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Gênes 2001, les multiples visages de la révolte globale et la face assassine ...
by S Quadrupani Saturday July 28, 2001 at 08:27 PM

Gênes 2001, les multiples visages de la révolte globale et la face assassine de Big Brother par Serge Q., marcheur de Gênes

Gênes 2001, les multiples visages de la révolte globale et la face assassine
de Big Brother
par Serge Q., marcheur de Gênes

Une image pourrait rester comme un symbole de qui s¹est passé à Gênes du 19
au 22 juillet : à un moment de la manifestation dite des immigrés (où
l¹immense majorité des manifestants n¹en étaient pas), la foule qui défilait
dans une rue descendant d¹un coin de la vieille ville vers le front de mer
s¹est mise à taper contre un de ces murs de containers dressés par Big
Brother en de nombreux points de la ville (il s¹agissait en l¹occurrence, de
" protéger " les installations de la foire où logeait l¹armée policière).
C¹était joyeux et triste à la fois. Joyeux parce que tout le monde, punks à
crinières et profs à lunettes, vieux représentants de la culture ouvriériste
et jeunes ultrapiercés, porteurs de banderoles et individus sans
appartenance revendiquée, tout ce monde qui parlait tant de langues d¹Europe
et d¹ailleurs, en avait trouvé une commune : frapper en c¦ur ce symbole de
la paranoïa des puissants. Tous ensemble, on cognait, et il n¹y avait pas
encore eu de mort ni de sang sur les murs ni de tortures dans les
commissariats, pas une seule lacrymo tirée et les premières appréhensions,
la peur que pas assez de monde n¹arrive, l¹annonce de trains annulés et de
bateaux grecs refoulés, tout cela s¹était dissipé, il n¹y avait que des
chants et des drapeaux, et le plaisir d¹être si nombreux.
C¹était triste parce que nos poings cognaient du fer, du fer inébranlable.
Trois jours plus tard, quand nous avons retrouvé à Lyon Aris qui avait dû
partir en pleine nuit avec la vaillante équipe de samizdat par crainte d¹une
de ces perquisitions search and destroy qui ont animé notre dernière nuit
gênoise, quand nous nous sommes retrouvés à une terrasse de café où des gens
sirotaient, détendus, devant une place ensoleillée grouillante de
promeneurs, nous avions l¹impression de débarquer de la lune. Pour bien
comprendre ce qui s¹est passé à Gênes en ces jours de colère, il faut
essayer de se représenter une ville aux avenues immenses et vides, avec une
population réduites à quelques unités apparaissant fugitivement aux balcons
ou, plus rarement, au coin des rues, avec tous les commerces fermés, pas un
bistrot, pas une alimentation, très peu de voitures : un après-midi du
quinze août imposé pendant quatre jours par l¹arrivée des chefs du monde.
Avec le défilé incessant des véhicules de police de tout type, blindés
compris. Avec les grilles de type New Jersey (appellation officielle) et les
flics en robocops barrant les rues de la zone rouge. Avec, obsédant, nuit et
jour, le bruit des hélicos au-dessus de nos têtes. Avec, partout où se pose
le regard, des caméras, des appareils-photos et des micros : ceux des médias
mondiaux, ceux des flics, ceux des manifestants s¹entre-filmant et
s¹entre-photographiant.
C¹est sur ce grand théâtre vidé par le battage sécuritaire-médiatique, dans
ce loft paranoïde aux dimensions d¹une ville, dans ce haut lieu
d¹expérimentation des techniques de surveillance, de répression et de
terreur, que se sont déroulées les scènes retransmises par les écrans
planétaires. On ne pourra en saisir le sens qu¹après les avoir replacées
dans ce cadre.

Les tute bianche
Mouvement très peu connu en France (on avait du mal à faire comprendre aux
militants français et même à ceux de No Pasaran qu¹il fallait dire tute
bianche, combinaisons blanches et non tuti bianchi, " tous blancs "), issu
de ces Centres Sociaux dont la société officielle italienne ne parle que
rarement, et pour les caricaturer, les tute bianche ont démontré leur
capacité de mobilisation, en agrégeant autour d¹eux les organisations de
jeunesse de Rifondazione communista, Sud Ribella (surtout Napolitain, issu
du mouvement des chômeurs et de l¹autonomie), pas mal d¹étrangers (Reclaim
the street, basques, et beaucoup de petits groupes, dont la cinquantaine de
membres de No PasaranŠ). J¹avais aimé la poésie millénariste de leurs
proclamations d¹avant le G8 (voir texte joint), inspirée par Luther Blisset
et les zapatistes, l¹habileté tactique de leurs rapports avec les médias,
leur recherche d¹un accord au sein du GSF, leur façon de faire respecter
leurs propres principes en respectant ceux des autres. Le vendredi 20 vers
midi, dans le stade Carlini qu¹ils avaient obtenu de la municipalité, ils se
préparaient pour la manif, avec leurs casques, leurs masques à gaz, leurs
boucliers à bras et leurs boucliers roulants, leurs rembourrages plus ou
moins pittoresques, en tapis de sol, en mousse, en bouteille de plastiques
et ils se livraient à des répétitions qui n¹étaient pas sans évoquer
Intervilles. Dans une agréable ambiance de bordel organisé, le sérieux à la
fois dérisoire et impressionnant avec lequel ils s¹accoutraient en Supermen
ou en joueurs de foot-ball américain exprimait avec force une volonté et une
intelligence collectives : il s¹agissait de montrer qu¹on peut désobéir aux
interdits étatiques, ne pas respecter les zones rouges décrétées par les
Etats, sans tomber dans les pièges de la violence spectaculaire. Quand le
moment du départ est arrivé, le mégaphone répétait qu¹on ne sortirait pas si
quelqu¹un avait une arme défensive, il s¹agissait seulement d¹ " utiliser
son corps " et de le protéger des coups.
Le vendredi, jour où les différentes composantes devaient approcher, chacun
suivant son parcours, de la zone rouge pour tenter d¹y entrer, la manif dite
des tutte bianche a sûrement été la plus nombreuse. En fait, les
combinaisons blanches avaient été retirées pour manifester que le mouvement
ne se posait pas en avant-garde, qu¹il n¹était qu¹une partie de la "
multitude ", suivant le terme mis à la mode par Negri (dès que j¹ai cinq
minutes, promis, j¹essaie de comprendre en quoi ça apporte du neuf par
rapport à la théorie du prolétariat). Le cortège regroupait dix à quinze
mille personnes, avec plusieurs milliers en tenue protégée et quelques
centaines dans cette formation en tortue (boucliers de tous côtés et sur le
dessus) reprise aux légions romaines : les jeunes de Rifondazione y tenaient
leur place, mêlés à ceux des centres sociaux. Des têtes de cochon en
plastique mou et des boucliers peinturlurés marchaient devant. Il y avait
des équipes extincteurs pour les lacrymo, beaucoup de gens munis de gants
pour les renvoyer. Et un long camion plateau pour la sono, qui transmettait
les consignes. Il était réjouissant de voir la délégation de la LCR, de ces
trotskistes français qui, en leur temps ont tant cogné sur les autonomes, à
la remorque d¹une manif issue de cette mouvance. Par la suite, ils eurent
d¹ailleurs l¹occasion de démontrer ce qu¹ils savent le mieux faire : reculer
en scandant " ce n¹est qu¹un début continuons le combat ".
Notre grand cortège résolu, rembourré et festif a descendu une large avenue
(Corso Garibaldi-Via Tolemaide) longeant les voies de chemin de fer en
surplomb, dans l¹intention d¹entrer sans frapper dans la zone rouge. En
fait, un énorme dispositif policier l¹a été arrêté bien avant, près de la
piazza Brignole et nous ne sommes jamais allés au-delà. Pendant plusieurs
heures, on a avancé, reculé beaucoup et avancé un peu pour reculer encore,
tandis que les premiers rangs subissaient l¹assaut et les grenadages. Des
groupes du " Black Block ", après avoir pas mal cassé et brûlé sur leur
passage ont collé à la tête de la manif. C¹est là, à la jonction des
dispositifs policiers, des tute bianche et de certains black blocks qu¹il y
a eu les heurts les plus violents. Un car de carabinier a brûlé dans une rue
adjacente, tandis que, abrité derrière un premier rang de boucliers de tute
bianche, des blacks blocks bombardaient les flics. Toute la zone baignait
dans les lacrymos. C¹est là, sur une petite place voisine du point d¹impact,
que Claudio a été tué.
Le cortège a fini par rentrer au stade, tandis qu¹en son sein, de violentes
algarades à la limite des coups éclataient entre des gens de Sud Ribella et
des tute bianche. La tentative d¹intrusion avait échoué. Nous ne sommes pas
des petits soldats, et ce n¹est donc pas d¹un strict point de vue militaire
que je ferai deux types de remarques à propos de ce relatif échec.
D¹abord, nous avons constaté qu¹une partie des gens bardés de rembourrages,
munis de casques, masques et boucliers, se trouvaient très loin en arrière
du " front ", mêlés aux manifestants sans protection. A quoi ça servait de
se la jouer superman si c¹était pour défiler comme tout le monde ? Ni
spécialement courageux, ni particulièrement peureux, habillé en touriste,
sans lunettes ni casques ni rien, je me suis approché avec un petit groupe
de copains au plus près du point d¹impact, là où des boucliers des tute
bianche brûlaient, non loin de l¹endroit où des fourgons de flics avaient
foncé délibérément, à trois de front dans la foule, blessant grièvement,
semble-t-il, une manifestante. Pour s¹en sortir, il suffisait d¹un peu
d¹habitude, de ne pas suivre tous les mouvements de panique mais de
comprendre à quel moment il vaut mieux se retirer. J¹en ai vu assez pour
penser que tous les gens équipés qui s¹ennuyaient à l¹arrière auraient été
bien utiles à l¹avant. On objectera que dans toutes les armées du monde, il
y a des planqués mais c¹est justement ce que ça ne voulait pas être : une
armée. Au départ, la théâtralité des tute bianche ne m¹a pas gêné, ni même
le fait qu¹elle fût si photogénique. Cependant, on aura vérifié que le
danger de ce type de pratique, hypermédiatisée, est que certains s¹y
adonnent pour le côté ludique mais sans aller jusqu¹au bout, jusqu¹à se
mettre vraiment en danger. Une dose de théâtre a toujours existé dans tous
les mouvements, y compris les plus radicaux. Mais ici, pour beaucoup, le
théâtre l¹a emporté.
Ensuite et surtout, en entendant dans la semaine précédente les
proclamations de Luca, le porte-parole des tute bianche, qui annonçait "
nous entrerons dans la zone rouge avec la seule arme de nos corps ", j¹avais
fait confiance, comme beaucoup de monde, à leurs capacités imaginatives, je
m¹étais dit qu¹ils devaient avoir prévu des tactiques inédites pour être à
la hauteur de ce défi. Installés depuis une semaine au stade, ils devaient
avoir eu tout le temps de nous concocter des surprises. Eh bien, la
surprise, c¹est qu¹il n¹y en avait pas ! Apparemment, tout ce qui était
prévu, c¹était des meules pour découper les grilles de la zone rouge. Or, il
a suffi à la police d¹élargir de fait, sans crier gare, la zone rouge (dans
la nuit, les rues menant à la place Brignole, dont celle où je logeais,
furent bloquées par de nouveaux containers) et d¹arrêter le cortège bien
avant l¹objectif, pour qu¹il n¹y ait plus rien eu à faire. A l¹évidence, le
défi médiatique qui était jusque-là une réussite (puisqu¹il a réuni le plus
large consensus et le plus gros cortège) s¹est retourné contre ses auteurs :
les tute bianche ont été incapables d¹imaginer d¹autre objectif que d¹entrer
dans la zone rouge. Il n¹était pourtant pas bien difficile de comprendre que
si l¹Etat y mettait les moyens, on ne passerait pas, c¹est tout.
Avec l¹importante logistique dont nous disposions, nous aurions pu nous
assigner d¹autres objectifs de rechange, dévier la manif par les rues
transversales et aller, par exemple, occuper un bâtiment officiel comme il
n¹en manquait pas dans le quartier, en proclamant, pour rester dans la
rhétorique choisie " la zone rouge est partout " ou en déclarant que le
bâtiment était pris en otage et que nous ne le libérerions qu¹en échange de
la zone rougeŠ Obsédées par l¹imagerie de l¹assaut à la forteresse, les tute
bianche auraient pu prendre des leçons de mobilité auprès du black block.
Surtout, elles n¹ont pas su utiliser à fond leur principale ressource, leur
imagination, terrain sur lesquelles elles pouvaient battre l¹Etat, et elles
ont été battues.
Dans la mesure où je n¹ai pas pris, moi-même, les moyens d¹influer, ne
fût-ce qu¹un peu, sur ce mouvement, et où j¹ai seulement essayé de le
suivre, je ne voudrais pas que ces critiques résonnent comme la plainte d¹un
consommateur frustré. Elles ne visent qu¹à faire avancer la réflexion
collective pour la suite.

Le Black Block
Après la mort de Carlo, comme la télévision avait lancé le faux bruit d¹une
imposante manifestation de protestation, nous nous sommes rendus sur la
placette où il avait été tué. Là, nous (cinq individus) avons trouvé une
dizaine de personnes regroupées autour de l¹emplacement de son corps, marqué
par un tapis de fleurs rouges. Aux deux bouts avaient été disposés de ces
bacs à fleurs qui servent à délimiter les terrasses de café, décorés par une
réclame pour une marque de glace. Les gens présents disposaient des bougies
sur le sol. Pathétique et dérisoire. Impression de solitude écrasante. Nous
aurions voulu partager notre tristesse et notre rage avec des milliers de
gens. Avec un ami, j¹ai marché jusqu¹à l¹espèce de Fête de l¹Huma que
formait le " point de convergence " avec ses guinguettes sous tente et ses
boutiques d¹organisations. Autour de la scène des concerts se déroulait une
sorte d¹assemblée permanente, peu nombreuse. Nous sommes montés sur la scène
pour attendre notre tour de prendre le micro. Devant moi, un type haranguait
la petite foule sur un ton de tribun. Il disait que la zone rouge, critiquer
la zone rouge, tout ça, c¹était de la politique, qu¹il ne voulait plus faire
de politique et il renvoyait dos à dos les flics et les tepisti (les voyous)
qui avaient brûlé des voitures. J¹avais envie de lui balancer un coup de
pied au cul mais l¹assemblée, à cette heure essentiellement composée de
pacifistes de l¹espèce bêlante, l¹a applaudi. On s¹est barré dégoûtés. Ce
type était un ennemi, comme ceux qui l¹approuvaient.
Pour moi, deux préalables s¹imposent, avant toute discussion sur les black
blocks. D¹abord, le rejet radical de l¹obscène discours sur la " violence ",
qui réunit sous le même vocable la casse des choses effectuée par des
manifestants et les cassages de gueule forcenés pratiqués par les forces de
l¹ordre, qui met sur le même plan le bris de vitrine et le bris des os et le
meurtre pur et simple qui furent l¹¦uvre des flics. Ceux qui accordent
autant d¹importance à la destruction des biens qu¹à celle des personnes,
montrent de quel côté de la barricade ils se trouvent : c¹est justement
contre ce gouvernement des choses que nous (des milliers de gens) nous nous
sommes insurgés.
Ensuite il faut bien dire que, face à cette ville qui semblait incarner
comme un nouveau pas en avant vers la minéralisation du monde, devant le
mufle casqué et blindé de Big Brother, la pulsion destructrice me semble
plutôt une manifestation vitale. Plus généralement, je dirais que je n¹ai
pas envie de parler avec ceux qui, en face de la vie qui nous est faite,
n¹ont jamais ressenti l¹envie de tout casser. En revanche, la discussion
avec les black blocks doit avoir lieu, pour cerner les désaccords.
Reconnaître la légitimité de l¹envie de détruire ne signifie pas qu¹il
faille s¹y abandonner n¹importe quand n¹importe comment. Les tutte bianche
avaient cherché l¹accord avec les autres composantes du GSF sur la base de
la " désobéissance civile ", en portant cette démarche jusqu¹à son extrême
limite. Ils avaient notamment annoncé dans une proclamation aux habitants de
Gênes qu¹ils ne voulaient faire aucun mal à leur ville, mais au contraire la
délivrer de l¹occupant, le G8 et son armée de 18 000 hommes. Ils avaient
pour principe de ne pas toucher aux biens privés des habitants. Cette
volonté de chercher une alliance avec eux a démontré son bien-fondé : une
bonne partie de la population qui n¹avait pas fui était très remontée contre
le cirque militariste et les restrictions de son droit à la libre
circulation. Du vieux Gênois que j¹ai entendu déclarer qu¹il avait plus peur
que pendant la guerre, mais pas à cause des manifestants, à cause de "
ceux-là " (il montrait un groupe de flics avec leurs blindés), à ceux qui
nous jetaient de l¹eau du haut des fenêtres pour lutter contre la chaleur et
les lacrymos, les manifestations de sympathie n¹ont pas manqué. Mais le
sourire s¹était effacé sur le visage de ces habitants qui regardaient d¹un
coin de rue quelques individus masqués en train de dévaster leur petit
commerce de proximité et démolir la station d¹essence de leur carrefour.
Comme l¹a dit une manifestante gênoise, pacifiste pas vraiment bêlante, sur
une télé locale : " bon, casser les banques, je comprends, mais le petit bar
en bas de chez moiŠ ".
Au carrefour du front de mer et de la via Torino, comme un jeune masqué
s¹acharnait à tenter d¹ouvrir le rideau de fer d¹un tabac, un vieux prolo
lui a lancé : " mais qu¹est-ce que tu veux ? Une cigarette ? Je t¹en donne
une, moi ! " Et de joindre le geste à la parole. Le casseur n¹agissait pas
sous l¹emprise d¹un manque vital, il n¹avait rien d¹un de ces émeutiers de
la faim surgissant périodiquement au Sud du monde, ni même d¹un pillard des
grandes métropoles occidentales exprimant la frustration des pauvres devant
les vitrines marchandes : il ne pouvait donc être mu que par la mythologie
du pillage, si pesante en milieu radical. L¹offre du vieux montrait
seulement qu¹un dialogue entre eux, le jeune casseur dans son impasse
théâtrale et le vieil ouvrier porteur de la mémoire de tant de défaites,
aurait été infiniment plus prometteur que la répétition d¹un rituel creux.
Mais cette amorce d¹échange critique a été interrompue par la chute des
premières lacrymos lancées depuis bien longtemps en Europe au c¦ur d¹une
manif de masseŠ
Rappelons en tout cas qu¹une bonne partie des black blocks étaient opposés à
la casse indiscriminée et partisans de s¹en prendre seulement à des symboles
capitalistes évidents. Et reconnaissons que tout homme épris de liberté ne
peut que saluer l¹attaque de la prison par certains de ces éléments et le
début d¹incendie qu¹ils y ont provoqué.
La présence d¹infiltrés parmi les BB n¹est pas discutable : comme presque
tout, ces jours-là, elle a été filmée. Et bien que vomissant les connards
degauche qui voient un flic en tout casseur, je n¹ai pas manqué de remarquer
un trio de types masqués, sportifs à la petite quarantaine qui s¹agitaient
beaucoup et que les autres BB, manifestement, évitaient. En cela, les
pratiques policières italiennes ne différent guère de celles de leurs
homologues français, européens notamment. Il paraît vraisemblable que des
petits groupes de casseurs ont été rabattus sciemment vers la tête de la
manif des tutte bianche pour anéantir l¹originalité d¹une pratique purement
défensive et faciliter sa répression. Mais tout comme l¹existence de
provocateurs dans les manifs anti-CIP ne changeaient pas la portée de
l¹authentique colère de classe qu¹y exprimaient les casseurs, les
infiltrations chez les BB, les manipulations dont certains ont pu être
l¹objet ne permettent pas de les réduire à une armée de marionnettes de la
répression.
Une partie d¹entre eux ne s¹intéressent sans doute que de loin au G8 et à
ses critique : pour eux ce genre de grand rassemblement n¹est qu¹une bonne
occasion de casser. J¹ai pu autrefois me retrouver dans une attitude de
parasitisme agressif par rapport à une grande manif quand cette dernière
n¹allait pas plus loin qu¹un défilé de premier mai. Cela avait tout de même
l¹inconvénient de me couper de milliers de gens qui ne méritaient pas tant
de mépris. Aujourd¹hui, il me semble que se balbutie un mouvement de
contestation du gouvernement mondial d¹un intérêt infiniment plus vaste que
la satisfaction du légitime mais misérable besoin de tout casser.
Authenticité de leur rébellion, débilité de la plupart de leurs objectifs :
cette double constatation doit servir de base au nécessaire dialogue à
conduire avec les BB.

Les autres composantes
Les tutte bianche et les BB ne représentaient pas la totalité des
manifestants les plus déterminés, loin de là. On était frappé, au contraire,
de la détermination d¹une bonne partie des membres des différentes
composantes à marcher sur la zone rouge. Les trois ou quatre qui ont réussi
à y entrer n¹appartenaient pas aux tendances les plus dures. Agnoletto, le
porte-parole du GSF incarne à mes yeux la confusion de la base de ces ONG au
discours réformiste : capable du meilleur quand, entraîné par la recherche
d¹une pratique commune, il soutient le principe de la désobéissance civile
ou quand, dans les moments cruciaux comme la mort de Claudio, il trouve les
mots justes pour dire la rage de la multitude, il est aussi capable du pire
quand, cédant au bon vieux complotisme degauche, on l¹entend reprocher au
gouvernement italien d¹avoir laissé les casseurs entrer en Italie (et à ce
moment, un médiatique quelconque, amoureux des carabiniers, a beau jeu de
lui répondre : " qu¹est-ce que vous auriez voulu, qu¹on instaure une police
du type Gestapo ? ").
Parmi les choses vues, l¹une des plus impressionnantes aura été ce moment où
quelques dizaines de membre du groupe anglais " Pink ", autour d¹une fille à
longs cheveux rose vif et brandissant un c¦ur sur lequel était écrit " why
did you kill our children ? ", ont réussi à faire reculer un énorme
dispositif policier en parlant avec eux et en chantant. Le courage n¹est pas
réservé à ceux qui jouent à la guérilla urbaine. Pour moi, la ligne de
démarcation ne passe pas par le recours ou non à la " violence ", mais par
l¹acceptation ou le refus de l¹illégitime légalité de l¹Etat capitaliste. Je
crois que le plus grand acquis de Gênes peut se résumer à cela : des
dizaines de milliers de gens déterminés à chercher une pratique de rupture
avec l¹ordre mondial. C¹est sans doute aussi la principale victoire de la
répression, que la nécessité de courir pour échapper aux flics ou de
marcher sur des distances interminables pour contourner leurs lignes, ait
bouffé la plus grande partie du temps des manifestants et largement empêché
les différentes sensibilités de se rencontrer en dehors des forums balisés
par les organisations réformistes.

La sauvagerie de la répression et ses enseignements
Quoique connaissant plutôt bien l¹Italie et y vivant à mi-temps depuis dix
ans, j¹ai été étonné par le caractère sauvage la répression : je croyais ce
pays davantage avancé dans la normalité " européenne ". Couper en deux une
manif pacifique de trois cent mille personnes, en grenader le c¦ur et
s¹acharner à arroser de lacrymos les manifestants refluant en désordre dans
des ruelles est une pratique assez inattendue, qu¹on imagine plutôt venir
d¹une dictature en crise. Quand j¹ai vu les flics faire ça, j¹ai eu bien
plus la trouille que la veille au plus fort de l¹affrontement : on avait
l¹impression qu¹ils étaient capables de faire tout. De fait, à part tirer
dans la foule, ils ont tout fait (comme par exemple, foncer à trois
fourgonnettes de front contre les manifestants).
Ceux qui ont payé le prix le plus élevé à la répression, ce sont les
centaines de personnes qui se reconnaissaient non pas dans les tendances les
plus radicales, mais bien plutôt dans cette banderole vue à la manif du
samedi, drôle quoique tragiquement fausse : " Mama, non ti preoccupare, solo
tu mi puoi menare " (" Maman ne t¹inquiète pas, il n¹y a que toi qui peut me
frapper "). La confiance dans les règles minimales de la convivialité
démocratique qui comporte que la police ne te cognera pas si tu ne l¹as pas
vraiment cherché, cette confiance-là, pour des milliers de personne, a volé
en éclats sous les coups de matraque distribués à l¹aveuglette avec une
hargne inouïe. Avec elle, on espère que le citoyennisme aura du mal à s¹en
remettre : l¹invocation de la citoyenneté, si chère aux penseurs d¹Attac
supppose qu¹il existerait une idéale " cité " à laquelle chacun, celui qui
me matraque et moi-même nous appartiendrions, une cité imparfaite, certes,
et dont il faut changer les règles et " c¹est pour ça que nous nous battons
", mais une cité commune. Nous (mes alliés et moi) n¹avons rien de commun
avec les assassins en uniforme et aucune réforme, ni taxe Tobin ni autre
emplâtre sur une jambe de bois, à proposer à leurs chefs du G8, le tueur en
série mondial.
Diverses particularités italiennes expliquent sans doute l¹ampleur et la
sauvagerie de la répression. D¹abord, les flics de ce côté des Alpes
n¹étaient nullement habitués aux casseurs. Depuis les années 70, ils
connaissaient et savaient réprimer les manifs politiques avec rencontre
frontale. Mais ils en avaient un peu perdu l¹habitude. Et surtout, ils
n¹avaient pas l¹expérience de ces petits groupes de casseurs brisant des
vitrines et renversant des voitures n¹importe où, sans objectif clair. Ils
ont bel et bien été dépassés, à un moment, par le harcèlement du black
block. D¹où une rage d¹autant moins réfrénée qu¹ils avaient la bride sur le
cou. C¹est le deuxième élément d¹explication : il s¹est passé, à une échelle
bien plus vaste ce qui est arrivé en France chaque fois que Pasqua revenait
aux affaires et que cela se traduisait par une multiplication des bavures.
En prenant ses quartiers à la sous-préfecture, Fini, le vice-premier
ministre post-fasciste, s¹est sans doute donné beaucoup de mal pour
démontrer à mes amis ultra-gauche que facho ou pas facho, ça faisait quand
même une différence. L¹interview d¹un flic présent au commissariat de
Bolzanetto, récemment publiée par la Repubblica, montre la présence chez les
flics de base comme chez tous les " spécialistes " anti-émeutes et autres
supercarabiniers, du fascisme historique d¹appellation contrôlé. Mais on
aurait tort de trop s¹obnubiler sur les particularités italiennes : il me
semble que Gênes prouve qu¹aujourd¹hui, dans cette Europe qui prétend
incarner le maximum de la civilisation droidlomiste, ce qui nous sépare de
la barbarie a l¹épaisseur d¹une feuille de papier à cigarettes.
Le " renard " Berlusconi, comme l¹appelaient les tute bianche, et ses
renardeaux du ministère de l¹Intérieur, tout en mimant une volonté de
dialogue, n¹ont pas cessé de tenter de criminaliser le GSF. Ce fut évident
dans la nuit du samedi au dimanche, avec le raid contre l¹école Diaz.
C¹était déjà très clair le samedi en début d¹après-midi quand un énorme et
très voyant dispositif flicard a été placé tout contre le " Point de
convergence " et ses guinguettes sous toile, à l¹endroit où la manif de 300
000 personnes arrivait du front de mer pour entrer dans la ville. Il était
évident qu¹en mettant là, bien en vue, les forces de l¹ordre dans tout leur
apparat, on allait attiser la fureur de bon nombre de manifestants et qu¹on
pourrait bientôt grenader le camp de toile, et associer la casse avec le
GSF. De fait, près d¹un millier de personnes s¹est bientôt détaché de la
manif. Les BB n¹en constituaient qu¹une toute petite minorité. Les drapeaux
des Cobas et des jeunes de Rifondazione étaient nombreux et le groupe des
indépendantistes sardes a marché délibérément vers les premiers rangs de
ceux qui scandaient : assassini ! assassini ! Mais on peut dire qu¹on y
voyait toutes les sensibilités, toutes les nationalités. Cette foule qui,
mise en fureur par la mort de Claudio, s¹est défaite de l¹emprise de ses
organisations pour venir crier sa colère, représente l¹un des efforts
balbutiants de constitution d¹une conscience réellement autonome et
internationale, en rupture avec l¹ordre mondial mortifère. Il nous (des
millions de personnes) appartient de faire en sorte qu¹une telle conscience
se développe, se transforme en force sociale et ne débouche plus dans
l¹impasse d¹un affrontement lacrymogène.


100% d'accord
by Aline Monday July 30, 2001 at 01:37 PM
a_soline@hotmail.com

J'ai trouvé ce texte excellent, tout en subtilité mais aussi en conviction, parvenant sans doute à exprimer mieux que moi les traces que j'ai conservées de Gênes.