Cuba à la recherche de l'espérance - Entretien avec F.M.Heredia by Ataulfo Riera Friday May 25, 2001 at 11:30 PM |
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Entretien avec Fernando Martinez Heredia, de passage en Belgique pour une tournée de conférences organisée par l'ONG Socialisme Sans Frontière.
Cuba
à la recherche de l'espérance Fernando
Martinez Heredia, alors adolescent, a activement participé à
la Révolution cubaine. Il a longtemps été professeur
de philosophie marxiste et directeur de la revue "Pensamiento critico".
Il est aujourd'hui directeur du centre de recherches sociales "Marinello"
à La Havane. Pour lui, l'accumulation d'une culture anti-capitaliste
a été le facteur déterminant de la résistance
du peuple cubain à la crise économique des années
'90. Ataulfo
Riera Plus
de 10 ans après le chute du Mur de Berlin et l'effondrement du
"socialisme réellement inexistant", comment évalues-tu
la situation économique et sociale à Cuba?
Au niveau économique, la situation s'est stabilisée. Au
début des années '90 il y a eu une chute spectaculaire du
commerce extérieur et de la production nationale. Cette crise a
atteint son sommet en 1993-1994. A partir de 1995, le PIB a commencé,
lentement, a croître et ce redémarrage se fait à un
rythme aujourd'hui plus élevé. La productivité de
l'économie s'était vue fortement amoindrie du fait de la
chute des ressources, des produits semi-finis , du combustible et de l'outillage.
Ces carences sont en voie d'être résolues. Par exemple la
production de combustibles cubains a été multipliée
par quatre. La situation économique s'est également améliorée
grâce au devises rapportées par le tourisme et par le développement
de l'extraction du nickel, car Cuba dispose sans doute de la principale
réserve mondiale de cette matière et l'exporte aujourd'hui
dans 28 pays. On
peut donc également penser que cette crise a été
une sorte de "chance" pour sortir Cuba d'une économie
de dépendance... Oui,
il y a 10 ans lors d'une conférence de la Jeunesse communiste cubaine
j'avais dit que nous allions trouver des avantages à nos malheurs.
Par exemple, la carte géologique de Cuba avait été
réalisé il y a plus de vingt ans. Dans le cas du nickel
et du fer, nous n'avions jamais développé de complexe sidérurgique
de haute qualité, malgré les ressources existentes. L'URSS
ne nous a jamais aidé pour mener à bien un développement
économique plus indépendant. Quel
a été l'impact de la crise des années '90 au niveau
social? Les
acquis sociaux ont été maintenus: les dépenses sociales
pour l'éducation et la santé n'ont pas été
diminuées. Il faut souligner par exemple dans le cas de la culture
de canne à sucre que la rationalisation de cette branche n'a pas
impliqué de licenciements ni une baisse des salaires. Le
développement du tourisme couplé à la dollarisation
implique pas mal de problèmes: différenciations sociales
entre Cubains, inégalités dans l'accès aux produits,
retour important de la prostitution et de la domesticité, etc...
Si la crise écomique profonde est dépassée et les
conquêtes sociales maintenues, les frustrations sociales sont importantes
quand on songe qu'un employé dans un hôtel dispose de plus
de revenus (en dollars) qu'un savant ou un medecin, payé en pesos
cubains...
L'impact social négatif du tourisme est indéniable. Mais
c'est une nécessité économique. La lutte contre ces
conséquences négative fait également partie de la
lutte idéologique permanente que doit mener une révolution.
Après la victoire de 1959, nous avons dû lutter contre le
sous-développement, l'impérialisme, etc, mais grâce
à l'élan et à l'enthousiasme révolutionnaire
des masses, nous avons résisté. Ne
se forme-t-il pas des couches de la population dont l'intérêt
est de pousser plus loin l'ouverture au capitalisme? De même, plutôt
qu'un soutien massif au régime, ne se développe-t-il pas
une sorte de "fatalité", une grande partie de la population
sachant parfaitement qu'un régime capitaliste étant pire,
ils "tolèrent" donc passivement le régime actuel?
Enfin, dans un contexte marqué par l'absence de démocratie
participative directe de la population dans les choix économiques,
politiques et sociaux nationaux, n'est-ce pas là des dangers majeurs
pour la révolution? Je
pense, en tous les cas à court terme, qu'il n'y a pas de possibilité
pour que se cristallise une nouvelle couche sociale aspirant à
restaurer le capitalisme et présentant une alternative idéologique
et politique. Il existe des mécanismes fiscaux, d'imposition, qui
ne permettent pas une accumulation du capital. A part les entreprises
mixtes entre l'Etat cubain et le capital étranger, il n'existe
que des micro-entreprises cubaines, même pas de petites et encore
moins de moyennes entreprises. Aucun particulier cubain ne peut employer
une main d'oeuvre salariée, le personnel des micro-entreprises
(petits restaurants, etc.) sont des familiers. Une
délégation officielle cubaine était présente
au Forum social mondial de Porto Alegre. Lors des mobilisations à
Québec contre l'ALCA, Fidel Castro a envoyé un message de
solidarité aux manifestants. Comment voyez-vous à Cuba,
depuis l'événément Seattle, le développement
d'une nouvelle lutte internationaliste contre la mondialisation du capital?
Cela représente-t-il un grand espoir pour Cuba? Oui!
Nous, Cubains, nous avons toujours vécu à la recherche de
l'espoir. Nous avons eu l'espérance de la guérilla du Che
en Bolivie, celle du gouvernement d'Allende au Chili, celle de Velazquo
Alvarado au Pérou, celle des révolutions en Argentine et
au Brésil, l'espérance en 1985 que les gouvernement latino-américains
se refusent à payer la dette, etc. A Cuba, par exemple, les Zapatistes
jouissent d'une énorme popularité. C'est avec beaucoup de
joie que les gens ont suivi la marche zapatiste pour la dignité
indigène en mars dernier. C'est dans ce sens que nous suivons ce
qui s'est passé à Seattle et depuis lors à Prague,
Nice, Dakar, etc. Car nous voyons bien qu'apparaît sous une forme
nouvelle quelque chose qui pour nous est fondamental: l'internationalisme
au coeur des métropoles capitalistes et impérialistes.
- Entretien
avec Fernando Martinez Heredia -
Dans le cas de la principale production cubaine, le sucre de canne, la
récolte annuelle était dans les meilleures années
de 8 millions de tonnes. Elle a chuté à moins de 3 millions
au début des années '90 et se stabilise depuis 3 ou 4 ans
à 4 millions de tonnes. Cette crise nous a obligé à
renforcer l'efficacité de la production, à en réduire
les coûts et surtout, ce qui est le plus important, à diversifier
le produit.
Che Guevara, en 1964, avait inauguré un laboratoire de recherche
pour développer les produits dérivés de la canne
à sucre. Il avait dit alors que le sucre ne devait plus devenir
qu'un des produits issu de la canne à sucre. Cinq ans plus tard,
ce laboratoire avait développé 86 produits différents
dérivés de la canne à sucre, mais seuls deux ou trois
d'entre eux ont été produit industriellement.
A Cuba, la lutte a toujours été à la fois contre
l'impérialisme (étasunien surtout) et contre le sous-développement,
c'est à dire l'intégration dépendante de l'économie
au marché mondial.
Pour moi, c'est là l'aspect le plus important de l'économie
cubaine: c'est l'aspect social et non la quantité des richesses
produites qui prédomine. C'est également l'un des enjeux
des luttes idéologiques fondamentales de la Révolution cubaine.
Du fait du courant dominant dans le régime et surtout de la pression
populaire, on a pu ainsi éviter le danger de voir se créer
une couche de technocrates et de bureaucrates qui impulsent une intégration
plus poussée, plus intime de l'économie nationale avec le
capitalisme international, sur base des règles de ce dernier. A
Cuba, l'entrée du capital international se fait à travers
des entreprises mixtes majoritairement sous contrôle de l'Etat.
D'une certaine façon, Cuba montre toujours qu'il est possible de
construire un autre développement socio-économique qui parte
des besoins et des ressources internes.
Face à la crise des années '90, la situation est évidemment
différente: il y a une perte des perspective, un certain déboussolement
consécutif à l'écroulement de l'URSS et de alliés.
Mais l'accumulation d'une culture anticapitaliste forte, face à
la consommation par exemple, a été immense et telle qu'elle
nous a permis de résister à la chute de l'économique
et a ainsi empêché que Cuba ne soit engloutie par le capitalisme
international. L'érosion idéologique a donc été
importante, mais la résistance populaire a été la
plus forte et décisive. Les effets négatifs du tourisme,
qui a réellement explosé à partir de la moitié
des années '90, ont pu donc être saisis de manière
plus mûre qu'au début de cette décennie.
C'est évidemment un problème gravissime de voir la résurgence
de la prostitution, qui avait pratiquement disparue depuis la Révolution.
Il faut souligner qu'il ne s'agit pas aujourd'hui d'une prostitution née
de la faim ou de réseaux organisés, mais de causes plus
individualisées d'expectatives et de morale personnelle. Cette
prostitution en outre se concentre uniquement dans les zones touristiques.
Les Mexicains disent ironiquement que les prostituées cubaines
sont plus cultivées que leurs clients mexicains.
La différenciation des Cubains face à la consommation et
la capacité de consommation grâce aux dollars est également
un coup idéologique négatif contre l'égalitarisme
qui fut dominant à Cuba pendant 30 ans. La libre circulation du
dollar en parallèle avec le pesos (le taux de change s'est aujourd'hui
stabilisé 20 pesos pour 1 dollar) a été très
favorable économiquement, mais pas en ce qui concerne la morale
et l'idéologie.
Mais il reste qu'il y a 64.000 médecins cubains, 240.000 instituteurs
et professeurs, etc. qui n'ont qu'un salaire en pesos... et ils travaillent
tous les jours! Ce qui démontre la persistance de cette culture
anticapitaliste.
S'il y a des Cubains qui s'enrichissent, par exemple les intermédiaires
des productions agricoles ou des paysans, ils n'ont aucune base sociale.
Il n'y a pas de rapprochements, ni d'intérêts communs actuellement
entre ces derniers et des technocrates ou des fonctionnaires délégués
par l'Etat dans la gestion des entreprises mixtes par exemple. Mais il
faut être vigilant car le plus grand danger, il me semble à
moyen terme, vient de ces derniers: ceux qui cumulent le pouvoir et les
richesses économiques. Mais dans le court terme, j'insiste, ce
danger n'existe pas parce qu'il n'ont aucune cohésion, base et
encore moins une légitimité sociale.
Il est vrai qu'au niveau national le pouvoir populaire, l'assemblée
populaire élue a peu de pouvoirs législatifs. Mais au niveau
local, celui des municipalités, le pouvoir et la participation
populaires sont réels.
Nous les Cubains, nous espérons que chaque mobilisation de type
Seattle soit à chaque fois plus profonde et plus organisée
car Il est important que les interlocuteurs de l'Etat cubain ne soient
pas seulement les Etats bourgeois et les patrons capitalistes, mais également
les peuples qui luttent contre ces derniers...