arch/ive/ief (2000 - 2005)

Gênes expliqué à ceux qui n'y comprennent rien
by Aline Tuesday August 07, 2001 at 04:38 PM
a_soline@hotmail.com

Voici un texte que j'ai écrit au retour de Gênes pour donner aux gens autour de moi, ceux qui n'y connaissent en général pas grand-chose à toutes nos histoires militantes, une autre image de ce qui s'est passé là-bas. Une histoire qui aurait pu arriver à n'importe qui...

J'étais à Gênes... Témoignage d'une apprentie- militante sur le chemin de la désillusion... Et de la détermination.

Tout juste revenue de Gênes ce 22 juillet -Gênes la forteresse, l'invincible, la redoutable pour quelques jours-, de retour à une vie normale et tranquille, enfin apaisée, bien que ne dormant toujours pas sur mes deux oreilles, j'ai ressenti le besoin d'écrire ce que j'y avais vécu, vu, entendu, et surtout compris. Pas que moi: également toute une bande de jeunes Belges, et bien d'autres, des dizaines de milliers, 200 000 dit-on, venus du monde entier pour clamer haut et fort: "un autre monde est possible!".
On ne ressort pas intact d'une telle expérience. J'en suis revenue entière, pourtant, mes amis aussi, et je suis encore en train de remercier le ciel de nous avoir épargnés... Car je m'en rends compte, contrairement à beaucoup, nous sommes passés comme par miracle entre les mailles du filet. J'ai d'autant plus conscience de la précarité de notre sécurité à tous, une fois qu'on est déterminé à exprimer ainsi sa révolte vis-à-vis d'un système qu'on n'a pas choisi et qu'on estime injuste. Le dire, c'est déjà prendre des risques. Et la prochaine fois, ce pourrait fort bien être nous, vos enfants, frères et soeurs, amis, voisins, qui nous feront tabasser, arrêter, voire abattre d'un coup de revolver entre les deux yeux. C'est ce que je voudrais dénoncer.
Je sais déjà que la TV ne racontera pas cette histoire de la même façon que moi. Je n'ai pas encore eu l'occasion de vérifier ce qu'on en disait dans les foyers de notre gentille Belgique, mais j'ose supposer que c'est bien loin de ce qu'on a ressenti et vécu. C'est pour ça que je veux écrire ce que moi-même j'ai traversé durant ces quelques jours d'état de siège à Gênes. Non que mon expérience à moi soit exceptionnelle. Mais dans les grandes lignes, c'est ce que bien d'autres ont aussi vécu... Pourtant, en version plus "soft" que pour certains, qui moisissent toujours dans les hopitaux et les commissariats italiens.
Je ne prétend donc pas vous livrer ici un compte-rendu journalistique prétendu 100% objectif, à vrai dire j'assume complétement ici ma subjectivité, dans le sens où j'ai choisi de ne raconter que ce qui m'a touchée personnellement. Mais c'est la vérité que vous allez lire ici, en tous cas la mienne.

Pour ceux qui n'ont pas suivi les multiples rebondissements de la quête dite "antimondialiste" ces derniers temps, situons le contexte: après des contre-sommets de plus en plus médiatiques ces deux dernières années pour tenir tête au FMI, à l'OMC, à la Banque Mondiale et leurs accolytes à Seattle, Washington, Prague, Nice, Davos, Québec, Göteborg, etc., on nous annonçait depuis des mois une mobilisation d'une ampleur sans précédent à Gênes en juillet 2001: le fameux G8, les "maîtres du monde", allaient se réunir pour parler affaires. On s'attendait à une audience incroyable, mais aussi à beaucoup d'agitation: des militants italiens réputés pour leur détermination et leur force de mobilisation, un Berlusconi tout juste arrivé au pouvoir, un épisode sanglant à Göteborg le mois d'avant... Il n'en fallait pas moins pour faire monter la tension plus que de normal. On nous promettait déjà des contrôles impitoyables aux frontières, une partie de la ville déclarée "zone rouge", c'est-à-dire inviolable, un arsenal militaire à la hauteur de la "sauvagerie" des manifestants... On ne s'attendait pourtant pas à tout.

Mercredi 18 juillet:
J'étais en vacances en Suisse avec mon père. Je l'ai convaincu de me conduire à la frontière italienne toute proche, où j'allais prendre le train pour Gênes. Il n'était pas très rassuré, je crois, de m'y voir partir, mais il savait que rien ne m'en empêcherait: ça faisait des mois que j'en parlais, je savais que c'était quelque chose que je devais vivre, et que je ne serais plus tout-à-fait la même après.
Me voilà donc partie toute seule avec mon sac -à-dos, pour presque une journée de transports en commun, assez "mouvementée" parce que j'ai dû prendre au moins trois bus et quatre trains (les gares du centre de Gênes avaient été fermées pour l'occasion), tout ça sans carte et en ne parlant pas un mot d'italien. Mais j'étais heureuse, comme je le suis toujours sur les routes, et parce que je sentais que ce serait une expérience forte.
Il était prévu que beaucoup de mes amis y aillent, eux-aussi. Pourtant, je n'avais fixé aucun rendez-vous. Dans un sens, j'avais envie de me retrouver paumée dans la foule, me disant que c'était le meilleur moyen pour rencontrer des gens de tous les horizons. Plus tard, pourtant, j'ai félicité le destin de m'avoir permis de retrouver très vite mes amis, sur lesquels je pouvais compter et avec qui je me sentais en sécurité, les uns veillant sur les autres.
J'ai donc fini par arriver après beaucoup de détours au "Centre de Convergence" du GSF (Genova Social Forum), seule mais enchantée, parce que je venais d'apprendre que le soir-même Manu Chao donnait un concert gratuit (ou presque), ce dont je n'étais pas au courant. Il n'a pas fallu cinq minutes pour que je tombe, par hasard, sur un ami, ce qui fait que je ne suis pas restée seule longtemps... De fil en aiguille, j'ai retrouvé toute la "bande", ceux que je côtoie dans toutes les manifs, où que ce soit. A tel point que sur ces quelques jours, j'ai dû croiser au moins quarante belges que je connaissais, au moins de vue.
J'ai passé une merveilleuse soirée, remontée à bloc par ce concert formidable, pleine d'espoir et d'énergie pour ces jours de contestation au nom de nos idéaux, plongée dans la chaleur d'Italie, l'ambiance festive, les airs de vacance... Bref, tout allait bien.
J'en profite pour remercier au passage Manu Chao qui, à ce qu'il paraît, a financé les sandwiches, les pommes et l'eau gratuits qu'on nous distribuait à qui mieux mieux.
Encore une jolie image de cette soirée, qui restera gravée dans ma tête: au cours du concert, un de ces hélicoptères policiers omniprésents est passé très bas au-dessus de la foule, l'éclairant de son énorme phare. Il a à peine fallu quelques secondes pour que la régie pointe les projecteurs de la scène sur le fauteur de trouble, faisant se dresser dans sa direction un champ de milliers de doigts d'honneur. Ca ne faisait que commencer...

Jeudi 19 juillet:
Après une nuit tranquille en tente, dans un parc qui resemblait plus à un camping à la plage, on est partis explorer les alentours. Il planait une atmosphère assez surréaliste: des rues désertées par leurs habitants, tous les commerces et les volets fermés, des flics, en civil ou pas, à tous les coins de rue, nez à nez avec des jeunes bohèmes en tous genres, punks, néo-hippies et autres marginaux, dans une ambiance tous comptes faits assez tranquille, genre grande kermesse, avec barbecues, musique et ciel bleu, à l'exception de quelques doigts d'honneur assez provocateurs de la part de ces chers "représentants de l'ordre"...
Ca nous faisait un drôle d'effet, d'ailleurs, cette ambiance. Elle nous plongeait dans une sorte d'insouciance (dont on allait bientôt être forcé de sortir), et pourtant nous poussait aussi à nous demander pourquoi, au fond, nous et les autres, on était là: est-ce qu'il n'y avait pas une sorte de phénomène de mode là-dedans, ou l'effet d'attraction que provoquent ces moments de "communion" chaleureuse avec des gens qui nous ressemblent, qui rêvent d'un même monde (enfin a priori)? Il y a de ça, sans doute, mais il y a surtout, je crois, pour nous faire nous déplacer jusque-là, la force de nos valeurs et de notre sentiment de révolte. On en est arrivés à la conclusion qu'on était très impatients de manifester, pour retomber les pieds sur terre, et parce que c'était pour ça qu'on était là.
J'ai très vite voulu passer au Media Center, installé dans une école prêtée par la commune de Gênes elle-même, et faisant office de quartier général pour les reporters en tous genres, qu'ils soient "officiels", alternatifs ou indépendants. J'ai aimé tout de suite cette ambiance effervescente, surtout à l'étage d'Indymedia, où des amis bossaient (je m'étais d'ailleurs procuré une carte de presse Indymedia car, pour l'occasion, j'avais emmené mon enregistreur mini-disc en vue de collecter du son, dont je ferais... je ne savais encore quoi). Indymedia, pour ceux qui ne le savent pas encore, c'est une organisation de "média-activistes, comme ils se dénomment si bien eux-mêmes: indépendants et tous bénévoles, ils suivent tous les moments de contestation du système-monde dominant et dénoncé, cherchant à donner de ces multiples initiatives dominantes une image autre que celle que nous impose les médias tout-puissants. Un très beau projet, qui marche assez bien, je trouve. Né à l'époque de Seattle, je pense, le mouvement compte déjà des équipes dans le monde entier (mais essentiellement en Europe et aux USA). Leur canal de diffusion: Internet, qui leur permet d'exploiter tous les médias et de toucher un public le plus large possible (Indymedia Belgique: http://archive.indymedia.be)C'est un mouvement assez récent, donc, mais j'ai l'impression qu'il s'est assez vite structuré, gagnant ainsi en efficacité et en popularité. En tous cas, c'est l'impression que m'a laissé l'étage Indymedia du Media Center: un dynamisme pas possible, des gens très impliqués, un travail sérieux et engagé. Dans ce contexte de guerre médiatique, je trouve qu'ils remplissent un rôle primordial.
Cette après-midi là, avec une amie, j'ai aussi suivi une mini formation d' "action directe non-violente" dispensée par Lisa. Lisa, je crois qu'elle est en train de devenir une vraie légende dans le calendrier des rendez-vous antimondialistes: c'est une Américaine qui, depuis Seattle, est populaire pour ses services rendus bénévolement à tous les manifestants qui veulent, à savoir l'apprentissage des dites techniques d'action directe non-violente (sit-in et autres), mais aussi et peut-être surtout des 1000 petits trucs pour se protéger un maximum de la violence et pour s'organiser de façon optimale dans un climat de panique et de confusion. C'est très utile, je le conseille à tout le monde. J'ai plus tard eu l'occasion de suivre toute une manif en sa compagnie, ça m'a beaucoup rassurée.
17h: on se rend à la manif des immigrés, non sans s'être d'abord paumés dans les rues de Gênes la déserte, croisant d'ailleurs sur notre chemin José Bové, tout aussi paumé que nous.
Cette manif, étonnamment, elle fut très tranquille. Il y avait déjà beaucoup de monde ce jour-là, des milliers et des milliers de personne, ce qui n'était pas d'office prévisible. Pas tellement d'étrangers dans le tas, évidemment, vu que les premiers concernés sont les sans-papiers, et que ceux-là peuvent difficilement prendre le risque de se faire arrêter à une manif.
Belle atmosphère, à la fois pleine de gaieté et de conviction. Je suis restée sur le côté un moment, pour admirer le passage d'une bonne partie du cortège et aussi l'enregistrer. Les policiers se tenaient à carreau, ne bronchaient pas, et personnellement je ne m'en méfiais absolument pas. Il y avait pas mal de musique, de mouvement, on est allé jusqu'à jouer et danser juste devant leur nez... Pas de réaction, tant mieux!
Le trajet de la manif empruntait un long passage qui surplombait la fameuse "zone rouge": évidemment, tout avait été prévu pour qu'on en soit isolé le plus possible, donc une rangée d'immenses containers en métal, de plusieurs mètres de haut, avait été placée tout le long de la rue en question. Arriva un moment où un manifestant eut l'excellente idée de se mettre à frapper des poings sur cette paroi blindée, puis à sa suite des centaines d'autres, sur toute la longueur, ce qui fit un boucan incroyable, ça résonnait très loin. Je me suis alors fait la réflexion que le bruit pouvait être une arme redoutable. Des "miss et mister pink", tout de rose fluo vêtus, des pacifistes comme j'allais m'en rendre compte le lendemain, sont montés en haut de ces containers, se trémoussant comme des majorettes en chantant des slogans sur des airs de samba. Ils furent très applaudis.
Plus tard, on a emprunté une grande avenue. Comme toujours, la plupart des volets des appartements étaient désespérément clos. Pourtant, de temps en temps, le cortège s'immobilisait pour acclamer et applaudir devant une façade, dont les habitants passaient alors parfois le bout du nez. Je me demandais ce qui leur valait cet hommage. En fait, un ami m'a expliqué que Belusconi, exprès pour ce "grand moment" que représentait la réunion du G8, avait prié les Gênois de ne plus pendre leur linge à l'extérieur, comme en ont l'habitude les Italiens, car "ça faisait désordre". Du coup, les petites culottes pendues aux balcons devenaient symbole de résistance et de désobéissance citoyenne, et redoublaient l'enthousiasme de la foule. J'ai trouvé ça très touchant.
L'excitation a atteint son comble quand nous sommes entrés dans un tunnel: les cris, la musique, amplifiés par cette immense caisse de résonnance, faisaient chauffer l'atmosphère. On y est restés un bon moment c'était délirant, une énergie pas possible se dégageait de ce rassemblement joyeusement révolté.
Je ne me souviens plus très bien de la soirée, je pense qu'elle fut sans préoccupations majeures, à part qu'on avait beaucoup de mal à trouver de quoi manger, et qu'il s'est mis à dracher, ce qui fait qu'on a dû de réfugier, trempée jusqu'aux os dans une autre tente. A part ça, les hélicoptères n'avaient de cesse de balayer le ciel de la ville, mais on n'en avait pas encore peur.

Vendredi 20 juillet:
Jour des actions de désobéissance civile. En clair, vu qu'on ne nous laissait pas tellement d'autres possibilités de nous exprimer, le projet était qu'on tente de violer symboliquement la zone rouge, comme marque de désaccord et d'insoumission. Pas une mince affaire, en somme, vu que les flics étaient évidemment au courant de ce beau projet et qu'absolument tout était prévu pour nous en écarter.
Moi, je ne voulais risquer ni manifester aucune violence. Il y avait plusieurs groupes proposés selon affinités, démarrant de différents endroits de la ville. J'ai donc choisi de me joindre aux "roses", les festifs, les pacifistes, les "frivoles" comme ils se qualifiaient eux-mêmes. J'ai toujours apprécié cette façon joyeuse de protester en faisant les clowns, je sentais que ça me conviendrait très bien. Dés le matin, je suis allée assister aux meetings pour préparer le déroulement de la manif. Encore une fois, c'est Lisa qui en était, je pense, l'instigatrice. En tous cas elle donnait un coup de main pour organiser tout ça.
Mes copains, eux, ont commencé la manif avec les roses, mais avaient décidé depuis le début de rejoindre en cours de route celle de "Tutte bianche", ces autonomes italiens des Centres Sociaux, connus pour leurs combinaisons en mousse à l'épreuve de tous les coups (ces photos ont été montrées dans le monde entier), mais surtout pour leur tactique et leur détermination face aux flics. Ils n'hésitent pas à prendre ces derniers d'assaut, mais pas n'importe comment: de façon très organisée, préparée, et sans violence gratuite. a peu près tout le monde les admire, parce qu'ils sont souvent efficaces et agissent intelligemment.
Il y avait aussi, je pense, une manif des syndicats, une des ONG (la plus soft de toutes, je suppose), et celle(s) des "anarchistes". A leur propos, j'aimerais dire qu'on -les médias surtout- leur colle un peu vite l'étiquette "anarchistes", comme synonyme de "casseurs". Je ne suis pas d'accord avec ce rapprochement: l'anarchisme, d'après moi, c'est bien autre chose que démollir des vitrines, incendier des bagnoles et frapper des flics. Ce n'est pas vraiment le sujet ici, mais je pense qu'il faut se méfier de ce genre de qualificatifs trop faciles. D'autant plus que l'anarchisme est déjà connoté très péjorativement dans la population, peu informée de que se veut cette "philosophie" à l'origine".
Revenons à la "Pink Parade". A une bonne dizaine d'amis, nous avons formé un groupe d'affinités, dans le but de rester solidaires et organisés entre nous tout au long des actions: par exemple, prévenir un avocat si l'un d'entre nous est arrêté, etc. On savait déjà qu'on risquait d'être dispersés en cours de journée, alors on a aussi formé des petits sous-groupes. Je me suis jointe à une Flamande, un Canadien et une Française qu'on avait accueillis dans le groupe. Et en effet, on a très vite perdu de vue les autres dans la foule, alors on est restés vigilants pour ne pas nous perdre à notre tour: il n'y a rien de pire, dans une situation de panique, que de se retrouver seul.
La Pink Parade, comme je m'y attendais, a démarré dans une ambiance de grande fiesta et sous un soleil radieux. J'avais amené mes maracas, j'accompagnais ce tapage avec entrain. Seul tracas déjà consternant: les flics avaient cantonné notre parcours à des rues étroites, cernées de toutes parts, sans presque aucune possibilité de sortie. On se sentait comme des rats tournant en rond dans leur cage, joyeux mais pas libres du tout.
A un certain moment, notre cortège en a croisé un autre, celui des ONG ou d'ATTAC, je pense. On les a laissés passer, puis finalement on s'est retrouvés mêlés à eux, je ne sais trop comment. En fait on était tout proches d'une des entrées (condamnées) de la zone rouge. Après une hésitation, la foule d'au moins 1000 ou 2000 personnes s'est amassée face aux gigantesques barrières qui nous barraient l'entrée, derrière lesquelles les flics, bien à l'abri, nous attendaient de pied ferme. Il règnait toujours alors la même bonne humeur, c'était plein de musique et de "El pueblo unido jamas sera vencido". L'excitation n'a plus fait que monter quand une fille, équipée de cordes et de mousquetons, a escaladé les barrières pour y fixer tout ça, afin que les gens puissent d'en bas tirer sur les cordes, dans l'espoir de faire basculer ce mur imposé. Evidemment ça n'a pas marché, les cordes ont cédé, et la fille a dû s'y reprendre à plusieurs fois, ce qui a visiblement suscité la fureur des flics, qui se sont mis à l'asperger de très près avec l'auto-pompe. Je ne sais pas comment elle a fait pour tenir le coup, avec la force du jet elle aurait très bien pu s'envoler et retomber sur la foule en-dessous d'elle, qui la soutenait de ses cris et de ses chants. L'ambiance était très chaude et solidaire.
C'est à ce moment que les flics ont choisi d'attaquer: les gaz lacrymos nous sont tombés dessus, provoquant la débandade générale, ça courrait dans tous les sens. Nous, avec le Canadien et la Flamande, on courait main dans la main. C'était la première fois de ma vie que je me faisais "gazer". Il paraît que c'est "inoffensif" mais j'avoue que ça fait peur: pendant un moment on ne sait plus respirer du tout, et ensuite on pleure et on a la gorge et la peau qui brûlent pendant au moins un quart d'heure.
Normal, donc, que le cortège s'éparpille, et se retrouve dispersé dans plusieurs rue alentour (heureusement, à cet endroit-là il y avait des possibilités de courir pour s'échapper). Les flics ont rappliqué de plusieurs côtés, d'abord l'air de rien, puis plus agressivement quand on s'est mis à danser devant leur nez, et c'était parti pour des fuites qui allaient durer toute la journée. A ce moment-là, il devait être 2 ou 3h.
Les roses, voyants comme ils étaient, se sont assez vite retrouvés, en tous cas une bonne partie du groupe, sur une petite place un peu plus haut, la Place Manin je crois. De nouveau, c'était assez surréaliste, parce que là tout semblait tranquille: des stands d'ONG, un petit concert... Bonne ambiance, bien gentille, mais ça me laissait un peu perplexe parce que je ne pouvais pas croire que la manif allait déjà s'arrêter là. J'étais venue exprès pour manifester, merde!
En fait on ne nous a pas foutu la paix longtemps. On venait à peine de se réunir entre "pinks" pour aviser sur la façon dont on allait poursuivre les actions, que quelqu'un a crié "Black Bloc!"... Et en effet, d'après leur style très reconnaissable (tout en noir, visage masqué, grands drapeaux noirs et démarche comme sortie d'un défilé militaire), c'était eux qui arrivaient. A vrai dire on n'est pas ennemis, vu qu'on se bat pour la même cause. Pourtant, et c'est dommage, ils font peur à beaucoup de monde dans le mouvement même: d'abord par leurs moyens d'actions que beaucoup considèrent extrêmes (ce sont eux les fameux casseurs dont on parle tant... En tous cas d'après les médias, qui en ont fait leur bête noire), ensuite parce qu'ils contribuent à durcir la répression partout où ils passent, et c'est déjà une excellente raison pour ne pas trop les côtoyer en cours de manif. Personnellement, j'admets ne pas trop connaître leur philosophie, et comment ils justifient leurs actes, mais ils ne m'inspirent guère confiance: je trouve leur attitude inconsciente et très connotée fasciste, d'ailleurs il y a beaucoup de témoignages comme quoi ils sont complétement infiltrés par la police afin de délégitimer le mouvement tout entier, et j'ai pu remarquer qu'ils faisaient souvent courir des risques à beaucoup de gens qui n'avaient rien à voir avec leurs actions à eux. Ce fut notre cas.
A peine avaient-ils débouché dans la rue, sans que nous ayons eu le temps de réagir, que c'était la panique: à nouveau, les bombes lacrymos pleuvaient, du ciel cette fois (apparemment il fut prouvé que c'étaient les hélicos eux-mêmes qui les lâchaient, avec tous les risques évidents que ça comporte, vu que ces bombes sont assez lourdes, et en feu). A nouveau, ça courait dans tous les sens. On a détalé dans une rue en escaliers, et j'ai à peine eu le temps de me retourner, suffoquant, pour constater pleine d'effroi que des gens derrière, des pacifistes je crois, étaient en train de se faire tabasser par les flics. Ca nous a donné assez d'énergie pour courir le plus loin possible, et on s'est retrouvés juste à quelques-uns sur les hauteurs de la ville.
On était assez choqués et effrayés, alors on a pris le temps de retrouver nos esprits et de s'alimenter un peu, pendant une demi-heure au moins. On était presque silencieux, on ne savait plus quoi dire. Moi je bouillais de l'intérieur, ça me révoltait qu'un si chouette cortège se retrouve ainsi éclaté, avec tant de violence! Là, on a aussi rencontré des Irlandais qui débarquaient tout juste de 36h de bus, avec tous leurs sacs et leurs tentes, et qui se sont retrouvés à peine débarqués au milieu des gaz lacrymos. Enfin, ils prenaient ça avec humour.
Donc, on ne savait plus quoi faire, on n'osait plus quitter notre "cachette" sans le reste du groupe pour nous protéger, et on ne savait pas comment les retrouver. Finalement, un autre petit groupe de roses est passé, qu'on a suivi, et de fil en aiguille on en a retrouvé d'autres, puis on s'est à nouveau retrouvés Place Manin à quelques centaines. Lisa, au sens du leadership décidément surprenant, a proposé un autre mini-meeting pour essayer de recomposer un cortège. Il a duré pas mal de temps, parce que les gens avaient du mal à se mettre d'accord, qu'il y avait toutes sortes de traductions à faire (évidemment, dans un mouvement qui se veut international...), et qu'au fur et à mesure arrivaient via les GSM des informations nouvelles, qui changeait la donne: les Tutte Bianche avient aussi été plus ou moins dispersés, les Black Blocs arrivaient d'un côté ou de l'autre, et la pire des nouvelles: un jeune manifestant avait été tué d'une balle dans la tête par un flic, dans des circonstance encore peu claires. Ca a foutu un coup à tout le monde: où s'arrêterait donc la violence? A chaque heure, pendant ces quelques jours, on apprenait des nouvelles chaque fois pires...
L'atmosphère commençait à être agitée, Place Manin, alors on a déplacé le meeting dans un parc un peu plus loin, apparemment calme jusque-là. De nouveau ça a pris un petit temps, surtout pour redémarrer efficacement les dicussions. Il fallait se décider: on continuait à manifester à notre façon, mais on ne savait pas où le faire sans courir trop de risques; ou on rejoignait les Tutte Bianche, sans savoir dans quelle situation on les trouverait; ou on cherchait simplement à regagner ensemble un endroit sûr, en évitant par tous les moyens de se faire attaquer. A vrai dire, vu l'état de siège, il ne nous restait pas grand-chose d'autre que le dernière solution.
Le mieux de tout, pour corser l'affaire: des Black Blocs, ou anarchistes, ou simplement punks, je ne sais pas trop, encore masqués mais en débandade, sont venus nous demander, à notre plus grande stupéfaction, s'ils pouvaient terminer la manif avec nous, pacifiquement. Ils avaient l'air assez perturbés par la violence à laquelle ils venaient d'être confrontés. Au début, beaucoup des roses ne voulaient pas qu'ils se joignent à nous, par crainte des représailles de la police. Au bout du compte, Lisa a négocié avec eux, et ils ont pu nous suivre à condition de se démasquer et d'abandonner leurs bâtons et autres "armes", et de garder une certaine distance derrière nous.
Notre cortège maintenant rose et noir s'est alors remis en marche, et en cours de route beaucoup de gens nous rejoignaient, nous étions maintenant des centaines. Puis nous avons voulu emprunter un immense escalier qui descendait vers le bas de la ville... Et nous nous sommes arrêtés net: tout en bas, des dizaines de flics et de militaires, qui à notre vue ont eu l'air de se préparer à "bien nous recevoir". L'angoisse de nouveau... Lisa, encore elle, la salvatrice (sa présence pleine d'assurance me mettait vachement en confiance), proposa d'envoyer une délégation, ce qui fut fait, pendant que nous commencions la descente lentement, beaucoup les mains ouvertes, en l'air, en signe de paix, et toujours en musique. C'était une très belle image, un peu solennelle mais pleine de symbolisme (pacifiste). Surtout que CA A MARCHE! A notre passege, les flics se sont finalement mis de côté, et nous avons franchi la "menace" sans encombres. D'où un espèce de sentiment de liesse générale... Jusqu'à ce qu'on nous annonce qu'une autre personne, une jeune espagnole, était morte ou en tous cas au bord de la mort. Ca devenait sérieusement glauque.
En plus, la rue qu'on empruntait alors était pleine de poubelles et de voitures en train de se consumer à quelques mètres de nous, de banques dévastées, de magasins mis à sac. Les casseurs étaient passés par là...Quelque chose m'a fait mal: même des petits commerces maghrébins avaient été détruits, les olives encore éparpillées sur la chaussée. Ca c'était injuste, inutile, inconscient... Qu'y pouvaient-ils, à la mondialisation, au capitalisme, au crime économique organisé? Les banques, passe encore. Mais les limites avient été dépassées, ça devenait du défoulement gratuit.
Et pourtant, il y avait des gens à leur fenêtre, des familles entières, en train de nous faire des signes chaleureux, sans doute soulagés de voir passer enfin un cortège de fête plutôt qu'un cortège de dévastation. Ca avait l'air d'être un quartier d'immigrés, et ces gens semblaient heureux qu'on soit là, même si je me demande s'ils ont compris, au fond, à quoi rimait toute cette agitation. Mais leurs sourires, leurs encouragements à leur passage, c'est ce qui plus que tout m'a convaincu à jamais que cette façon de manifester ma révolte, avec les roses, était celle qui me convenait à 100%: une organisation démocratique du groupe, un minimum de violence et de prise de risques physiques (même si apparemment, les flics ne se gênent pas pour agresser les pacifistes), une image positive suscitant le soutien de la population... On peut difficilement évaluer l'efficacité de ces principes, mais moi en tous cas c'est comme ça que je me sens le plus en accord avec moi-même.
On avait déjà beaucoup marché, il devait être 7h, tout le monde commençait à être épuisé, autant par la marche (et la course, et les heures passées sans pisser ni s'alimenter) que par la tension émotionnelle. On est arrivé à une espèce de grand carrefour dans le centre-ville. De tous côtés, des fumées noires, et visiblement, encore des combats. A nouveau, on était bloqués, pourtant plus très loin du Centre de Convergence. On a attendu (encore!) au moins une heure que ça se débloque. La tension montait, les hélicos passaient et repassaient au-dessus de nos têtes, ça sentait le cramé, mais on faisait passer le temps, tous assis, bloquant la rare circulation qui existait encore dans le centre-ville. Là, j'ai même papoté avec des Liégeois très sympas, on s'est offusqués ensemble d'une répression qu'on ne pensait pas aussi implacable. Mais je commençais à saturer, à avoir besoin de tranquillité, je voulais aussi savoir comment allaient mes amis perdus de vue depuis des heures.
Pourtant, on n'était pas encore au bout de nos émotions. Tout-à-coup, sortie d'on ne sait où, une interminable rangée de flics armés jusqu'aux dents a débouché d'une grande avenue, ils avançaient vers nous sans aucune raison apparente... On était encore une fois encerclés. Là, je crois que beaucoup d'entre nous ont eu très peur, usés comme on était par cette journée de fuite, et on les sentait prêts à tout, on savait qu'on ne maîtrisait pas grand-chose de ce qui pouvait se passer.
Mais je ne sais pourquoi, ils se sont arrêtés là. Je crois que quelqu'un avait été leur parler, pour leur dire qu'on voulait juste qu'ils nous dégagent une avenue pour qu'on puisse s'en aller calmement. Dieu merci, c'est ce qu'on a pu faire, sinon on était foutus. On a donc terminé cette longue marche en remontant lentement la grande avenue majestueuse aujourd'hui à moitié dévasté, croisant sur notre passage entre autre un combi de flics calciné, mais tout ça toujours en musique. Et on est arrivés, enfin, au Centre de Convergence, à moitié traumatisés mais toujours entiers, et tellement soulagés que tout le monde a applaudi, rien que du fait qu'on soit arrivés jusque-là sains et saufs pour la plupart.
Au Centre de Convergence, des discours exaltés retentissaient dans tous les coins, malheureusement toujours en italien. J'ai dit adieu à mes dux fidèles compagnons de fuite, et j'ai repris le chemin pour le Centre Media, où j'espérais retrouver mes amis. Une dernière surprise pour la route:de l'immeuble en face du Centre de Convergence s'échappaient d'immenses fumées noires, les pompiers arrivaient déjà.
J'en avais marre de tout ça, je ne voulais plus rien voir. J'ai facilement retrouvé les autres, qui étaient aussi dégoûtés que moi, surtout que quand le mec s'est fait tuer, c'était pas loin d'eux. Je pense que ce qu'ils ont vécu ce jour-là devait être encore plus dur que pour moi, parce qu'ils étaient dans les endroits "chauds". On était tous tellement à bout qu'on n'a plus bougé du trottoir du Media Center, où on se sentait (à tort) en sécurité. Sauf qu'on a dû aller rechercher nos affaires au camping, parce qu'il y avait des rumeurs comme quoi la police allait encercler le stade Carlini, où logeaient des milliers de manifestants, et vu ce qui s'était passé, c'était bien possible, dans le cas de notre camping aussi. On a donc tous dormi dans la grande salle de l'école en face du Media Center, avec des centaines d'autres personnes. Quand j'y repense, ça me donne des sueurs froides, vu ce qui s'est passé le lendemain à ce même endroit. Mais là, tout était calme, à part qu'on a appris au matin que des flics étaient passés pendant la nuit, obligeant des manifestants à rentrer à l'intérieur, sous prétexte qu'il y avait trop de bruit dans la rue. Pas rassurant...

Samedi 21:
C'était le jour J, annoncé depuis des mois. On attendait au moins 100 000 personnes dans la rue... Finalement il y en a eu plus de 200 000. Etant donné les sales épisodes de la veille, tout le monde s'attendait à du grabuge. Pourtant, il était prévu que ce soit une marche pacifiste, et les discours le réaffirmaient encore et encore. A peu près tout le monde a conscience que la violence fait perdre de sa force à notre message. Ce serait trop stupide de se faire ainsi du "bon peuple" un ennemi.
Ce matin-là, sur Internet, j'ai vu les fameuses photos dont tout le monde parlait, celles du meurtre. A vomir. C'est sans doute plus la peine de le répéter, mais la voiture de flics est repassée deux fois sur le cadavre, puis certains sont encore venus le rouer de coups, déjà mort. C'est répugnant. Je n'ai pourtant aucune envie d'avoir une vision manichéenne des choses, du genre "on est les bons, eux ont toujours tort". Lorsqu'un manifestant s'était déjà fait tirer dessus à Göteborg, je ne voulais pas réagir trop vite, j'essayais de comprendre: peut-être que le flic avait paniqué, qu'il s'était senti lui-même menacé, qu'il avait réagi ainsi par légitime défense... Mais pourquoi leur permet-on de porter des fusils chargés? Et comment cela a-t'il pu se reproduire? Je peux admettre que même des flics, à la limite, puissent avoir peur face à la violence de certains manifestants... Mais je crois aussi qu'ils ont bien d'autres moyens de se défendre, que le rapport de force est complétement inégal, et qu'ils n'étaient pas obligé d'en arriver à de telles extrémités. D'autant plus que j'ai moi-même constaté qu'il ne leur fallait pas grand-chose pour réagir comme des sauvages.
Plus tard, je suis passée avec des amis au stade Carlini: c'était impressionnant, cette espèce de grand châpiteau blanc, avec à même le sol des centaines et des centaines (si pas des milliers) de matelas. Il paraît que le jour où il a plu, l'intérieur était inondé, et les occupants étaient obligés de creuser des tranchées dans le sol du stade pour évacuer l'eau. On sera vraiment passés par tous les déboires possibles!
Sur les murs, un peu partout (y compris dans les rues), il y avait déjà des tonnes de fois "Carlo Giuliani", le nom du jeune tué la veille, écrit à la bombe. Sur le chemin de la manif, il nous est arrivé un truc qui nous a fort choqués. On passait simplement sur le trottoir quand on a croisé des espèces de tanks de la police, dont des têtes casquées dépassaient. Et l'un de ces malades, sans scrupules, nous a visées, moi et deux autres copines, avec son canon ... Juste pour rire!
Pourtant, quand on est arrivé à la manif, l'atmosphère semblait assez détendue, presque gaie, même si les slogans qui dominaient étaient "ASSASSINI" et "LA POLIZIA TORTURA E ASSASSINA". Rien de plus compréhensible, pourtant je trouvais ça dommage que ça éclipse les raisons profondes de notre mobilisation ce jour-là, préparée depuis des mois.
Pendant plus d'une heure c'est resté assez tranquille, la manif était tout public, sans doute même plus de "vieux" que de jeunes, et beaucoup d'associations, des syndicats, tout ça, en majorité italiens. Encore une image qui m'a réjoui: les habitants à leur balcon qui, tout le long du trajet, jetaient des seaux d'eau sur la foule pour nous rafraîchir (il faisait caniculaire), déclenchant à nouveau les applaudissements. Une belle manif, quoi... Qui n'a pas duré.
Quand on est arrivés sur la rue qui longe la mer, ça a commencé à s'agiter. Il y avait du monde à perte de vue mais, disséminés un peu partout, il y avait aussi des (prétendus) Black Blocs qui provoquaient la police, pas bien méchamment, mais assez pour qu'on s'en méfie. Là-dessus, on a pressé le pas pour dépasser un de leurs groupes et ne pas rester trop près, parce qu'on tenait à éviter tout problème: on avait déjà été assez impressionnés la veille. On a retrouvé plus loin un ami, avec un gros pansement sur la joue: il s'était fait frapper, mais pas par ceux qu'on aurait cru. En fait il était occupé à filmer des mecs masqués, ils l'ont remarqué, n'ont pas apprécié, et l'un d'eux a voulu flanquer la caméra par terre. Il l'a rattrappée de justesse, le pied s'est cassé, et l'autre lui a envoyé dans la gueule. Ca lui a sérieusemnt entaillé la joue. Pas réjouissant...
Petit à petit, on s'est retrouvés de plus en plus compressés dans la foule, et bloqués là parce qu'apparemment, il y avait des affrontements devant, on voyait déjà les fumées monter. On a dû rester là au moins une demi-heure à ne pas savoir quoi faire, assez angoissés parce qu'on se sentait pris en sandwiche, qu'il n'y avait aucune possibilité de s'échapper de là, et qu'on sentait la menace arriver. Il n'y avait pas que nous qui angoissions: autour de nous, des gens de tous les âges, genre WWF et tout ça, qui scandaient "NO VIOLENCIA, NO VIOLENCIA!". C'était franchement stressant, parce qu'une foule pas possible était serrée là, et que s'il se passait quelque chose, ça allait être la pagaille.
On avait raison de stresser. Juste au moment où on s'est dit qu'il fallait décidément faire demi-tour, même si c'était dommage de déjà abandonner la manif, parce que les flics se rapprochaient, à ce moment donc où on s'est pris les mains à plusieurs pour ne pas se perdre et qu'on s'est enfoncés dans le magma humain, une pluie de lacrymos est tombée du ciel, visiblement des hélicos.
Ce fut la panique générale, un des moments les plus terrorisants de ma vie je crois. Les gens suffoquaient, beaucoup dans le tas n'avaient sans doute jamais vécu ce genre de situation et réagissaient mal: ça courait dans tous les sens, j'ai cru que les gens allaient se piétiner les uns les autres, des femmes pleuraient... Moi, c'est à ce moment-là que je me suis rappelée que je suis asthmatique et que je n'avais pas mon inhalateur sur moi, je crois que ça a réveillé mon instinct de survie. Seule échappatoire: le long de la route, il y avait de haut talus avec des rochers et des buissons, séparant la rue de la plage. Comme beaucoup d'autres, je me suis précipitée dedans. De ce côté-là, ça se marchait dessus aussi. J'étais seule, j'avais perdu tous mes amis dans cette folie.
La peur me donnait des ailes, je crois que je n'ai jamas couru, grimpé aussi vite de ma vie. Je me rappelle à peine de quelques images, tout a été tellement vite! Je sais qu'à un moment, je mesuis retrouvée face à un grillage, bloquée. Il y avait juste deux ouvertures, à droite et à gauche, par lesquelles les gens s'engoufraient en masse. C'était pas possible d'attendre pour passer, j'avais l'impression d'être en train d'étouffer. Je criais "PIANO, PIANO" (ça veut dire "doucement" en italien) pour que les gens se calment, j'avais trop peur de les voir s'écrabouiller les uns les autres. Finalement je suis arrivée à grimper sur une branche, je ne sais pas comment, et à sauter par au-dessus du grillage. De là j'ai couru aussi loin que je pouvais, quelqu'un m'a tirée pour m'aider à monter, un autre m'a rincé les yeux avec de l'eau. Comme quoi, dans ces cas extrêmes, chacun essaye de sauver, sa peau, et pourtant la solidarité est toujours là.
On était arrivés dans un jardin, où quelqu'un (le propriétaire?) aspergeait tout le monde avec un tuyau d'arrosage pour nous soulager. Moi, j'ai continué encore plus loin, je serais bien allée jusqu'à me réfugier dans la mer, mais c'était bloqué. Un tout petit peu plus tard, un ami m'a retrouvée là, assise dans l'herbe, encore toute tremblante. On ne savait pas quoi se dire: on ne savait pas bouger de là, on était encerclés, on ne savait pas ce qui allait se passer. Je suis restée un moment à regarder la mer, épuisée, dégoûtée: au moins une dizaine de bateaux de la police longeaient la côte, il paraît que même de là ils lançaient des lacrymos. Qu'est-ce qu'ils voulaient, à la fin? Nous poursuivre au cas où on s'enfuyait par la mer?
Mon ami m'a prise par la main, ça m'a rassurée. Il m'a proposé qu'on cherche une voie de sortie. En fait, entretemps, la rue s'était vidée: presque plus personne à cet endroit, seulement des drapeaux, bouteilles, chaussures mêmes, abandonnés pitoyablement sur la chaussée. En rebroussant chemin, on a assez vite retrouvé plusieurs de nos amis, qui avaient eux-même fini par se retrouver. On ne voulait plus rien de tout ça, on a décidé de trouver le chemin le plus court et le plus sûr pour retourner se mettre à l'abri au Media Center. C'est ce qu'on a fait, sans trop d'encombres. Mais apparemment, des affrontements continuaient un peu dans tous les coins.
On n'a plus bougé du Media Center jusqu'au soir. Moi, j'ai fait quelques interviews avec mon mini-disc, et j'ai écrit un texte -à chaud- sur le site d'Indymedia. On a aussi appris qu'une copine avait été un peu blessée (un éclat de lacrymo qui lui a légèrement entaillé l'arrière de la jambe et lui a laissé un énorme bleu), et je suis allée la voir à l'infirmerie. Dehors, tout près du Media Center, on entendait des bruits de bagarre, ce qui n'était pas courant dans ce coin-là. Puis ça a stoppé.
On était saturés de toute cette violence. On croyait que tout était enfin fini, on voulait décompresser alors à quatre, on est partis manger une pizza, en prenant bien notre temps. Puis on devait rejoindre les autres au camping du parc, où on avait décidé de passer cette dernière nuit. Il était déjà bien 23h. En fait, on s'est perdus sur le chemin pendant au moins 1h-1h30. A force de tourner en rond dans ces rues désertes, de croiser sans cesse des ambulances et des flics en civil, d'entendre les hélicoptères qui reprenaient du service, on devenait complétement paranos.
Puis des gens qui passaient nous ont appris que le Media Center s'était fait attaquer par la police, ce soir-là (sans doute juste après notre départ), sans raison: des avocats bénévoles avaient été arrêtés, des journalistes mis à la porte, des disques durs détruits, et le pire de tout... Dans l'école juste en face, où on avait dormi la veille, les flics étaient rentrés pendant que les gens dormaient et avaient frappés dans le tas . Il y avait plus de 40 blessés. On pensait que certains de nos amis y étaient encore. Ca nous a fait paniquer: le Media Center était le dernier endroit où on se sentait en sécurité, il n'avait aucune raison fondée d'être attaqué, ça voulait donc dire que la police n'avait plus de limites, qu'il pouvait encore se passer n'importe quoi... D'ailleurs, on nous a dit après que même le stade Carlini vait été pris d'assaut. Heureusement, les occupants avaient été prévenus à temps et avaient décampé de justesse. Les flics ont trouvé le stade vide, je crois.
On est rentrés le plus vite possible au camping, et on y a trouvé 7 autres amis, déjà en train de remballer les tentes et les affaires. En deux temps trois mouvements c'était fait: tout le monde voulait se casser de là. Seulement, il n'y avit pas assez de place pour tout le monde dans les voitures, et on ne savait pas où aller. Alors, on a convenu que quatre d'entre nous (dont moi) partiraient à pied en longeant la digue, en direction de la sortie de la ville, et que les autres partiraient en voiture chercher un endroit où se réfugier, et reviendraient nous chercher.
A quelques-uns le long de cette digue, à découvert, on se sentait vulnérables: ça nous a fait marcher très vite. En route, on a même croisé des journalistes de la presse officielle qui s'étaient fait jeter du Media Center: ils nous ont conseillé de sortir de cette ville le plus vite possible. Pas rassurant... Heureusement, une des voitures est assez vite revenue nous chercher. Mais ils n'avaient pas encore trouvé d'endroit sûr où dormir, alors on a de nouveau dû attendre trois quarts d'heure cachés entre deux voitures dans une petite rue. Ils nous ont retrouvés presque endormis, on était déjà en plein milieu de la nuit.
Finalement, on s'est "installés" à l'extérieur de la ville, du genre à une dizaine de kilomètres, presque à la campagne. Quelques-uns ont dormi dans les voitures, moi et d'autres à la belle étoile dans un verger. Toute la nuit, j'ai rêvé d'arrestations, je me suis même réveillée en sursaut en croyant entendre arriver un hélicoptère. Apparemment, d'après ce qu'on m'a dit, ce fut bien le cas, mais il était resté assez loin de nous.
Je me suis réveillée le matin au son des grillons, sous un ciel bleu azur, avec vue sur la mer. La vie normale recommençait. C'était comme si on avait rêvé tout ça.
On n'avait pas rêvé, pourtant. Ce jour-là, avec quelques-uns, on est repassé au camping prendre des nouvelles de ce qui s'était passé entretemps. Heureusement, il n'avait finalement pas été attaqué... Mais il aurait très bien pu. On y a retrouvé plusieurs de nos autres amis, à notre grand soulagement il ne leur était rien arrivé. On a tous eu énormément de chance.
Non, décidément, on n'avait pas rêvé: un peu plus tard, je suis passée à l'école où des gens s'étaient fait frapper. J'y ai vu de mes yeux de petites flaques de sang sur le sol, là où on dormait nous-mêmes la veille. J'en ai encore froid dans le dos. Comment ont-ils pu faire ça?

Ca, c'est mon histoire de Gênes, pas la pire ni la plus tranquille. Autour de moi, j'ai encore entendu beaucoup d'autres chose, révoltantes, que je n'ai pas pu vérifier mais que je crois sans mal. Par exemple, on m'a dit que des blessés qui arrivaient à l'hôpital se faisaient arrêter avant même d'être soignés. Au fur et à mesure, des gens se proposaient alors pour plutôt conduire les autres blessés dans des hôpitaux, or de la ville, où ils ne risquaient rien.
En ce qui concerne ceux qui ont été emmenés dans les commissariats... J'ai entendu circuler des histoires terrifiantes: des gens littéralement torturés, ou obligés de chanter en hommage à Mussolini, et de toutes façons gardés là des jours et des jours. Oui, ces horreurs existent en Europe aussi. Il paraît que des témoignages vont bientôt être publiés.
Une autre chose absurde est que la police a prétendu avoir trouvé des armes au Media Center. Sincèrement, je n'y crois pas une seconde: c'était un lieu de coordination, d'information et d'aide (médicale, juridique,...), qui n'avait rien à voir avec un quartier général de guerilla. Mais comme qui dirait, la parole du plus fort est toujours la plus prise en compte...
Un journaliste suédois nous a dit aussi avoir vu des prétendus Black Blocs converser tranquillement avec des flics, derrière leurs barricades. Il est loin d'être le seul à dire ça, des centaines de témoignages racontent la même chose.. Nous pensons, pour la plupart, que la police a reçu l'ordre de laisser faire les casseurs, et même envoie sans doute des flics déguisés se joindre à eux, afin d'alimenter la spirale de la violence et faire perdre tout crédit à notre mouvement.
C'est ce que j'ai tendance à penser aussi. D'après ce que j'ai vu, vécu, les "représentants de l'ordre" n'ont RIEN fait pour diminuer la violence et garantir la sécurité du plus grand nombbre, que du contraire: dans tous les cas ce sont EUX que j'ai vu attaquer les premiers, faisant risquer leur vie à des milliers de personnes. Car il est faux qu'ils n'utilisent que des moyens de dissuasion inoffensifs. Indirectement, des armes comme les gaz lacrymos peuvent tuer par les réactions qu'elles provoquent dans certaines situations: le 21, un instant, j'ai cru que la panique de la foule allait faire des morts. D'ailleurs, qui sait? Lorsqu'on a quitté Gênes, il restait des dizaines de blessés graves dans les hôpitaux. Il est encore possible que la liste noire s'allonge.
On a fini par se sentir comme des criminels pourchassés de toutes parts, et pourtant qu'avions-nous fait pour ça? Dans le cas de l'écrasante majorité des manifestants, rien du tout; dans le cas de quelques-uns, brûler des voitures et casser des vitrines (ce que je suis pourtant loin d'approuver) avait suffi pour déclencher une véritable chasse à l'homme dans toute la ville.
Ca m'attriste de ne parler ici que de violence: tout un débat de société se réduit ainsi comme un peau de chagrin et se focalise sur "Qui a attaqué qui, et qui doit être puni?". Pourtant, ce sont des questions importantes. Si nous voulons que notre mouvement continue à grandir comme il l'a fait jusqu'ici, si nous voulons que les millions de personnes qui partagent nos préoccupations osent nous rejoindre dans la rue pour exprimer leur avis, qu'ils soient jeunes ou vieux, hyppies ou bureaucrates, malades ou en pleine santé, militants "professionnels" ou pas, il faut qu'on continue à parler de tout ça autour de nous, à rétablir une image que beaucoup de médias contribuent à salir, à poser les vraies questions qui méritent qu'on s'y attarde:
POURQUOI les autorités réagissent-elles ainsi?.(moi je pense que le système se sent "touché à la tête")
COMMENT faire en sorte que ça se passe autrement, avec plus de paix et d'efficacité? (moi je pense qu'on doit faire attention de ne pas se faire entraîner dans cette spirale de la violence dans laquelle ils attendent de nous voit tomber)
QUE proposons-nous, au fond, comme alternative à ce que nous dénonçons? (globalement, ça reste flou mais ça se construit petit à petit)
Ma famille était très inquiète pour mon sort, en voyant toutes ces images horribles à la TV. C'est ce que je trouve le plus désespérant: je n'ai pas envie qu'on commence à me déconseiller d'aller manifester, moi ce que je voudrais c'est qu'au contraire, jusqu'à mes grands-parents viennent se joindre à nous, et des milliers d'autres, pour montrer que notre révolte n'est pas celle d'adolescents attardés, en manque de sensations fortes.
Notre révolte est fondée, d'ailleurs nous sommes sans doute, dans l'ensemble, bien mieux informés que les générations qui nous ont précédés, et même si nous avons encore du mal à définir ce que nous voulons exactement, au moins nous savons ce dont nous ne voulons pas: un système qui impose à l'échelle mondiale injustices et destructions en série, et qui pourtant nous fait croire au "meileur des mondes" en nous construisant tous, de plus en plus, sur le même moule (je ne m'étendrai pas sur les détails, innombrables, de ce qu'on appelle la "mondialisation néolibérale": je pense que tout un chacun a aujourd'hui les moyens de se tenir au courant là-dessus). Qu'on appelle ce système "capitalisme" ou pas, je m'en fous: les gens se méfient des ces grands mots un peu trop abstraits, et je les comprends. C'est au jour le jour, dans notre vie "normale", que nous devons avant tout réagir contre toutes ces petites injustices qui fondent ce grand système injuste.
Et croyez-moi, ce que je ressens est-ce que ressentent sans doute aussi tous ceux qui ont vécu ces circonstances pénibles, et ils sont de plus en plus nombreux: oui, cette répression nous fait peur, mais non, ça ne nous décourage pas de continuer à gueuler de plus belle, alors là pas du tout. Je pense même que ces injustices supplémentaires contribuent à renforcer notre solidarité, notre détermination, et carrément notre force. Ce n'est pas comme ça que les Grands de ce monde nous feront taire. Dans un sens, la réponse par la violence aveugle est toujours celle de celui qui se sent vulnérable...
On ne sait pas ce qu'on finira par obtenir, mais en tous cas on n'abandonne pas. Car c'est la seule façon d'agir, et même de vivre, en accord avec nos aspirations profondes qui, elles, sont bien ancrées en nous.

Ceci est un appel de ma part, à tous ceux autour de moi, et bien d'autres encore, qui sont aussi révoltés que moi par ce qui se passe dans notre société, mais qui ne se le disent qu'entre déjà-convaincus:
en allant manifester, manifestez-vous!
J'ai conscience qu'il y a des tas d'autres choses à faire, pour essayer de "changer notre monde", mais je crois aussi que parfois, il faut sortir dans la rue. N'ayez pas peur! Se replier sur la chaleur de nos petits nids tranquilles est la pire chose à faire: ne les laissons pas oublier que le monde comme il tourne aujourd'hui ne nous convient pas. Ou il ne fera qu'évoluer dans ce sens, et on ne sera pas tranquilles longtemps...
A Bruxelles, en décembre, il y aura un sommet de l'Union Européenne, à l'occcasion duquel de grandes manifestations sont prévues. Moi, je ne serai pas en Belgique à ce moment-là. Mais pour vous, c'est cette fois-ci à portée de main, c'est le moment ou jamais de vous mobiliser. Je vous y encourage: faites-le, pas pour me faire plaisir, mais pour ne pas être en contradiction avec vos discours et vos idéaux. C'est important.