arch/ive/ief (2000 - 2005)

Vos gueules, les pauvres! (sur la réforme du Minimex)
by X Sunday July 15, 2001 at 09:37 PM
benjamin@amours.net

On ne peut pas dire: «Nous n'étions pas prévenus». Car cela fait plus d'un an que les autorités annoncent la publication imminente d'un Programme national de lutte contre la pauvreté. Voilà qui est fait: le 15 juin a été rendu public le premier chapitre de ce Plan national d'inclusion sociale – un avant-projet de loi consacré au «droit à l'intégration».

Vos gueules, les pauvres

On ne peut pas dire: "Nous n’étions pas prévenus". Car cela fait plus d’un an que les autorités annoncent la publication imminente d’un Programme national de lutte contre la pauvreté. Voilà qui est fait: le 15 juin a été rendu public le premier chapitre de ce Plan national d’inclusion sociale – un avant-projet de loi consacré au "droit à l’intégration".

Par cette nouvelle disposition législative, c’est la loi sur le minimex qui est tout simplement envoyée à la casse. Et pour exécuter la besogne, le ministre Vande Lanotte s’est armé d’un pied-de-biche. En effet, l’apparente sollicitude gouvernementale pour les plus démunis n’est qu’une posture de circonstance: elle est la réponse circonstanciée et nationale à une mise en demeure circonstancielle et internationale décidée au Sommet de Lisbonne en mars 2000 –quand les chefs d’Etat des pays membres de la Communauté ont réquisitionné l’avenir de l’Europe pour un objectif impératif interdisant toute objection, même impérative: "Faire de l’Union européenne l’économie la plus compétitive et la plus dynamique du monde à l’horizon 2010". Pour réaliser cette aspiration à l’hégémonie, l’Agenda social avait ainsi ordonné une triple nécessité: privilégier "la souplesse" (sic) des emplois, "moderniser" (sic) la protection sociale et lutter contre l’exclusion sociale…, le tout afin de "favoriser une économie plus performante".

"Lutter contre l’exclusion"? Pour ce dernier et seul défi, Lisbonne avait finalement exigé une obligation de résultats: "Diminuer de moitié le nombre de pauvres dans l’Union en l’espace d’une décennie". Il faut dire que pour ce challenge extraordinaire –destiné non pas à démanteler la souffrance sociale mais à l’utiliser, c’est-à-dire à la rendre utilisable par l’économie– les dirigeants politiques de l’Europe n’auront fait que traduire en force de loi les desiderata continuellement psalmodiés par les vicaires du monde patronal. "La libération (sic) du potentiel d’emploi de l’Europe doit être un objectif premier de toutes les politiques de l’Union européenne, y compris la politique sociale. Le principe directeur devant guider tout Agenda social est d’assurer que la politique sociale constitue bien un facteur productif", répète ainsi à l’envi les communiqués comminatoires de l’UNICE (l’Union des confédérations de l’industrie et des employeurs d’Europe) à l’adresse de la Commission européenne.

Cette mise en contexte une fois posée, le nouveau projet de loi supprimant le minimex peut alors être pris et compris pour ce qu’il est réellement: une copie conforme. Aux fins d’éliminer prétendument la pauvreté, le ministre Vande Lanotte entend ici résoudre la question sociale en lui appliquant les préceptes ultra-libéraux du "tout au marché" –où l’ensemble de la société est démarchée et reléguée au rôle de simple annexe de l’Economie "uber alles".

"Tout Belge ayant atteint l’âge de la majorité (…), qui ne dispose pas de ressources suffisantes et n’est pas en mesure de se les procurer (…), a droit à un minimum d’existence" : voilà le socle sur lequel, en 1974, le législateur avait fondé la loi instaurant le minimex. Pour l’époque, ce dispositif avant-gardiste constituait une avancée sociale manifeste, une première en Europe occidentale –le Belgique étant le seul pays à avoir créé ce type de droit individualisé et réalisable sans aucune contrepartie pour celui qui pouvait en bénéficier. Toutefois, dans sa mise en œuvre, la loi du 7 août 1974 n’aura pas eu pour effet de sortir les minimexés de la condition misérable dans laquelle leur position de classe ou leur situation déclassée les avaient fait foncer puis s’enfoncer. Au contraire: le montant du minimex –constamment maintenu à un niveau rabaissé– aura contribué soit à maintenir les pauvres dans des scénarios répétitifs et répétés de survie limite, soit les aura obligé à accepter n’importe quel travail, quand bien même de trop faibles salaires leur interdisent tout choix de vie délibérément meilleur.

A combien se monte aujourd’hui le minimex accordé à une personne isolée? 22.196 francs, une allocation foncièrement basse si on la compare à la norme établie par l’Union européenne pour définir le seuil de pauvreté ("Est pauvre toute personne dont les revenus sont inférieurs à 60% du revenu médian", soit 27.000 francs) –une norme elle-même toute relative puisque le Code judiciaire belge fixe, lui, le niveau des ressources financières absolument nécessaires pour vivre à … 34.000 francs net par mois.

La législation de 74 mettait l’accent sur le droit à un minimum de moyens d’existence. Dans l’avant-projet du ministre Johan Vande Lanotte, ce qui prime désormais c’est le principe d’intégration sociale "formulé" comme un droit (parce qu’ici la notion de "droit" n’est qu’une formule, un abus de langage) qui se réalise dès lors qu’il y a soit "mise au travail" soit "obtention d’un revenu vital" (article 2 de l’avant-projet).  En particulier, toute personne de moins de 25 ans est astreinte au "droit" à l’intégration " par une mise au travail dans les trois mois qui suivent la demande d’allocation"  (article 6). Dans ces deux articles, on perçoit la logique qui –pour le reste– va formater l’essentiel de la loi: l’octroi d’une allocation financière devient la contrepartie d’un engagement souscrit par l’intéressé à s’insérer socialement –cette intégration étant résolue, pour les moins de 25 ans, une fois le jeune mis au travail. Dans cette optique contractuelle, la mise au travail règlerait donc ipso facto la question de l’intégration sociale, ce qui est évidemment une aberration –quand les CPAS ont à faire à des personnes fragilisées, en grande difficulté psychologique, en décrochage, en mésentente voire en crise…, c’est au contraire tout un projet de vie qu’il faudrait à chaque fois s’atteler à (re)construire en partenariats intelligents, avant même de songer à (re)conduire ces blessés de la vie dans des systèmes de travail normatifs et contraignants. Qui plus est, l’affirmation selon laquelle "chaque génération a droit à une existence faite de perspective et d’autonomie" (telle que revendiquée dans l’exposé des motifs introduisant le texte du ministre) est violemment prise en tacle par le même auteur quand celui-ci en prononce la signification exacte: "Le jeune ne peut poser d’exigences au sujet de la manière dont le droit est réalisé" (commentaire concernant l’article 7). Autrement dit: il doit accepter tout emploi qui lui est proposé par le CPAS, fût-ce du travail imposé donc forcé. "Accepter" donc se soumettre. C’est dire le caractère manifestement rétrograde de ce projet soi-disant "moderniste" puisque même dans la loi organique des CPAS datant de 1976 la mission de resocialisation confiée aux Centres Publics d’Aide Sociale devait se faire "en respectant le libre choix de l’intéressé". En fait, la conception dirigiste imprégnant les aspects "novateurs" du document ministériel n’est que la resucée d’un air historiquement connu : "le travail rend libre". Le travail quel qu’il soit. Ou plus précisément tel que l’état du marché impose qu’il soit (entre 1996 et 1999, sur 110.000 emplois créés dans notre pays, trois-quart concernaient ainsi des contrats temporaires. Et rien que l’année passée, le travail intérimaire a encore augmenté de 14%). C’est d’ailleurs ce qu’évoque, en guise de justificatif, l’exposé des motifs lorsqu’il conclut : "Actuellement, la loi de 1974 n’est plus suffisamment en adéquation avec des évolutions inéluctables (sic) telles que (…) la flexibilité du marché du travail et la précarité des contrats de travail". Face à ce constat –que, au cours de ces 25 dernières années, tous les gouvernements ont accompagné, conforté et amplifié au nom de " l’employabilité " et de la " compétitivité "–, les jeunes n’auraient donc pas d’autres horizons car "pour beaucoup, un emploi à temps plein (sera) impossible. (Pour ceux-la), le parcours d’insertion prévoira une initiation au monde du travail par le biais d’un temps partiel"  (commentaire de l’article 9 par le ministre). Temps partiel, donc salaire partial: le jeune sans travail était pauvre; dorénavant, il devra travailler tout en restant pauvre –avec une rémunération garantie au rabais. Car d’un côté, le ministre décrète que "l’on tend aujourd’hui vers une société d’intégration où chacun occupe une place utile". C’est un exploit. Car côté pile, il renforce l’exploitation de ceux-la mêmes qu’on force à occuper la place puisque, dans l’article 8 du projet, sont prévues une panoplie de dérogations aux dispositions relatives au contrat de travail (durée du préavis moins favorable, règles à la baisse en matière de vacances annuelles, etc…) et à la protection de la rémunération des jeunes contraints à travailler.

Au total, quelle est donc l’ambition essentielle de ces mesures "contre la pauvreté"? Soulager coûte que coûte les statistiques nationales –tout comme, dans les années 90, le Plan d’accompagnement des chômeurs promulgué par Miet Smet avait eu pour but de dégonfler les chiffres de l’ONEM en pénalisant à l’extrême les cohabitant(e)s et en démultipliant les motifs justifiant les exclusions plus rapides; avec pour résultat: un simple transfert de caisse, des milliers d’anciens chômeurs étant obligés d’émarger cette fois auprès des CPAS.

Quelle sera l’effet essentiel de ces mesures? Installer les pauvres dans de nouvelles formes de précarité: celles du travail commun et ordinaire, peu qualifié, mal payé, où l’on est surexploité. Etre employables comme main-d’œuvre adaptée et adaptable aux besoins édictés par les marchés "performants et concurrentiels": c’est également pour cette unique perspective (et non par souci de rehausser leur citoyenneté) que le ministre élève désormais tous les étrangers au même "droit" subjectif que les Belges: l’obligation d’une "intégration" sociale par le travail (une application cynique et obscène de l’égalité, tout comme l’aura été l’imposition du travail de nuit pour les femmes ou l’obligation pour celles-ci de travailler jusqu’à 65 ans afin d’obtenir une pension complète).