La pensée coloniale de Taguieff et de ses amis by bednyglu Friday July 13, 2001 at 05:38 PM |
Par J. BOVÉ, E. SIRE-MARIN, J.-C. AMARA ET M.-F. KAHN José Bové est membre de la Confédération paysanne; Evelyne Sire-Marin est membre du Syndicat de la magistrature; Jean-Claude Amara est membre de l'association Droits Devant et Marcel-Francis Kahn est membre du Collectif des citoyens français d'origine arabe ou juive.
Le vendredi 13 juillet 2001 (Libération)
uand le sage montre la lune, l'idiot voit le doigt. Et quand José Bové et une délégation de la société civile française rapportent de Palestine un témoignage bouleversant sur le sort des Palestiniens, Pierre-André Taguieff et ses amis (Libération du 10 juillet: «José Bové en territoires piégés») ne voient que «la baraka médiatique de José Bové». Double cécité. D'abord parce que la délégation comprenait quinze membres, tous majeurs et légitimes, quinze paires d'yeux qui ont vu avec effarement les mêmes horreurs, quinze citoyens qui ont ressenti les mêmes indignations. Ensuite, parce que l'idée selon laquelle tel d'entre nous serait allé dans «l'espace de la tragédie palestinienne», pour reprendre la formule de Juan Goytisolo, dans le but de se faire de la publicité témoigne surtout de l'univers dans lequel pensent et vivent les signataires de ce brûlot. Un univers désespérément égocentrique et parisien.
Nous sommes restés huit jours en Palestine. C'est peu. Mais ce que nous avons vu à Ramallah, à Bethléem et à Gaza, nul ne peut le contester et nul ne peut l'ôter de notre mémoire. Les barrages militaires conçus comme autant d'humiliations pour la population palestinienne, les hommes et les femmes extraits de leurs voitures et condamnés à attendre des heures sous un soleil de plomb, les terres confisquées, des arbres arrachés, des maisons détruites, des routes interdites aux Arabes et réservées aux juifs: tout cela, nous l'avons vu. A Gaza, nous avons vu comment les colonies accaparent le front de mer, les arbres, l'eau, tandis que les réfugiés des camps croupissent dans une misère d'autant plus insupportable qu'elle côtoie l'opulence. Nous avons employé un mot pour désigner cette discrimination: apartheid. Et ce mot, nous le maintenons. Comme nous maintenons que la stratégie de construction de colonies juives autour de Jérusalem procède d'une volonté délibérée d'enfermer la population palestinienne dans des bantoustans.
Voilà, avant tout, ce que nous voulions dire. Mais, puisqu'il nous faut répliquer au texte d'un physicien (Marc Lefèvre), d'un musicologue (Philippe Gumplowicz) et d'un politologue (Pierre-André Taguieff) qui ont l'air d'en savoir long sur la souffrance du peuple palestinien et sur ses causes profondes - sans doute ont-ils beaucoup séjourné dans les camps palestiniens -, relevons quand même l'indigence de leurs arguments.
Selon eux, «les responsables principaux du marasme actuel des paysans palestiniens ne sont pas les 30 000 colons israéliens fanatiques religieux», mais une direction politique palestinienne corrompue. C'est bien connu que le responsable de la colonisation de l'Algérie n'est pas le maréchal Bugeaud mais le dey d'Alger, coupable en 1830 d'avoir souffleté notre consul. Dans le regard colonial de nos trois auteurs, le colonisé n'a jamais que ce qu'il mérite. Oui, il y a de la corruption en Palestine et oui, il y a des atteintes intolérables aux droits de l'homme. Mais il faut être de bien mauvaise foi pour voir dans les défauts d'une société palestinienne militairement et économiquement étouffée par l'occupation israélienne la légitimation du fait colonial.
Cette inversion des rôles qui fait du colonisé le responsable de son propre malheur a au moins l'avantage d'être grossière. D'autres arguments sont plus insidieux. Ainsi, nos trois auteurs s'emploient par tous les moyens à minimiser la colonisation. Ils opèrent, par exemple, un savant distinguo entre les «colons fanatiques», qui ne sont «que 30 000», et les autres (200 000, disent-ils, en omettant Jérusalem-Est et les grandes colonies alentour). Mais, pour les Palestiniens, les colons sont les colons. Quel que soit leur degré de fanatisme et de racisme (que Taguieff et ses deux amis semblent savoir mesurer sans coup férir), ils occupent des terres palestiniennes. A en croire les signataires, les colons seraient ou bien des marginaux ou de simples locataires de passage.
C'est oublier que la colonisation est d'abord l'œuvre de l'Etat d'Israël et de ses gouvernements successifs, qui l'encouragent et l'organisent. Dans leur rage de montrer que la colonisation n'est pas un problème, le physicien, le politologue et le musicologue lâchent même une information de première importance: «En majorité, les colons israéliens savent que, tôt ou tard, ils devront évacuer leurs colonies.» Ah bon! Tôt ou tard? Quelle désinvolture, messieurs, alors que chaque jour de colonisation supplémentaire apporte son lot de violences et de morts, que cela dure depuis trente-quatre ans et que rien n'indique, dans la politique d'Ariel Sharon, la moindre intention de démanteler les colonies!
Bien au contraire. Le nombre des colons n'a-t-il pas doublé depuis la signature des accords d'Oslo, en 1993? Le reste est à l'avenant. On nous ressert, par exemple, que Yasser Arafat «n'a pas su ou pas voulu saisir [en janvier dernier, à Taba] l'opportunité historique d'une solution pacifique au conflit.» On reconnaît là une contre-vérité ressassée depuis des mois. L'un des négociateurs israéliens a pourtant publiquement révélé que cela ne s'est pas passé ainsi et qu'en vérité, c'est Ehud Barak qui a estimé qu'à un mois de l'élection, il n'était plus légitime pour aller au bout de cette négociation.
Mais l'abject est encore à venir. Dans un dernier râle, Taguieff et ses amis laissent échapper le fond de leur pensée: ils comparent la Palestine à la Bohême, les réfugiés palestiniens aux Allemands des Sudètes et la direction palestinienne à l'extrême droite allemande. C'est toujours le même procédé nauséabond: quiconque dénonce l'occupation des territoires palestiniens se retrouve peu ou prou vêtu de l'uniforme nazi. Doit-on rappeler qu'il ne s'agit, pour nous, que de demander l'application pure et simple des résolutions des Nations unies qui prévoient la restitution des territoires occupés depuis 1967 et le droit au retour des réfugiés? Une évidence, en somme.
Pour notre part, nous ne nous laisserons pas intimider. D'autres délégations de la société civile se rendront en Palestine. Comme nous, elles agiront avec la société civile palestinienne et les mouvements pacifistes israéliens, dénonceront, preuves à l'appui, ce qu'il faut bien appeler un occupation coloniale, semblable à celle du Tibet par la Chine, et œuvreront pour l'envoi d'une véritable force de protection de la population palestinienne.