges d'informations,
et présence sur place de fonctionnaires de polices d'autres Etats membres).
Tout porte à croire que les arrestations massives et les relevés d'identité
systématique ont eu pour fonction de nourrir les systèmes de fichiers
de manifestants "à risques" dont le projet venait d'être élaboré. Plusieurs
parlementaires se sont d'ailleurs à l'époque interrogés sur la destination
des données personnelles recueillies lors des arrestations d'Amsterdam
: le groupe parlementaire des verts au parlement danois avait ainsi déposé
une demande d'information à ce sujet, de même que la députée verte Patricia
McKenna au Parlement Européen à la session de Novembre 1997. Avec un certain sens de l'ironie, les responsables de l'UE ont salué
le Traité d'Amsterdam comme l'acte de naissance d'un "espace de liberté
de sécurité et de justice". Sa signature a en fait été accompagnée du
test grandeur nature d'un nouveau modèle de "maintien de l'ordre" à l'échelle
de l'espace politique européen. Etat de siège, "attitude proactive" des
forces de police (entraves à la liberté de circulation, arrestations arbitraires,
fichage), coopération policière internationale : ces éléments se sont
répétés à chacune des mobilisations internationales ultérieures. b) On n'arrête pas le progrès Si les grandes lignes du dispositif sont constantes, celui-ci a néanmoins
connu à la fois des changements cumulatifs durables et des variations
ponctuelles en fonction des situations locales. Pour le premier point, le facteur décisif a été Seattle. Et ce pour deux
raisons. Premièrement, c'est l'événement fondateur qui a permis au mobilisations
antimondialisation de devenir des mouvements de masse. Et qui, deuxièmement,
a fourni un modèle tactique clair aux manifestations de "contre-sommet"
: perturber, voire empêcher la tenue de la réunion, pour symboliser l'irruption
des peuples dans les directoires du monde. Le slogan "encerclement pacifique
de la ville de Nice" exprimait parfaitement un tel objectif. C'est cela - et pas les bris collatéraux de vitrines- qui est devenu
le problème majeur des responsables politiques et policiers depuis 1999.
L'évolution de leur modèle de maintien de l'ordre est - et contrairement
à leurs déclarations répétées- moins une réponse aux agissements "d'une
minorité de casseurs", qu'une réaction à l'émergence de protestations
internationales massives, pacifiques et néanmoins perturbatrices. Confrontées aux tactiques d'encerclement et de blocus pacifiques, les
techniques de maîtrise du territoire ont été perfectionnées : sécurisation
d'un périmètre englobant le lieu de réunion et les voies d'accès aux hôtels,
simples barrières à Nice, grillages au Sommet des Amériques, murs d'acier
à Gènes. Il y a bien une histoire cumulative des techniques policières.
Et elle s'appuie sur le travail de véritables cellules de coopération
logistiques internationales. Chaque pays organisateur a à sa disposition
une masse de documents, de rapports de toutes sortes, et recourt aux avis
d'experts en sécurité dépêchés à chaque sommet. Le ministre de l'Intérieur
italien, Claudio Scajola confiait ainsi en juin dernier à La Repubblica
: "Nous avons beaucoup travaillé avec les collègues étrangers, nous avons
profité de leurs conseils, et nous nous sommes livrés à des observations
directes lorsque c'était possible. Et maintenant, nous sommes en train
de visionner un à un tous les films" . Le Monde du 24 juillet rapporte
dans le même ordre d'idée la présence à Gènes d'officiers de la police
belge ayant "observé attentivement les manifestations" en vue du sommet
de Laeken. Le terme ultime de cette histoire des techniques de fortification en
milieu urbain a été atteint ces derniers mois par le premier Ministre
belge, Guy Verhofstadt qui a annoncé son projet de faire construire à
Bruxelles pour 2004 un bâtiment exclusivement destiné à abriter les sommets
internationaux, que les bruxellois appellent déjà "Le Bunker". Un article
du quotidien Le Soir précise : "Le deuxième bâtiment du Résidence Palace
serait, lui, transformé en hôtel pour les chefs d'Etat et de gouvernement,
et relié par passerelles aux lieux de réunions européens. Voilà qui éviterait
les déplacements sous haute surveillance en voiture" . L'autre solution
pour éviter les manifestants étant bien sûr de se réunir dans un désert
ou dans une dictature. C'est d'ailleurs la solution retenue par l'OMC
qui a choisi le Qatar comme prochain pays d'accueil. Et qui a donc réussi
à faire d'une pierre deux coups. En ce qui concerne l'Europe, la tendance est à l'unification des dispositifs
policiers. Pas seulement en termes d'institutions et de modèles stratégiques,
mais aussi en termes d'équipement des forces de l'ordre. Les choix à venir
des Quinze en la matière pourront être judicieusement éclairés par un
rapport commandé par l'Europe à la fondation britannique Omega et intitulé
"Technologies de contrôle des foules - Une évaluation des technologies
de contrôle politique". Ce charmant texte se présente comme une "étude
détaillée à l'échelle mondiale des technologies de contrôle des foules".
Il s'agit d'une estimation très documentée de l'impact biomédical et social
de chacun des types d'armes policières : armes dites classiques (irritants
chimiques, munitions à impact cinétique, électrochocs et autres joyeusetés),
mais aussi armes "de seconde génération", incluant les armes biologiques
non létales. On trouve en annexe une sorte de guide d'achat qui détaille,
fournisseur par fournisseur, les caractéristiques et les inconvénients
de chacun des articles. Cependant, cette tendance à l'unification ne signifie pas encore homogénéité
effective des moyens, des pratiques et des cultures policières européennes.
Ces facteurs, auxquels il faut ajouter la situation politique nationale
et la topographie de chacun des théâtres des opérations, expliquent les
variations dans les agissements policiers lors des sommets internationaux.
Mais il faut d'ores et déjà ajouter que ces "variations nationales" ne
peuvent, en contexte communautaire, se produire indépendamment des projets,
des avis, des réactions - ou des absences de réactions qui valent alors
accord tacite - des autres membres de l'Union. c) De Göteborg à Gènes : "license to kill" C'est avec cette réserve qu'on peut rappeler la séquence politique qui
a mené de Göteborg à Gènes. L'examen rétrospectif s'avère accablant pour
les dirigeants européens. Le 15 juin 2001, la police suédoise faisait 3 blessés, dont un grièvement
par des tirs à balles réelles sur des manifestants. L'événement est mis
au compte de l'inexpérience et de l'inadaptation de la police Suédoise,
équipée seulement de matraques et d'armes à feu. A la question "Pourquoi
ne pas avoir utilisé les gaz lacrymogènes et les canons à eau pour disperser
les casseurs?" Le chef de la police de Göteborg répondait : "la Suède
ne dispose pas de canons à eau". Il osait ajouter quant aux gaz lacrymogènes
: "c'est une question compliquée. Il ne faut pas oublier que nous étions
dans le centre-ville et que ce type de gaz gêne considérablement les habitants
et les policiers". Et de conclure que, tout compte fait, la police a accompli
son travail "de façon satisfaisante"puisque les Quinze n'ont à aucun moment
été perturbés dans leurs discussions" . C'était l'essentiel en effet. Mis à part un "C'est très dangereux, vous auriez pu tuer des gens…" glissé
par Chirac à l'oreille du premier ministre suédois, aucune réaction des
dirigeants européens. Aucune condamnation, aucune mise en garde officielle.
Le 16 juin 2001 au matin, pour toute espèce de réaction, les Quinze,
décident la création d'un groupe de travail belgo-franco-suédois, au niveau
des ministres des Affaires étrangères , des ministres de l'Intérieur et
des polices pour préparer collectivement le traitement des manifestations
prévues aux prochain sommet européen à Laeken, en Belgique. Le quotidien
Le Soir s'interroge : "Concrètement, qu'a prévu le gouvernement belge
? Des mesures radicales, selon nos informations. Comme l'interdiction
de certaines manifs; le fichage des délinquants; l'arrestation préventive
de personnes ayant commis les délits les plus graves à Nice ou Göteborg,
dès leur entrée sur le territoire belge. Du reste serait maintenu le traditionnel
recours aux autopompes, gaz lacrymogènes et balles en plastique". Et le
premier ministre belge de déclarer à l'Associated Press : "Nous serons
fermes". Le 18 juin, les ministre de l'Intérieur allemand et français, Otto Schily
et Daniel Vaillant publient un communiqué de presse commun réclamant la
création d'un groupe d'étude pour "adopter une attitude commune et dure
contre cette nouvelle forme de criminalité extrémiste qui dépasse les
frontières". Le texte appelle à la tenue urgente d'une conférence spéciale
réunissant les ministres de l'Intérieur européens pour coordonner leur
action en vue du G8 de Gènes. Otto Schily : "Puisque les fauteurs de troubles
agissent par delà les frontières, la lutte doit être mis en place au niveau
international. Cela suppose que les informations sur la préparation de
telles actions violentes soient encore mieux échangées entre les autorités
chargées de la sécurité dans les Etats membres, et que les mesures contre
ces délinquants s'effectuent sur la base d'une stratégie commune et d'un
concept opérationnel commun." (…) Il poursuit en affirmant que "le concept
de sécurité allemand de lutte contre les hooligans violents lors de la
coupe d'Europe 2000 peut servir de modèle", notamment avec des contrôles
plus serrés aux frontières et la promulgation d'interdictions à quitter
le territoire . Au lendemain d'un événement aussi grave que le tir à balles
réelles, en Europe, sur des manifestants désarmés, telle est donc la teneur
des réactions de deux ministres de l'Intérieur socialistes : un appel
au durcissement des dispositifs répressifs. Pas une ligne sur l'attitude
de la police suédoise. Aucune recommandation portant sur l'usage futur
de la force publique. Le 26 juin le Genoa Social Forum rencontrait les responsables italiens
et formulait la demande officielle que les carabiniers ne soient pas armés
à balles réelles lors du sommet. Dans une réponse en forme de non-recevoir,
le ministre de l'Intérieur Claudio Scajola donnait son assurance que le
gouvernement ferait tout ce qui était en son pouvoir pour "garantir la
loi et l'ordre, et qu'il traiterait toute manifestation violente avec
la rigueur maximale". Ce type de déclaration n'a visiblement ému ni les
membres du G8, ni les responsables politiques européens. Le 29 juin, le gouvernement autrichien, qui se préparait à accueillir
la réunion du World Economical Forum à Salzburg faisait savoir par la
voix de Rudolf Gollia, conseiller auprès du ministre de l'Intérieur qu'il
avait autorisé la police à faire usage d'armes à feu contre les manifestants
: "Nous ne voulons pas répéter ce qui s'est produit à Göteborg, mais nous
utiliserons des armes à feu si besoin est" (…) "Tous les agents en service
seront armés de gaz lacrymogènes et de pistolets. Ils ont des instructions
très claires concernant leur usage. S'il y a violence, ils ont autorité
pour tirer". Cet avertissement était formulé par un gouvernement à composantes
néo-nazies dont l'entrée en fonction avait provoqué un tollé diplomatique
en Europe. Deux semaines après Göteborg, une telle déclaration venant
d'un tel gouvernement n'a suscité à notre connaissance aucune réaction
parmi les responsables européens. Le 13 juillet, la réunion des Ministres de l'Intérieur de l'Union à Bruxelles
décidait de durcir la politique de contrôle lors des manifestations internationales.
Là encore, aucune mesure réelle visant garantir les droits fondamentaux
et l'intégrité physique des manifestants. A l'issue de la réunion, Claudio
Scajola, le ministre de l'Intérieur italien se félicitait de ce que la
ligne défendue par le gouvernement italien ("dialogue, fermeté et rigueur")
ait reçu "une approbation unanime de la part du Conseil". Le 17 juillet, Amnesty International adressait une mise en garde au gouvernement
italien et aux membres du G8. L'organisation non-gouvernementale rappelait
que "de nombreux rapports de différentes sources, incluant les récits
de témoins, de victimes et des preuves photographiques "témoignent" d'abus
généralisés et de violations des standards des droits humains internationaux
perpétrés à l'encontre de manifestants non-violents "lors des manifestations
antimondialisation de Naples le 17 mars et de Gènes le 6 juillet. En conséquence,
elle demandait aux autorités et à tous les fonctionnaires impliqués dans
l'exécution du maintien de l'ordre de s'assurer que toutes les dispositions
soient prises pour que les droits de l'Homme soient respectés. Notamment
concernant l'utilisation des armes à feu et de la force publique, des
libertés d'expression et de rassemblement, du droit de ne pas être soumis
à des arrestations arbitraires et des droits élémentaires des prisonniers.
L'organisation énonçait également le principe suivant : "Amnesty International
n'approuve pas la violence contre les forces de l'ordre ou contre la propriété,
et ne s'oppose pas à l'utilisation raisonnable et légale de la force par
des représentants de la loi. Cependant, le maintien de l'ordre doit être
effectué de façon à protéger les droits élémentaires de ceux qui protestent".
Aucun responsable européen n'a pris de mesure pour relayer ce type de
mise en garde, pourtant élémentaire. Au même moment, l'Europe levait les accords de Schengen, les services
de police échangeaient des fiches personnelles établies lors des précédentes
vagues d'interpellations, et des unités de la brigade pénitentiaire italienne
était transférée au centre de rétention de Bolzaneto. Le rappel de ces faits est accablant pour les dirigeants européens. Si
la responsabilité directe des violences policières de Gènes revient en
première analyse au gouvernement de Silvio Berlusconi, on peut dire que
rien n'a été fait pour l'empêcher ou la prévenir. Jamais la question du
respect des droits des manifestants et de la sauvegarde de leur intégrité
physique n'a été réellement à l'ordre du jour. Il s'est agi -dans le meilleur
des cas- de la non assistance à personnes en danger. Il est même probable que l'idée que des polices européennes puissent
en dernière extrémité faire feu sur des manifestants a été acceptée à
haut niveau. Dans le contexte que nous avons rappelé, celui d'une coordination
constante et renforcée des forces de police et des ministères de l'Intérieur
européens, la décision d'armer les carabiniers à balles réelles après
Göteborg n'a pas pu être prise sans l'accord au moins tacite des Etats
membres, à la fois de l'UE et du G8. Par leurs silences, par la mise en place et le durcissement d'un modèle
liberticide de maintien de l'ordre, les dirigeants européens ont créé
les conditions des violences policières sans bornes et des violations
de droit systématiques qui se sont déployées à Gènes. d) Gènes : le modèle despotique de l'usage de la force publique Au-delà de l'assignation de responsabilité, la question capitale pour
nous est de savoir si le dispositif de Gènes illustre un changement durable
en termes de comportement des forces de police, ou s'il s'agit d'un épisode
aussi extrême que ponctuel. La question ne peut pas être réglée théoriquement,
tant cela dépend des campagnes de dénonciation que nous sommes en train
de mener. Cependant, on peut essayer de caractériser les changements constatés
à Gènes pour dégager quelques pistes de réponse. S'il y a eu changement, par exemple par rapport à Nice, c'est sur deux
aspects : en termes de schéma tactique des opérations de police d'une
part, et en termes d'intensité et systématicité de la violence d'autre
part. Le changement concerne donc seulement le segment des opérations
de terrain (type d'armement, forme et degré d'usage de la force, conditions
de détention), mais pas l'ensemble du dispositif tel qu'il a été défini
et décrit plus haut. C'est à ce niveau qu'ont été dépassées les bornes du modèle habituel
des opérations de "maintien de l'ordre" lors de sommets internationaux
dans des "Etats démocratiques". Le modèle en question est celui avec lequel
nous sommes habitués à réfléchir, et même à agir corporellement dans une
manifestation. Les règles en sont les suivantes : (1) l'objectif principal
de la police est d'isoler les manifestants du lieu de réunion et de sécuriser
le périmètre, et la majorité des cas de déploiement de violence sont liés
à cet objectif tactique (maîtrise du territoire). A ce premier objectif
s'ajoute un second : faire des interpellations nombreuses, notamment à
des fins de relevés d'identité. Le déroulement en deux temps des opérations
à Nice illustre parfaitement ce double objectif: le matin, "guerre de
position" de part et d'autre des barrières ; l'après-midi, raids policiers
dans le gymnase qui servait de dortoir, bastonnades et nombreuses arrestations),
(2) la violence des forces de police est bornée en intensité (elle ne
va pas jusqu'à prendre le risque de tuer, les forces de police ne font
pas usage d'armes à feu), (3) enfin, la violence gratuite ne se déploie
pas au grand jour (une camera l'empêche ou la modère), le pouvoir politique
n'est pas prêt à payer le prix d'une violence systématique médiatisée. A Gènes, ces règles ne valaient plus. (1) La police italienne ne s'est pas contentée de sauvegarder le périmètre
de la zone rouge. Elle aurait très bien pu le faire avec une force mesurée,
sans aller au contact avec les manifestants. Vu l'ampleur des fortifications,
canons à eau et lacrymogènes suffisaient pour sécuriser le périmètre.
En étant massivement présente à l'extérieur et en harcelant systématiquement
les cortèges pacifiques, elle poursuivait un autre objectif, qui n'a jamais
été de maîtriser des "black blocs" complètement instrumentalisés. Elle
visait les manifestants eux-mêmes. Dit le plus simplement possible : leur
faire mal, leur faire peur. L'objectif principal de la police italienne
n'était plus seulement de conserver la maîtrise d'un territoire et de
procéder à des arrestations et à des relevés d'identité massifs, mais
de produire un effet immédiat de terreur et un effet durable d'intimidation
sur la plus grande masse des manifestants. (2) Le fait d'équiper les corps
de police d'armes chargées à balles réelles pour encadrer des manifestations,
et d'en autoriser l'usage, indique que les limites traditionnelles assignées
à l'usage de la force par un Etat démocratique sont outrepassées. Que
cela ait été reconduit après Göteborg est le signe d'un choix politique
opéré par le gouvernement italien, et accepté par ses partenaires internationaux.
Dans le modèle mis en place, l'usage de la force est potentiellement absolu.
On peut mourir d'avoir manifesté. (3) La violence gratuite ne se cache
pas : on peut matraquer jusqu'au sang des manifestants pacifiques devant
les camera avec un parfait sentiment d'impunité. Cette violence systématique, illimitée et assumée déroge aux règles du
maintien de l'ordre "républicain" tel que notre génération l'a connu.
Elle appartient à un autre modèle de l'usage de la force publique. Negri
utilise le concept philosophique d'Empire pour rendre compte du gouvernement
global. Pour caractériser le pouvoir local exercé sur la ville de Gènes
pendant ces quelques jours, on peut recourir au concept de "gouvernement
despotique" forgé par Montesquieu. Un pouvoir sans loi, ayant la peur
pour principe. Ce qui s'est exercé à Gènes, c'est le modèle despotique
de l'usage de la force publique. Quant à savoir si ce modèle est celui qui sera dorénavant en vigueur
lors des mobilisations à venir, c'est difficile à évaluer. Premièrement parce que l'éventualité de sa reconduction est conditionnée
au coût politique que le gouvernement de Berlusconi va devoir payer dans
les semaines qui viennent. Pour l'instant il est étonnamment faible (pas
de démission de ministres, pas de commission d'enquête parlementaire italienne,
pas de condamnations officielles internationales). Il dépendra du succès
de nos mobilisations et de nos campagnes d'opinion, et, corrélativement,
des prises de positions des partis politiques institutionnels. Ce qui
est en train d'être fixé, c'est la jurisprudence qui déterminera l'amplitude
de l'usage tolérable de la force publique en Europe pour les années qui
viennent. Deuxièmement parce qu'on ne peut pas prêter à tous des gouvernements
européens la volonté politique d'appliquer la version ultra-droite du
dispositif policier mis en pratique à Gènes (on imagine mal le même degré
de violence systématisé en France, ne serait-ce qu'à cause de la force
du mouvement antimondialisation dans ce pays et dans son opinion publique). Mais l'idée qu'il existe des "versions nationales" d'un dispositif structurellement
identique est capitale pour déterminer les éléments que nous retrouverons
à coup sûr lors des prochaines manifestations internationales. Quelle
que soit la manière dont les polices nationales mettent en œuvre le segment
local du modèle, le dispositif européen de maintien de l'ordre testé pour
la première fois à Amsterdam risque fort de demeurer en place, avec son
cortège de blocages aux frontières, de refoulements, d'arrestations arbitraires,
de fichage, de garde à vue dans des conditions sordides etc. Et la tendance
actuelle est encore au durcissement. L'agence Reuters notait en conclusion
de son bilan de Gènes : "Le 13 juillet dernier, les ministres de l'Intérieur
allemand et britannique n'avaient pas réussi à convaincre leurs homologues
de l'UE de créer un fichier européen de casseurs et de décréter des interdictions
de sortie du territoire. Les dramatiques événements de Gênes pourraient
inciter leurs partenaires européens à revoir leur position". Deux jours
plus tard, Otto Schily, le ministre de l'Intérieur allemand annonçait
qu'il ferait de "la sûreté des conférences internationales" le thème de
la prochaine réunion des ministres de l'Intérieur européens . On peut
douter que ce soit pour y discuter des mesures à prendre pour garantir
le droit de manifestation et le respect des libertés fondamentales. 3- Contradictions et pistes d'action Ceci dit, le processus de durcissement n'est pas inexorable. Par chance
pour nous, ce modèle de maintien de l'ordre implique, dans ses principes
comme dans ses mises en œuvre, de nombreuses contradictions qui fournissent
à nos mouvements autant de leviers politiques pour le contrecarrer. Il faudrait développer davantage mais on peut signaler quatre points
faibles : - Le "syndrôme de la forteresse". - La réactivation des frontières nationales dans un processus d'unification
politique - Les violations du droit qu'implique la mise en place de tels dispositifs
policiers. - L'inadéquation des catégories policières mobilisées a) Le syndrôme de la forteresse. La première contradiction est celle qui oppose les impératifs de sécurisation
du lieu de réunion à l'image que voudraient donner d'eux les "grands"
pendants les sommets internationaux. Sur ce point, nous avons définitivement
gagné. Aucun sommet ne pourra plus se tenir en dehors de véritables forteresses,
ou ailleurs que dans des coins reculés du globe. L'image de dirigeants
isolés, contraints de fuir un mécontentement populaire, ainsi que la remise
en cause durable de leur légitimité sont des données acquises. Mais en contrepartie, il faut se demander si Gènes ne marque pas la clôture
du cycle tactique ouvert par Seattle pour les manifestations de rue. L'objectif
d'envahir le périmètre interdit était encore le nôtre à Nice, à Québec
et à Gènes. Vu le perfectionnement technique du dispositif de fortification,
une intrusion effective dans la zone rouge supposerait aujourd'hui d'autres
moyens que ceux de la non-violence active (des moyens paramilitaires).
L'effet de surprise dont ont bénéficié les manifestants de Seattle ne
se reproduira plus à l'identique. Cela ne veut pas dire que la mise en
scène d'assauts symboliques doivent être abandonnés (cordes dérisoires,
catapultes à peluches, béliers en plastique, flèches à ventouses, chaîne
humaine, etc.), mais il faudra trouver sur le terrain un nouvel objectif
immédiat, et un nouveau canevas dramatique pour notre pièce de théâtre
urbain. De ce côté là, tout est à réinventer. b) La réactivation des frontières intérieures A des fins de contrôle policier, les pays de l'espace Schengen se sont
réservés la possibilité de réactiver les frontières nationales. Cette
mobilisation de l'ancien quadrillage national est bien sûr d'ordre géographique
(frontières, douanes) mais aussi d'ordre idéologique, puisque ces mesures
s'accompagnent de discours virulents sur les "hordes de casseurs venues
de l'étranger", à l'existence plus fantasmatique que réelle (dans le doute,
la police italienne avait d'ailleurs pris ses précautions en fabriquant
ses propres casseurs maison.). La "réactivation des frontières intérieures" ne concerne d'ailleurs pas
seulement les frontières nationales et les partages xénophobes. Comme
schéma général de division, elle est aussi utilisée à destination des
manifestations et des mouvements eux-mêmes, mis constamment en demeure
de tracer des lignes de démarcation en leur sein. Ainsi, en guise de bilan
des événements de Gènes et après avoir évoqué l'organisation d'un dialogue
soutenu avec "la société civile représentée par les Organisations non
gouvernementales", Guy Verhofstadt, le premier ministre belge, avertissait
: "Ceux qui veulent manifester devront prendre leurs distances avec les
éléments violents" . La répression intense et les risques de durcissements
réactifs qu'elle entraîne dans nos mouvements est clairement mise au service
d'une stratégie de marginalisation dont le pendant direct est la mise
en place d'un partenariat de façade avec des ONG bien sages. Pour s'en tenir cependant aux contradictions du camp adverse, le recours
aux fermetures des frontières ne va pas sans poser de gros problèmes à
une Europe politique en voie d'unification. La contradiction entre unification politique et réactivation des frontières
nationales a d'abord une dimension institutionnelle non négligeable. Elle
se pose en termes de souveraineté : laisser la décision de la suspension
des accords de Schengen aux Etats revient à faire obstacle à la naissance
d'une souveraineté européenne unifiée. Ainsi, parmi les juristes de l'UE,
des débats très vifs portent depuis quelques années sur la question de
la communautarisation de la clause de sauvegarde. On peut développer à cet égard un discours revendicatif minimal sur le
thème "Encore un effort pour être européens", demandant la suppression
des frontières nationales jusqu'au bout et l'abolition immédiate de la
clause de sauvegarde. Sans oublier bien sûr une critique plus générale
de la zone Schengen en lien avec les mouvements de sans-papiers et l'affirmation
d'un droit de circulation planétaire. La contradiction a ensuite des effets désastreux en termes d'image :
les déclarations solennelles de droits fondamentaux, à Nice comme ailleurs,
se concilient mal avec la démonstration simultanée de leur négation pratique.
La campagne menée à Vintimille lors du sommet de Nice, en appuyant fortement
sur cette discordance entre le discours et les actes, a permis de gagner
du terrain. Et la volte-face de Gayssot finissant par autoriser le passage
du train britannique pour Gènes montre que nous pouvons faire céder les
gouvernements européens sur des cas manifestes d'entraves à la liberté
de circulation. Dans le contexte français actuel, les campagnes qui appuieront
sur les contradictions de la gauche gouvernementale et de son attitude
face au mouvement anti-mondialisation seront particulièrement efficaces.
c) Les violations du droit La mise en pratique du nouveau modèle de "maintien de l'ordre" européen
s'accompagne de violations répétées du droit positif, quand ce n'est pas
de la mise entre parenthèses complète de toute notion de légalité comme
ce fut le cas à Gènes. Les Etats se trouvent de ce fait dans une position
contradictoire du point de vue de leurs propres normes juridiques. Il
faut jouer au maximum sur cette contradiction qui est le propre des "Etats
de droit" répressifs. Et le faire à la fois sur un plan idéologique et
juridique. Cela suppose une double activité non seulement en aval, mais aussi en
amont de l'événement. Pour que la campagne de dénonciation ex post soit efficace, il faut avoir
anticipé les violences policières. La leçon de Gènes de ce point de vue
porte sur les conditions générales de la crédibilité et de la diffusion
des témoignages. Si les témoignages d'AARRG ! ont été très largement repris
par les médias français c'est parce que (1) le caractère non violent de
nos actions avait été clairement annoncé et même marqué visuellement dans
nos tenues. L'alibi rhétorique des "casseurs" n'avait donc pas de prise
sur nous. (2) tous nos préparatifs étaient publics, et ouverts notamment
aux journalistes. Nous avions publiquement travaillé à créer un effet
de contraste maximal entre nous et les forces de police. On peut encore perfectionner le dispositif, en travaillant aussi à l'avance
sur l'aspect juridique des choses. A cet égard, le travail remarquable
de l'association tchèque O.P.H. lors les manifestations du sommet de Prague
peut servir d'exemple pour impulser la création ou le renforcements de
réseaux similaires lors de toutes les manifestations internationales.
O.P.H. sont les initiales Tchèques pour "Projet Observateurs Civiques"
. Les objectifs de l'association lors des manifestations de Prague étaient
: - d'observer les événements et de collecter le maximum de documents lors
des manifestations (notes, enregistrements vidéo, relevés de témoignages) - de prévenir l'escalade de la violence : sur le terrain, avec un travail
en direction de la police et des cortèges, et dans les commissariats suite
aux arrestations - de fournir des informations et une assistance juridique gratuite (tracts,
présence aux postes frontières) - et, au besoin, de faire un travail linguistique d'interprète entre
les cortèges de manifestants et la police tchèque OPH a recruté ses membres auprès d'associations d'avocats, d'étudiants
en droit, d'ONG pour le respect des droits de l'Homme etc. L'association avait négocié avec l'Etat tchèque pendant toute la phase
de préparation. Elle avait fait l'objet une reconnaissance officielle.
Elle avait également obtenu que soit appliquée la loi tchèque prévoyant
l'identification de chaque agent de police par un numéro placé en évidence
sur son uniforme, et négocié la présence d'observateurs légaux dans les
commissariats si les personnes détenues en faisaient la demande. Au préalable, les bénévoles avaient participé à un training (travail
en équipe, reconnaissance des lieux, préparation à la gestion de situation
de stress avec des psychothérapeutes, formation de secouristes, formation
à la prise de vue photo et vidéo). OPH avait distribué 20 000 dépliants qui expliquaient en plusieurs langues
les droits des manifestants et de la police, 10 000 cartes avec les n°
de téléphones des avocats, de l'assistance légale et de leur central téléphonique.
Une centaine d'observateurs identifiés par des vestes turquoises, équipés
d'appareils photos, de cameras et de formulaires standards pour le recueil
de témoignages, quadrillaient le terrain, en communication constante avec
un centre de permanence divisé selon ses différentes fonctions (coordination,
assistance légale, presse, etc.). Les informations sur les arrêtés, les
blessés, ou les disparus étaient ainsi centralisées et pouvaient être
communiquées en temps réel. OPH a ensuite assisté les manifestants dans leurs démarches judiciaires.
Et, sur la base des informations méticuleusement et impartialement recueillies,
l'association a publié un rapport exhaustif sur les violences policières.
Ce type de structure doit être pris en charge par des associations "intouchables"
et institutionnellement crédibles (Amnesty, FIDH, LDH, syndicats d'avocats,
syndicats de la magistrature, etc.). On peut imaginer aussi qu'elle soit
parrainée par des personnalités (intellectuelles, politiques, ecclésiastiques),
et épaulées pour la collecte de documents par des réseaux de professionnels
"citoyens" (un collectif de cinéastes italiens était par exemple présent
à Gènes pour tourner un documentaire autofinancé) . En tout cas, il faut
marquer son indépendance par rapport aux organisateurs de la manifestation
proprement dite, pour qu'elle apparaisse clairement comme un œil impartial
de la société civile sur les agissements policiers. En bref, nous pouvons
la susciter, mais pas la prendre en charge. Ce type de "coordination d'observateurs
citoyens" serait également extrêmement utile, voire indispensable, pour
faire tout le travail juridique de dépôt de plaintes. Des groupes comme
les nôtres ne peuvent en effet pas l'assumer à eux seuls, à la fois pour
des raisons financières, logistiques et politiques. L'impact des violences
de Gènes a été assez fort pour que de tels réseaux puissent voir le jour
assez rapidement, y compris à l'échelle européenne. De manière plus générale, se placer sur le terrain du droit et du respect
des libertés fondamentales peut permettre de désamorcer efficacement le
piège rhétorique de la condamnation des "casseurs" et le cortège de mesures
policières qu'il tend à justifier. En restant dans une stricte problématique
de défense des droits , on peut s'en tenir à un principe fondamental :
ne peuvent être privées de liberté que des personnes mises en cause dans
des délits avérés, et en aucun cas des personnes suspectées de délits
potentiels. Cette prise de position principielle simple implique le refus
sans discussion des fichiers, des contrôles aux frontières, des interdictions
à quitter le territoire et des arrestations arbitraires. Elle fournit aussi plus largement la base pour une critique radicale
du modèle "préventif" du maintien de l'ordre, véritable nouvelle doctrine
policière européenne. Ce modèle est légitimé par une "logique de précaution" (en passe de devenir
un mode généralisé de gouvernement) qui revient à mettre en balance le
risque d'atteinte à des biens matériels lors de manifestations avec le
risque d'atteinte aux droits fondamentaux (liberté de circulation, de
manifestation, intégrité physique et morale) qu'impliquent les mesures
dites préventives. Notre choix dans une problématique ainsi posée doit
être exprimé fortement : si tels sont les termes fondamentaux du problème,
la sauvegarde des personnes doit l'emporter sur celle des biens. La considération
du risque d'atteinte aux libertés fondamentales l'emporte sur le risque
d'atteinte à la propriété privée. Et -puisqu'on en est arrivé là- une
vie humaine vaut incommensurablement plus qu'une vitrine brisée ou une
voiture incendiée. d) Les failles ouvertes par l'inadéquation des catégories
policières. La semaine suivant le sommet de Göteborg, le ministre de l'Intérieur
belge Antoine Duquesne répondait de la manière suivante à une question
posée par un sénateur du Vlaams Block (extrême droite flamande) : "je
veillerai à appliquer le principe de la tolérance zéro à l'égard de cette
internationale de la violence, de ces hooligans politiques. Tout comportement
anormal fera l'objet d'une réaction immédiate, de manière à éviter que
les situations dégénèrent et que l'ordre public soit mis en péril". Ces
phrases inquiétantes mobilisent un vocabulaire que tous les responsables
européens ont à la bouche. Mais le terme de "hooligans politiques" est
l'indice de beaucoup plus qu'une simple rhétorique politique. Il s'agit
aussi d'une catégorie avec laquelle les responsables de police européens
pensent et agissent. Au point que les personnes chargées des plans anti-hooligans
et du maintien de l'ordre lors des sommets européens sont en partie les
mêmes. C'est le cas par exemple du belge Pierre Jacobs, ancien responsable
de la sécurité pour l'Euro 2000, et qui coordonne aujourd'hui le dispositif
policier pour le sommet de Laeken. Les dispositifs et les techniques appliqués à des mobilisations politiques
dans le cadre du nouveau modèle de "maintien de l'ordre" européen sont
pour la plupart empruntés à d'autres domaines de la pratique policière.
La lutte contre le hooliganisme n'est qu'un de ces domaines d'emprunt.
On pourrait également citer celui de la lutte anti-terroriste. A titre
d'exemple révélateur, Arnaldo La Barbera qui codirigeait les opérations
de police et de maintien de l'ordre à Gènes est le chef de la brigade
anti-terroriste italienne . Le problème de ce type de personnel policier, de ses techniques et de
ses catégories de pensée, est son inadaptation structurelle à son nouvel
objet, la conflictualité politique. Une manifestation de masse n'est pas
assimilable à un public de supporters. Il ne s'agit pas du même type de
groupe (structuration, motivation, résonance sociale, etc.). Et pour donner
une des marques techniques de cette différence, il est par exemple impossible
de filtrer une manifestation comme on contrôle les files d'attentes à
l'entrée d'un stade. De même, des organisations politiques radicales,
mais légales n'ont pas le même comportement ni le même type de capacité
de mobilisation que des groupes de lutte armée clandestins. Traiter ces
groupes hétérogènes avec des méthodes identiques peut occasionner des
retours de bâtons inattendus. Le premier exemple est celui de la péripétie de la perquisition, de l'arrestation
et de l'interrogatoire subis par Leyla et Pulika dans la phase de préparation
de Gènes. En traitant des militants non-violents avec les mêmes techniques
que les membres d'une armée clandestine, les unités spéciales de la police
italienne n'avaient pas anticipé que leur réaction ne correspondrait pas
à l'identité qu'elles projetaient sur eux. Les policiers italiens ont
été assez surpris de se voir très vite entourés par une meute de cameramen
et de journalistes prévenus par téléphone, et de s'apercevoir que le journal
télévisé du soir titrait sur les abus de pouvoir des carabiniers. C'est
le même type de contradiction entre les catégories policières mobilisées
et le type de groupes auxquels elles sont appliquées que relevait un journaliste
dans une des conférences de presse de Berlusconi : "La police a perquisitionné
sans mandat le Genoa Social Forum alors que la seule dérogation italienne
à cette règle concerne les activités terroristes. Cela veut-il dire que
vous aviez jusqu'à présent comme interlocuteurs des terroristes?". - Réponse
: "Je ne connais pas les détails de cette affaire." . Le deuxième exemple est celui des filtrages aux frontières et des fichiers.
Comme indiqué plus haut, le projet de transférer les plans anti-hooligans
aux conflits politiques a d'abord été conçu en Grande Bretagne et appliqué
à des petits groupes écologistes d'action non-violente. D'un point de
vue policier, il pouvait effectivement s'agir alors d'une technique de
contrôle " chirurgicale " portant sur des mouvements isolés. Mais lorsque
le même schéma est appliqué à des manifestations de 200 000 personnes,
ce n'est plus le cas. En fait, en changeant d'échelle, il change de nature
: de dispositif de surveillance ciblé, il devient par nécessité dispositif
de contrôle général et indistinct. Et dans le même temps, les atteintes
aux libertés qu'il implique se généralisent (à titre d'exemple, selon
les chiffres officiels du Ministère de l'Intérieur italien, 2 093 citoyens
européens se sont vu refuser l'entrée sur le territoire italien du 14
au 21 juillet ). N'importe quel manifestant peut être l'objet de contrôle
à la frontière, d'arrestation, de fichage etc… C'est dans cette généralisation que réside à la fois la force policière
et la faiblesse politique de ce dispositif. L'enjeu, dans les mois qui viennent, et en préparation du sommet de Laeken,
est de parvenir à faire la démonstration publique que des manifestants
pacifiques ont été massivement fichés, que par exemple les noms des personnes
torturées à Bolzaneto figurent dans les fichiers de "casseurs" européens.
Cela peut prendre la forme d'un dépôt massif de demandes de consultation
des fiches personnelles partout en Europe (le droit de consultation est
me semble-t-il- prévu par la loi), ou d'un test de franchissement de la
frontière franco-belge par un "train des indésirables" ou "un bus des
fichés", tout cela préparé en amont par une campagne de presse, une saisie
de la CNIL, une vague de questions parlementaires coordonnées sur le sort
des données personnelles collectées par la police italienne et le type
de données que contient les fichiers SIS et Europol, et ce dans tous les
parlements nationaux ainsi qu'au parlement européen… Une telle campagne bien menée peut faire éclater un scandale énorme (pas
besoin d'insister sur la charge symbolique de fichiers d'indésirables
dans la mémoire collective européenne) et mettre très sérieusement à mal
le dispositif de contrôle politique élaboré par l'UE. Appliquer des catégories
policières outrancières à des mobilisations politiques n'est pas seulement
liberticide. Cela peut s'avérer aussi politiquement très coûteux. A nous
d'en faire la démonstration.