De la gouvernance ou la
constitution politique du néo-libéralisme
John Brown*
Le réel auteur de ce document a préféré garder l'anonymat.
John Brown est membre d'ATTAC
Qui n'a jamais entendu le terme
« gouvernance »? De nos jours il est difficile de trouver un texte des principaux
organismes gestionnaires de l'économie mondiale dans lequel ce mot ne fasse
son apparition à maintes reprises: sous forme de «
bonne gouvernance », quand le FMI en parle dans le cadre des critiques aux
pays du Sud qui maintiennent un minimum de services publics et de
souveraineté économique ; elle prend de la couleur locale pour désigner
l'implication d'entreprises, d'associations, de groupes, etc. dans la gestion
de communautés urbaines en remplacement des services publics qui ont disparu
après l'offensive néo-libérale, ou encore comme technique du gouvernement
(quel que soit l’objet ou le sujet du gouvernement) et s’appelle «
gouvernabilité ». On est même arrivé à parler de « gouvernance
globale » ou « mondiale » quand les Nations Unies proposent de
constituer un gouvernement mondial qui n'ose pas dire son nom avec les
exécutifs des grandes puissances et les conseils d’administration des
transnationales.
En général notre néologisme se réfère à ces formes de gouvernement qui
n'osent pas se dire « gouvernement ». Parce que, si
elles le faisaient, elles dévoileraient leur caractère dictatorial. Il s’agit
donc d’un euphémisme. Comme tout euphémisme, il dissimule quelque chose au
nom d'un ordre qui aurait des soucis à se faire si ce quelque chose se montrait.
Nous allons voir de quoi il s’agit.
I. Très brève
histoire du terme et de ses significations
A. L’ « impérialisme » économique de l'école de Chicago
Tout commence il y a bien des années aux Etats-Unis quand Ronald Coase
découvre que les relations de coopération internes à l'entreprise permettent
d'éliminer les coûts de transaction (contrats, négociations, vérifications, définition de normes de qualité, recherche des meilleurs
prix etc.) que supposerait l'acquisition de biens et de services à
l’extérieur de l’entreprise. Il en conclut que la
raison d’être de l'entreprise est précisément cette élimination des coûts de
transaction. Coase découvre ainsi qu'il existe une division du travail dans
l'entreprise qui ne se réduit pas à l’échange marchand bien qu'elle soit
parfaitement analysable en termes de rendement. L'entreprise, qui avait été
jusqu'alors un objet relativement opaque pour
l'économie néo-classique réintègre grâce au calcul de coûts de transaction la logique générale de l'avantage comparatif et du
rendement.
Dans son article « The nature of the Firm » où il expose les fondements
de cette nouvelle perspective, Coase consigne déjà en 1937 les bases du
néo-institutionnalisme: une école de pensée sociale qui interprète dans des
termes strictement économiques (de rendement et d'efficacité, conformément à
la méthode générale de l'économie néo-classique) les relations sociales et
politiques, l'histoire (North, Williamson) et, évidemment, les relations
sociales internes à l'entreprise. Cette nouvelle approche reçoit le nom d’ «
impérialisme économique », parce qu'elle étend à l'ensemble des sciences
sociales la méthode de l'économie néoclassique.
C’est dans le cadre de cette école que l’on commence à parler de
gouvernance d'entreprise et de structures de gouvernance (corporate
governance, governance structures) depuis les années 70, en particulier
dans l'oeuvre d'Oliver Williamson, pour désigner la politique interne de
l'entreprise, c’est-à-dire, l'ensemble de dispositifs que celle-ci applique
pour effectuer des coordinations efficaces sur deux plans: les protocoles
internes, quand l'entreprise est intégrée (hiérarchie: « maîtres et
serviteurs » dans les termes de Coase) ou bien les contrats, les associations
temporaires, l’utilisation de normes, quand le produit ou le service est
sous-traité. C'est une métaphore de la politique, réinterprétée dans des
termes d'impérialisme économique. Les économistes institutionnalistes
s’intéressent, en effet, aux différentiels de rendement des relations de
pouvoir à l'intérieur et à l’extérieur de l'entreprise ; cet aspect
deviendrait ensuite central dans le passage du fordisme au toyotisme et à la
très moderne « économie en réseau ». La gouvernance est, dans cette première
phase, métaphore de la politique: la politique dans l'économie, la politique
conçue comme une gestion des personnes en vue du bénéfice.
B. Les ambiguïtés de la gouvernance municipale
Le second grand moment est celui de la transition de la gouvernance vers
un contexte public: la gouvernance investit la ville (urban
governance). La gouvernance urbaine est initialement le
résultat des tentatives contradictoires des mairies britanniques de l’ère
Thatcher de gérer la ville avec des ressources budgétaires qui avaient fait
l’objet de coupes drastiques. Nous parlons de contradiction parce que nous
nous trouvons ici dans une politique qui combine les réductions et les
privatisations des services publics avec des pratiques de résistance et de
solidarité des classes populaires qui se battent contre l’exclusion et le
délitement du tissu social. Il y a aussi contradiction, parce que des mairies
néo-libérales et des mairies de gauche font appel à des aspects différents,
voire opposés, de la « société civile », bien qu'elles soient toutes d'accord
pour présenter les privatisations ou la participation des citoyens comme des
formes de gestion « proches du citoyen ». En tout cas, la crise moléculaire
de l'État du « welfare » qui se produit au niveau municipal conduit
à un abandon de responsabilités par les pouvoirs locaux en faveur de tout ce
qui n'est pas pouvoir public et sera désigné du terme
magmatique de « société civile », sur lequel il nous faudra revenir.
La métaphore de la gouvernance fait ainsi un pas de plus: puisqu’il
s’agit de disposer en des temps de pénurie d'un instrument politique efficace
pour répondre de manière économiquement raisonnable (cost-effective) aux
nécessités sociales, c’est à la gouvernance d'entreprise qu’on fera appel au
niveau municipal. Cette moderne perspective économique n’est pas sans
conséquences : puisque les coûts internes de la gestion publique des
services sociaux sont « excessifs », ceux-ci doivent s’externaliser
et être confiés au secteur privé et à la société civile. On fait ainsi d’une
pierre trois coups: on réduit les frais publics, on augmente le bénéfice
privé et on supprime dans une grande mesure la marge d'intervention des
classes populaires dans la gestion des affaires publiques. La politique
d'entreprise envahit d’abord l’espace de la politique
communale avant de se lancer à l’assaut du politique dans sa totalité.
C. La gouvernance mondialisante et mondialisée
Si au niveau sous-étatique la crise de l'État social et de la légitimité
fordiste se traduit en intervention directe de la « société civile », la même
chose se produira au niveau supra-étatique où l'autonomisation énorme du
pouvoir financier par rapport aux lois et aux normes nationales,
l'implantation transnationale des grandes entreprises et le développement des
échanges et des communications à l'échelle planétaire sont des signes
d’identité de la « mondialisation » (ou « globalisation »). L'économie et les
finances mondialisées sont le résultat de toute une série continue et encore
non achevée de mesures politiques que la majorité des gouvernements de la
planète ont adopté pour libéraliser les mouvements de tous les facteurs de
production, à l’importante exception de la force de travail, entre les années
70 (Pinochet a été un précurseur) et aujourd'hui. Ces mesures sont combinées
dans le Troisième et Premier monde avec des programmes monétaristes de lutte
contre l'inflation et d’« assainissement » des dépenses publiques, notamment dans
le secteur social, éducatif, sanitaire, etc.. destinés à maintenir la
confiance des investisseurs, c’est à dire, à maintenir un rendement élévé et
sûr pour les investissements et les titres de la dette. Le terme employé par
la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International pour désigner cet
ensemble de mesures est celui de bonne gouvernance.
La bonne gouvernance est dans ce contexte l'application disciplinée
des plans d'ajustement structurel désormais radicalisés et orwelliennement
rebaptisés « stratégies de réduction de la pauvreté ». Naturellement, les
sociétés ont aussi un important rôle à jouer quand l'État a abandonné ses
politiques sociales et ses plans de développement autocentré: et les acteurs
de la « société civile » auxquels on fait constamment appel sont soit des
Organisations Non Gouvernementales qui, en essayant de pallier aux effets les
plus destructifs du système, se transforment en piliers
de ce dernier, soit plus directement des entreprises privées intéressées dans
les « affaires » humanitaires.
À la gouvernance qui à l'échelle nationale pallie ou plutôt gère les
effets des politiques néo-libérales il faut ajouter la gouvernance économique
mondiale, flexiblement articulée, qui coordonne au niveau planétaire ces
politiques: entre ses principales agences figurent le FMI, la Banque
Mondiale, l'OMC, le Forum Économique Mondial et les institutions de l'Union
Européenne. En plus de ces institutions, il faut
compter parmi les nouveaux dirigeants de fait de la planète les grandes
entreprises transnationales, transformées en acteurs politiques puissants
capables d'imposer leur volonté aux États collectivement, par le biais des
organismes économico-financiers mondiaux, ou même de manière strictement
individuelle: comme Monsanto, qui a réussi à imposer l'introduction massive
de cultures transgéniques au gouvernement fédéral brésilien (mais non à celui
de l'État de Rio Grande do Sul) voire à celui des Etats-Unis. Aussi au niveau
mondial, les ONG qui remplacent les agences étatiques de développement des
pays du Nord, et qui ne gèrent plus le moindre développement, exercent un
rôle fondamental de représentation/substitution de la société civile dans le
cadre de la nouvelle gouvernance mondiale, nationale et locale. Leur rôle est
ambigu: elles font certes partie du dispositif néo-libéral de substitution
des fonctions sociales qui étaient jadis de la compétence des pouvoirs
publics – les « charities » prévues par
Friedman et les classiques du néo-libéralisme-, quoique certaines d’entre
elles peuvent parfois servir à canaliser des formes de
résistance politique des classes populaires ou des peuples du Sud.
D La gouvernance armée
Un dernier aspect de plus en plus important de cette gouvernance
mondialisante est bien le militaire. Ici, la disparition des limites entre ce
qui est public et ce qui est privé et l'intervention de la « société civile »
et des entreprises sont tout aussi évidentes. D'abord, les sujets de la
guerre ne sont plus les États, mais des coalitions d'États, des
organismes internationaux, des ONG, des groupes
politiques civils ou armés, des entreprises qui fournissent de services,
etc.. La guerre, en outre, n'est pas déclarée: non seulement les
constitutions des différents pays sont violées avec désinvolture
(interventions de l’« Occident » en Iraq, Yougoslavie,
etc..) mais, les chartes des organisations internationales elles-mêmes (ONU,
OTAN) ne sont plus respectées. Le cadre d'activité de la plus grande alliance
militaire existante, l'OTAN, est désormais planétaire et les motifs de son
intervention sont fondamentalement « humanitaires ». La
confusion entre la sphère politique et la sphère militaire, entre
la paix et la guerre, entre l'économie et l'action
humanitaire sont des signes d'une gouvernance flexible orientée à
l'efficacité maximale et au rendement, sans que personne n‘ait à se demander
dans une instance politique quelles sont les fins poursuivies. Il est
essentiel à la logique de la gouvernance, comme à celle du capital, que la
question des fins ne soit pas posée: seuls comptent, en effet, les moyens.
II. L'unification
des significations
A. De l'économie à la politique pensée comme servante de l'économie
Récapitulons: si nous appliquons à la politique la théorie des coûts de
transaction et la rationalité économique du modèle « impérialiste », un
nombre croissant de fonctions naguère assumées par des organismes publics
doit passer à la société civile ou au marché, dans la mesure où la
concurrence et le volontariat supposent des coûts de transaction inférieurs
au coût de la gestion publique de ces fonctions. Tel est la logique qui
domine les privatisations et l'extériorisation de fonctions par les
entreprises et les administrations publiques. Si ces fonctions sont
abandonnées au marché ou aux actions volontaires de la société civile, leur
réalisation sera très aléatoire et l'accès du citoyen à certains services
précédemment assurés par des organismes publics dépendra de sa capacité à
faire partie de la demande solvable. La société et les individus, comme
l’affirment les théoriciens de la Troisième voie doivent assumer leurs
responsabilités et ne pas compter en permanente sur l'État: nous vivons dans
une « société de risque » : « nous vivons - nous dit Anthony Giddens - dans
une société beaucoup plus active dans laquelle il existe un nouveau contrat
social qui implique des droits et des responsabilités des individus dans
l'ensemble de la société et dans la politique. Dans des institutions sociales
structurées d’une façon plus active, nous voulons souvent encourager les gens
à prendre des risques au lieu de les empêcher d’en prendre. Le risque est la
base de l'innovation et l'innovation est la base de l'esprit d'entreprise ».
La
gouvernance se réfère dans tous les cas à des formes de
gestion des affaires publiques dans lesquelles on fait appel à l'intervention
de la « société civile » en réduisant parallèlement le rôle des instances
politiques . Cela peut se produire à tous les niveaux: local, régional,
national, mondial, militaire...Il s’agit de faire en sorte qu’un gouvernement
réduit à son expression minimale coordonne ou oriente
une « société civile » qui acquiert un rôle prépondérant dans l'élaboration,
l'application et le contrôle des différentes politiques. Idéalement, la
gouvernance devrait conduire à une disparition de l'État comme instance de
détermination de l'intérêt public et à la substitution des normes légales par
des formes flexibles de régulation. On peut utiliser le
titre d'une oeuvre déjà classique dans la défense de la gouvernance pour
synthétiser l’ensemble de ce vaste programme politique : « governing
without government » . Seul un paradoxe, comme dans la
mystique ou dans la théologie négative peut exprimer la
véritable essence de la gouvernance. Comme l’affirme l’ ineffable commissaire
Lamy: «La notion de « gouvernance » est heureusement,
me semble-t-il un concept assez solide pour cristalliser la réflexion et
assez flexible pour faciliter la convergence de vues. C'est un peu comme un
embrayage de voiture : c'est indispensable mais cela vient en plusieurs
versions. »
Tout ceci a un air jeune et libertaire : on veut donner l'impression
que la substitution de l'État démocratique par une sphère de transactions
contractuelles suppose une plus grande liberté et une plus grande capacité
d'initiative pour tous. Le problème est que cette conception de la liberté
que le libéralisme veut nous inculquer est énormement naïve: la liberté se
présente comme une donnée primaire propre d'un idyllique état de nature et
l'État est vu comme un obstacle pour son plein déploiement. Ce dont ne
tiennent pas compte nos nouveaux « libertaires » de la
gouvernance c’est du fait que l'État démocratique, en dérivant sa légitimité
de l'existence d'un espace public où les citoyens sont égaux en droit,
constitue pour l’instant la seule garantie de l'égalité des citoyens. Tout
autre plan et, concrètement, celui de la société civile, sans parler de celui
du marché ou de celui de l'entreprise, est un lieu d'inégalité ou de
domination de certains individus par d'autres.
B. La constitution politique du néo-libéralisme
Il est fréquent, en considérant le phénomène de la gouvernance, de n’y
voir qu’ un simple changement de style dans la manière de gouverner sans que
cela suppose un changement politique fondamental. La
gouvernance améliorerait l'efficacité de l'État en assouplissant la vie
sociale et économique: même, pour Anthony Giddens - le théoricien du blairisme - elle servirait « à démocratiser la démocratie » en la
libérant de la charge de l'État social et en la rapprochant de la « société
civile ». Toutefois, un simple examen de ses objectifs explicitement déclarés
permet de voir son incompatibilité absolue avec les concepts et les
institutions de base de la démocratie. La souveraineté populaire, le principe
de légalité, la séparation de pouvoirs, l'idée-même de loi, la distinction
entre public et privé sont
abandonnés comme des vieilleries. Le changement de modèle politique que la
gouvernance entraîne de manière plus ou moins avouée possède les caractères
d’un véritable processus constituant dont le but est de donner une sanction
politique et légale aux réalités économiques et sociales créées de façon
volontariste par 30 années de néo-libéralisme. Nous exposerons certaines des
caractéristiques de la nouvelle constitution préconisée.
Puisque l'actuelle Commission Européenne s'est transformée en leader
incontesté de la gouvernance au niveau mondial, pour exposer ce projet
constitutionnel nous nous servirons en grande mesure des
« brillantes » interventions publiques du Commissaire Lamy (grand
idéologue et acteur de la gouvernance européenne et mondiale) et du Président
Romain Prodi ainsi que de plusieurs documents et études qui servent de
référence théorique à l'élaboration par la Commission d'un Livre Blanc sur la
Gouvernance Européenne. Nous aborderons dans ces textes de préférence les
aspects qui, n’étant pas spécifiquement européens, sont directement
applicables à la dimension planétaire.
1. La distinction public/privé
La distinction entre ce qui est public
et ce qui est privé est un aspect fondateur de l'ordre politique: il existe
ainsi des affaires qui intéressent la Communauté dans son ensemble (publics)
et d'autres qui intéressent des individus ou des
groupes particuliers (privés). Le cadre de la décision politique est un cadre
public, parce qu'il intéresse toute la Communauté; dans une démocratie tous
les citoyens ont accès à la prise de décisions collective dans cet espace
public de manière plus ou moins directe. Les citoyens sont toujours des
individus que la loi considère égaux. Ces citoyens assemblés réellement et
directement ou de façon indirecte et virtuelle dans un
espace public constituent dans une démocratie le seul sujet collectif dont la
volonté a force de loi: cela permet que personne ne soit soumis à un autre
homme et que tous le soient aux lois.
La gouvernance vient bouleverser cet ordre: « Je crois –dit le
président de la Commission Romano Prodi- que nous devons cesser
de penser en termes de pouvoirs hiérarchisés, séparés par le principe de
subsidiarité, et commencer à imaginer plutôt une mise en réseau dans laquelle
les différents niveaux de gouvernance œuvrent conjointement à l'élaboration,
à la proposition, à la mise en œuvre et au suivi des politiques »; et il
affirme encore ailleurs: « il est temps de réaliser que l'Europe n'est
pas administrée que par les institutions européennes, mais aussi par les
autorités nationales, régionales et locales, ainsi que par la société
civile ». Nous nous
trouvons ainsi devant une horizontalité puissante que comprend les différents
niveaux et implique, de manière non déclarée, l'abandon des prérogatives du
souverain, non pas à des pouvoirs publics de rang inférieur en application
d'une forme parfaitement démocratique du principe de subsidiarité, mais à la
« société civile », c’est à dire aux intérêts privés et particuliers. Comme
l’affirme explicitement le programme de travail de la Commission sur le Livre
Blanc de la gouvernance européenne: « La définition de la gouvernance
retient qu’elle désigne les règles, processus et comportements qui
conditionnent la qualité de l’exercice des pouvoirs européens :
responsabilité, visibilité et effectivité. Cette approche convient
particulièrement à l’approfondissement du modèle démocratique européen en
général et du rôle joué par la Commission en particulier ; car elle rend
compte de situations caractérisées par la multiplicité des centres de
décision à plusieurs niveaux géographiques, publics et privés dans
l’Union »[6].
Puisqu'il s'agit de rendre compte de cette multiplicité émergente de
centres de décision dans laquelle les centres de décision privés se situent
sur un même plan que les publics, les théoriciens et les prophètes de la gouvernance
ne voient rien à redire à un retour de la religion dans la vie publique qui
suppose l’abandon de la tradition laïque des démocraties européennes: «
à l'époque moderne, la séparation de la religion et de l'État a été une
doctrine aussi réitérée que souvent ignorée, éludée, inappliquée malgré les
bonnes paroles. Cette séparation était à son tour un aspect de la
distinction entre le « privé » et le
« public », une ligne en pointillés qui s’est effacée au fur et
à mesure que les Etats ont sous-traité des proportions croissantes des
affaires publiques et que les organisations privées ont joué un rôle de plus
en plus important dans l'élaboration des politiques (...). Dans ce contexte
il paraît très probable que la religion, définie comme «spiritualité
organisée » acquière un leadership de plus en plus déterminant dans tous
les domaines ». Nous ne sommes ni
à Téhéran ni à Kaboul, mais, si invraisemblable que cela paraisse, à
Bruxelles. Et ceci n'est pas une utopie, mais une tendance politique actuelle
du néo-libéralisme: le gouvernement Bush vient de financer toute une série
d'associations religieuses pour qu'elles prennent en charge des services
sociaux de base.
2. La société civile
Le mot magique qui, tout en estompant les cloisons entre public et privé,
donne une impression d'approfondissement de la démocratie, tout en jetant aux
orties le principe de souveraineté populaire est celui de « société
civile ». La société civile est un terme « cultivé » d'origine
philosophique: il désigne chez Hegel la sphère où s’expriment les intérêts
particuliers par opposition à celle de l'État qui
représente l’Universel: « dans la société civile chacun est pour soi-même une
fin, tout le reste n'est rien pour lui. Toutefois, sans relation avec un
autre il ne peut pas atteindre sa fin ; les autres sont donc un moyen
pour les fins du particulier ». Dans l'utilisation qu’on fait de ce terme
dans le sabir de la gouvernance, la société civile est une réalité
intermédiaire entre les associations privées avec des fonctions d'intérêt
public (ONGs, associations charitables religieuses ou laïques, etc..) et le
marché. L'idéalisme du volontariat et l’appât du profit s’articulent pour
remplacer « efficacement » les fonctions relatives à la citoyenneté sociale
délaissées par l'État néo-libéral.
La société civile doit même partager les tâches
de gouvernement avec les pouvoirs publics et notamment la tâche législative
avec le Parlement. Dans certaines versions « de gauche » de la gouvernance à
la mode depuis Seattle, la société civile se distingue du marché ce qui donne
lieu à un système de pouvoir tripartite: Etat-société civile-marché.
Toutefois, il est fondamental que le terme « société civile » conserve sa
précieuse ambiguïté, incluant tantôt le marché (la société civile est alors
confondue avec l'ensemble des acteurs socio-économiques) tantôt l’excluant
selon les meilleures convenances du pouvoir qui en parle[9]
.
Quand les responsables de la gouvernance se proposent de dialoguer avec
la société civile réduite aux représentants d'ONG ou de syndicats et de
mouvements sociaux, le marché comme tel disparaît: cela est dû au fait que
les intérêts qui s’y expriment sont subsumés par « les pouvoirs publics
» qui représentent comme intérêt général l'intérêt privé des marchés ou des
capitaux. D’où l’imposition à nos sociétés de buts tels
que l'augmentation de la compétitivité, la garantie des rendements des
investisseurs, la réduction des coûts de travail, etc. qui sont des axes
fondamentaux des politiques néo-libérales. Souvent la société civile est
réduite à son expression institutionnelle la plus visible: les ONG dont le rôle
est fondamental au nouvel ordre. Pour Pascal Lamy, qui depuis Seattle - où il
représentait l'UE - n'arrête pas d'insister sur l'implication des ONG dans le
processus de prise de décisions : « les ONGs et
la société civile peuvent contribuer à la légitimation en fournissant
différents canaux d'activité (par exemple, la mobilisation, la représentation
ou simplement un soutien juridique et technique) en répondant ainsi à une
requête de nouveaux intermédiaires sociaux qui ne trouve de réponse dans
aucun autre lieu ». Les ONG ont une « fonction de
légitimation » d'une situation qui n'est pas
démocratique dans les institutions financières et commerciales
internationales, mais aussi dans l'Union Européenne. Suffit-il d'impliquer
les ONG dans le processus de prise de décisions et d'application des normes
pour que nous ayons «davantage» de démocratie ou de légitimité ?
Dans tout ce processus le peuple, compris comme ensemble des citoyens est
le grand absent et on définit déjà l'Ordre Nouveau comme un « gouvernement
des organisations, par les organisations et pour les organisations »[11]
. Le grand paradoxe de la gouvernance est qu'on nous propose d'élargir
la démocratie à la société civile alors que celle-ci est
précisément cet ensemble de relations dans lequel les individus ne sont pas
des citoyens, mais des simples vecteurs d' intérêts particuliers. On
n’est citoyen que comme membre du peuple souverain. Les prérogatives qui
placent la loi, expression de la volonté du souverain, au-dessus de l'intérêt
privé sont la seule garantie qu’ont les citoyens qui intègrent la personne
collective du souverain contre l'inégalité et contre la domination des plus faibles
par les plus forts. Ainsi, l’ apparente « dévolution » de pouvoirs
qu’effectue la gouvernance néo-libérale en faveur de la société civile
équivaut à exproprier le peuple de sa souveraineté. Il s'agit, simplement
d'un coup d'État, pour l'instant sans effusion de sang...
3. L’excessivement grand et l’énormément complexe
Tout pouvoir fait croire à ses sujets qu’il les avantage quant au savoir
et aux différentes connaissances afin de justifier son existence. Les
différentes religions l'ont fait pendant des siècles en se présentant comme
dépositaires d'une révélation divine dont l'interprétation très complexe
demandait un savoir subtile voire une révélation du Créateur. Cette idée
selon laquelle le « simple citoyen » est incapable de comprendre la grande
complexité de la réalité sociale et économique et doit se contenter de
déléguer son pouvoir de décision à une caste de décideurs, est un élément
essentiel du dispositif de la gouvernance.
La révélation constitutive de la gouvernance que le sujet de la
gouvernance européenne et mondiale doit répéter comme un mantra est que
l’individu se trouve aujourd’hui devant une réalité qui le dépasse dans tous
les aspects et à laquelle les institutions démocratiques et lui-même doivent
s’ajuster. Selon Tom Burns, auteur d'un rapport sur le futur de la démocratie
parlementaire en Europe: « Une des raisons principales pour lesquelles
les systèmes parlementaires sont de plus en plus marginalisés dans la
politique et la gouvernance modernes est le fait que les sociétés
occidentales sont devenues hautement différenciées et trop compliquées pour
qu'un Parlement ou une administration les contrôle, acquière des
connaissances suffisantes et des compétences pour en délibérer. Actuellement
de nombreux discours, négociations, conceptions et applications de politiques
se passent dans des milliers d'agences qui élaborent des politiques voire
dans le cadre de sous-gouvernements » . Ainsi,
l'effet de 20 années de néo-libéralisme se présenterait comme un phénomène
naturel, en faisant de la privatisation de nombreuses décisions et de
politiques d'intérêt public la justification principale d'une nouvelle vague
- peut-être définitive - de privatisations. Qu'est donc cette célèbre «
complexité » sinon l'effet de ces privatisations et dérègulations
généralisées ? C’est dans ce même sens que s’exprime le Séminaire de Genval
organisé en 1999 par la Commission Européenne: « Les réformes à venir
ne pourront aboutir que dans la mesure où elles répondront aux attentes de la
société civile vis-à-vis du processus politique européen. La complexité
des problèmes et la diversité de la société civile sont désormais telles que
le modèle de la démocratie représentative ne constitue plus une source
d’inspiration suffisante. Le processus de réforme doit nécessairement
s’ouvrir à des options plus novatrices. ».[13]
Au complexe vient s’ajouter le démesuré, dont le nom est, bien sûr
« globalisation ». La globalisation, comme le Dieu judéo-chrétien
existe par elle-même et n’a pas de cause: la créature
doit seulement s'incliner devant la force invincible de cette nouvelle «
réalité », qui n'est pourtant que le résultat de la déréglementation
systématique de l'activité économique et financière pendant ces trois
décennies de néo-libéralisme. Tout est bon pour nous faire croire que nos
démocraties sont incapables, pour des raisons qui dépassent tout pouvoir
humain, de se charger de la chose publique. Ainsi, le Commissaire Lamy peut
affirmer que la mondialisation « a produit une force authentiquement
radicale, dans le véritable sens du mot. Elle a eu un effet d'envergure
énorme sur la souveraineté, tant à l'intérieur qu’à l’extérieur de l'Europe;
sur les questions de légitimité et de responsabilité démocratiques; et
surtout sur l'économie réelle et les personnes réelles » .
La citoyenneté, perdue entre l'excessivement grand et l’énormément
complexe, doit ainsi accepter d'être privée de sa souveraineté dans un nouvel
ordre qui reçoit plusieurs dénominations: gouvernance post-parlementaire,
démocratie participative (on entend les éclats de rire qui nous viennent
depuis Porto Alegre) ou, avec un sens historique admirable « démocratie
organique »[15].
En tout cas, le pouvoir, qui dans la gouvernance a un caractère ouvert, prend
ses décisions au-delà du cadre politique et en tout cas en marge de la
souveraineté populaire et des institutions qui seules l’incarnent.
4. Au-delà de la démocratie parlementaire ou de la démocratie tout court
?
Du point de vue de la théorie de la souveraineté populaire, ces
souverainetés diffuses n'ont aucun sens: la légitimité politique émane du
peuple; une décision ou une norme à caractère public n’est légitime que quand
elle est adoptée par des organes qui expriment la souveraineté populaire (les
trois pouvoirs, mais ceux de Montesquieu) et elle ne l'est en aucun cas quand
elle est dictée par un intérêt privé.
Que les ONG, qui ne sont que des organisations privées, interviennent
dans un processus « législatif » dont le contenu fondamental sera déterminé
par des intérêts économiques privés sous le regard d'un État
post-parlamentaire ne change rien à l'illégitimité radicale de la procédure.
Il en est de même quand au niveau mondial des ONG interviennent pour
s’occuper au nom de la « société civile » d’aspects « sociaux » ou
« humanitaires » dans une vaine prétention de « modérer » l’illégitimité
démocratique de l'OMC, l'OCDE, le FMI ou l'OTAN. Dans ces organisations, en
effet, des exécutifs autonomisés décident au nom de leurs pays sans le
moindre mandat populaire et souvent en violant des préceptes constitutionnels
comme lors des négociations de l'Accord Multilatéral sur les Investissements
(AMI) dans le cadre de l'OCDE ou dans la « guerre » contre la Yougoslavie.
Conscients de cette illégitimité, les partisans européens de la
gouvernance - qui ne parlent plus du « déficit démocratique
européen » - prétendent la justifier au nom du principe sacro-saint de
l'efficacité en développant une théorie de la double légitimité par «
input » (origine de la légitimité : c’est le cas entre autres de la
légitimité démocratique) ou « output » (par les résultats) . Naturellement, on considère que
la légitimité de l'output, celle des résultats ou des effets est
prépondérante. Pour Romano Prodi, l’actuel président de
la Commission, "l'efficacité de l'action des institutions
européennes est sa source principale de légitimité. ”[17]
Franco lui-même n’aurait pas dit autre chose concernant sa propre fonction
charismatique de Caudillo dont la légitimité était fondée sur « l'exercice »
de ses fonctions selon une formule héritée de Weber et de Carl Schmitt. De
fait, personne ne mettra en doute selon cette théorie l’« output
legitimacy » que suppose le développement économique qu'a
connu l'Espagne sous le franquisme ni l'efficacité qu'a démontré Hitler pour
la construction d’ autoroutes... et l’élimination de millions de personnes.
Mais non seulement l’« output legitimacy » rappelle ces temps de triste
mémoire, aussi l’ « input legitimacy » s’abreuve à des sources semblables.
L'antiparlamentarisme justifié par des motifs d'efficacité aboutit à une
formule originale de « démocratie »: la « gouvernance organique »
aussi appelée « démocratie organique »[18]. Ce terme, qui fut utilisé
par le franquisme à partir des années 50 résurgit maintenant pour désigner le
type de participation indirecte propre à la gouvernance. Pour Tom Burns : « Face à
l'accroissment de la complexité et du dynamisme - aux limitations ou
insuffisances des formes parlementaires - émergent de
nouvelles formes de règulation et de gouvernance. Au niveau sectoriel nous
nous trouvons face à divers réseaux ou communautés stables qui interviennent
dans des politiques, des sous-gouvernements et des gouvernements d'intérêts
privés et qui incluent des groupes d'intérêt impliqués
dans des questions ou des problèmes en rapport avec des aspects de politiques
particulières ou sectorielles. J'ai appelé gouvernance organique l’ensemble
de ces formes »[19]
Les gouvernements d'intérêts privés ainsi que d'autres communautés ou
réseaux également privés sont des gestionnaires plus efficaces du bénéfice
patronal que les pouvoirs publics et apparaissent ainsi comme l'expression la
plus achevée du néo-libéralisme constituant. Nous sommes ainsi passés à une
universalisation de la « corporate governance », à une transmutation générale
de ce qui est privé en public sous l'hégémonie incontestée de pouvoirs
économiques qui aspirent à priver le peuple de sa souveraineté. Il ne reste
plus qu’à donner à ces pouvoirs une place dans le nouveau cadre
constitutionnel en faisant que des Parlements rachitiques leur reconnaissent
un pouvoir normatif: « nous devons expliquer le concept de citoyenneté
des organisations, dans une constitution des organisations qui
définisse le rôle de celles-ci dans la gouvernance et fixe des normes
explicites ou publiques pour les réglementer ». Sommes-nous devant une nouvelle
démocratie censitaire où seulement la « partie active » de la société aura
désormais le droit de décider de la chose publique, vu l’incapacité des
majorités sociales et de leurs représentants d’être à la hauteur des
nouvelles circonstances ? Ou peut-être devant des formes encore plus
brutales de dictature de classe ? Est-ce un retour au XIXème siècle ou aux
années 30 ? Décidément la démocracie traverse un mauvaise passe.
Conclusion
La gouvernance se présente comme le
projet de constitution politique le plus adapté au néo-libéralisme. Pour ce
système de domination qui a depuis toujours dépassé la simple sphère économique
l'heure est venue d'éliminer tout risque politique. Si avec l’AMI, les
pouvoirs publics devaient se rendre au Diktat des pouvoirs financiers et
renoncer à tout acte qui aurait pu les contrarier dans la poursuite de leur
intérêt, la gouvernance va encore plus loin et prétend éliminer les dernières
possibilités, si formelles soient elles, que les majorités sociales fassent
entendre leur voix. Il ne suffit pas pour celà de se réunir à Qatar. Il faut
liquider les fondements mêmes de la démocratie et ceci d’un air jeune et
libertaire. Le projet d’une dévolution du pouvoir à la société civile
signifie malgré les apparences la disparition de l'espace public où se
déroule la participation politique des citoyens. L’espace public est remplacé
par l'espace privé que constituent le marché et la « société civile ». Les
marchandages et les accords privés qui ont lieu au sein de la société civile
remplacent ces vieilles bagatelles que sont la loi et le principe de légalité.
La traditionnelle séparation de pouvoirs de Montesquieu est remplacée par
une triade dans laquelle l'État s'oppose à deux expressions de l'intérêt
particulier (il ne fait pas de doute qu'une ONG ou un syndicat représentent
un intérêt particulier si légitime soit-il). Dans ce schéma , l'État
n'exprimant lui-même aucun intérêt général et devant se borner à arbitrer
entre des intérêts particuliers, représente seulement l'intérêt très
particulier de ses bureaucraties. Mais ce Nouvel Ordre de la gouvernance
n’est rien d’entièrement nouveau. Il y a des décennies ses thèses
fondamentales triomphaient en Europe:
« Il faut
favoriser,développer et défendre les valeurs autonomes de l'individu et
celles qui sont communes à plusieurs individus qui s’expriment dans des
personnes collectives organisées (familles, communes, corporations, etc.)[...
].
L État doit être réduit à ses fonctions essentielles d'ordre politique et
juridique.
L’ État doit investir de capacité et
responsabilité les Associations en donnant de même aux corporations professionnelles
et économiques le droit de particper à l’élection des Conseils Techniques
Nationaux.
Par conséquent on devra limiter les pouvoirs et les fonctions qui sont
actuellement attribués au Parlement. Seront du ressort du Parlement les
problèmes qui se rapportent à l'individu en tant que citoyen de l'État et à
l'État lui-même comme organe de réalisation et de protection des intérêts
nationaux suprêmes; seront de la compétence des Conseils Techniques Nationaux
les problèmes relatifs aux différentes formes d'activité des individus dans
leur qualité de producteurs »
Moins d’ État, moins de Parlement, promotion des
associations et des personnes collectives organisées et participation de
celles-ci dans le processus d'élaboration des normes: c’est bien ça la
gouvernance néo-libérale. La grande différence est que ses précurseurs des
années 20 soignaient un peu plus leur langage.
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