Chevaliers Article du soir

Photo Laurent Poma.

Lundi matin, un incendie criminel ravageait un immeuble de la rue des Chevaliers. Un immeuble squatté par des artistes et baptisé l'îlot Soleil. Igor a perdu la vie dans le drame. Ses amis, aujourd'hui à la rue, lui rendent hommage.

ANNE-CÉCILE HUWART
La chambre d'Igor était à l'étage. Il s'était barricadé là-haut, en prévision d'une expulsion. Il n'aurait pas pu échapper aux flammes. La seule issue était la fenêtre.

La mort d'Igor, survenue dans l'incendie du bâtiment de la rue des Chevaliers, lundi matin, a plongé de nombreux artistes dans le deuil. D'origine ukrainienne, Igor résidait à l'îlot Soleil, un squatt où transitaient chaque semaine une soixantaine d'artistes. Implanté dans le chancre visé par le mégaprojet Heron-City, ce lieu constituait un véritable pôle culturel alternatif à Bruxelles.

Le soir du drame, la thèse de l'incendie volontaire fut confirmée par le parquet de Bruxelles : à l'arrivée des pompiers, des traces de combustibles ont été retrouvées sur les lieux à plusieurs endroits. La vitesse à laquelle s'est propagé le feu confirme également la thèse d'un acte criminel. Quatre personnes occupaient le bâtiment. Les trois amis d'Igor sont aujourd'hui hors de danger.

Qui a bouté le feu à l'îlot Soleil ? Pourquoi ? L'enquête le dira. Même si d'aucuns ont aussitôt pointé du doigt, sans précaution, le propriétaire, la société Heron. Les squatters constituaient-ils une gêne pour le projet de centre de loisirs ? Lucien Vanderstraeten, de Jones Lang Lasalle, courtier immobilier de Heron, dément cette assertion : L'expulsion avait été annulée en juin parce que l'huissier considérait que les conditions nécessaires à une expulsion n'étaient pas réunies. Et nous avons voulu respecter cette décision. D'autant que la commune soutenait les squatters. Nous aurions pu pratiquer l'expulsion n'importe quand. Quel intérêt aurions-nous eu dans cet incendie qui aurait encore nui à notre image ?

L'hypothèse du règlement de comptes n'est pas exclue par la police.

« Qu'on arrête de nous prendre pour des parasites »
Toujours est-il qu'aujourd'hui c'est une communauté qui se retrouve à la rue. Installé en octobre 2000 à la rue des Chevaliers, le projet de l'îlot Soleil voulait offrir à de jeunes artistes un atelier, une salle de répétition. Mais aussi le gîte et le couvert pour plusieurs d'entre eux.

Il y a énormément d'artistes étrangers qui débarquent à Bruxelles, commente Isabelle Azaïs, qui occupait un atelier. La vie y est moins chère qu'à Paris ou à Londres. C'est un carrefour international et ça bout au niveau culturel. Les choses sont en train de se faire ici.

Isabelle a débarqué de Toulouse avec ses pinceaux. Igor est venu d'Ukraine avec sa plume, ses costumes et ses instruments. Et, comme d'autres, ils ont cherché un logement et un lieu d'expression. Pour un temps, l'îlot Soleil leur a offert les deux.

On n'est pas des anarchistes qui veulent prendre le bien des autres, tempête Isabelle. Tout ce qu'on demande, c'est de pouvoir occuper des lieux vides. On veut les bâtiments dont les gens n'ont rien à faire. On revendique seulement des hébergements légitimes d'artistes citoyens du monde. Il faut qu'on arrête de nous prendre pour des parasites S'il y avait eu un projet concret et respectueux du cadre pour la rue des Chevaliers, on serait parti...

A ce propos, une nouvelle version Heron-City est à l'étude. Elle comprendrait 35 % de logements, des commerces et un hôtel. Le futur casino bruxellois pourrait également voir le jour à cet endroit. Mais, pour l'heure, l'îlot Soleil espère pouvoir renaître de ses cendres dans un autre lieu.·

Un hommage à Igor sera rendu ce vendredi à 18 heures, au 11, rue des Chevaliers.

« Nous étions sa seconde famille »

Voici le texte d'hommage à Igor rédigé sous le coup de l'émotion par Isabelle Azaïs, une des artistes de l'îlot Soleil.

Dès la première rencontre, cet Ukrainien dégageait un incroyable potentiel de créativité. Percussionniste, plasticien et poète de chaque instant, il perpétuait, sans théorie ronflante, la grande tradition de l'avant-garde russe, excentrique et en perpétuelle expérimentation. Il fut si peu soucieux de la valeur marchande de ce qu'il produisait qu'après tant de spectacles, de dessins et d'histoires contées avec son compère Vlad, il ne reste rien. (...)

L'homme était généreux et ne montrait jamais ses peines. Tous ceux qui ont vécu avec lui raconteront comment il répara la machine à laver ou les vélos du squatt Il vivait avec nous et pas uniquement sur la lune. Rares sont ceux qui ont eu de longues discussions avec lui car le barrage de la langue et son anglais ne permettaient pas de faire passer toutes les subtilités que nous sentions en lui.

Bien plus souvent, nous communiquions par des regards, des gestes. Loin de chez lui, nous étions sa seconde famille et nous tentions chacun de l'aider à notre façon dans sa vie d'exilé sans argent.

Son visage était souriant à la morgue. Il est fort probable qu'il aura trouvé une belle image pour l'accompagner dans cette putain de mort...

arch/ive/ief (2000 - 2005)