Les droits des travailleurs: Un thème pour les archéologues by Eduardo Galeano Thursday May 03, 2001 at 06:33 PM |
A l'occasion de ce premier mai, un article pertinent du célèbre écrivain uruguayen sur les droits des travailleurs dans le monde.
Les droits des travailleurs : Un thème pour les archéologues Eduardo Galeano* Plus de 90 millions de clients accourent chaque semaine dans les magasins Wal-Mart. Ses plus de 90.000 employés ont l’interdiction de s’affilier à un quelconque syndicat. Quand il y en a un qui a cette idée, il rejoint les files du chômage. L’entreprise à succès nie sans dissimulation un des droits de l’homme reconnus par l’Organisation des Nations Unies : la liberté d’association. Le fondateur de Wal-Mart, Sam Walton, a reçu en 1992 la médaille de la liberté, une des plus hautes décorations qu’octroient les Etats-Unis. Un adulte étasunien sur quatre, et neuf enfants sur dix, engloutissent chez Mc Donald la bouffe en plastique qui les engraisse. Les travailleurs de Mc Donald sont autant jetables que la bouffe qu’ils servent : c’est la même machine qui les hachent. Ils n’ont pas non plus le droit de se syndiquer. En Malaisie, où les syndicats ouvriers existent et agissent encore, les entreprises Intel, Motorola, Texas Instruments et Hewlett Packard ont réussi à éviter cette gêne. Le gouvernement de Malaisie a déclaré " union free ", libre de syndicats, le secteur électronique. Dans le hangar fermé de l’extérieur, où étaient fabriqués les figurines de Sesame Street, de Bart Simpson et des Muppets, les 190 ouvrières qui, en 1993, moururent brûlées en Thaïlande n’avaient pas davantage la possibilité de se syndiquer. Bush & Gore se sont mis d’accord, durant la campagne de l’année dernière, sur la nécessité de continuer à imposer au monde le modèle étasunien des relations du travail. " Notre style de travail ", comme l’appelèrent les deux, est celui qui est en train de marqué le passage de la globalisation, qui avance a vec des bottes de sept lieues et entre jusque dans les coins les plus retirés de la planète. La technologie, qui a aboli les distances, permet aujourd’hui qu’un ouvrier de Nike en Indonésie doive travailler 100.000 ans pour gagner ce que gagne en un an un dirigeant de Nike aux Etats-Unis. Elle permet qu’un ouvrier d’IBM aux Philippines fabrique des ordinateurs qu’il ne peut acheter. C’est la continuation de l’époque coloniale, à une échelle jamais connue jusqu’ici. Les pauvres du monde continuent à accomplir leur fonction traditionnelle : ils vendent leur force de travail pour presque rien et procurent des produits bon marchés (…). Depuis 1919, ont été signés 183 accords internationaux qui régulent les relations du travail dans le monde. Selon l’Organisation Internationale du Travail, de ces 183 accords, la France en a ratifié 115, la Norvège 106, l’Allemagne 76 et les Etats-Unis…14. Le pays qui mène le processus de globalisation n’obéit qu’à ses propres lois. Il garantit ainsi une impunité suffisante à ses grandes entreprises lancées dans la chasse à la main-d’œuvre bon marché et à la conquête de territoires que les industries polluantes peuvent contaminer à leur guise. Paradoxalement, ce pays qui ne reconnaît d’autre loi du travail que celle qui est hors-la-loi est celui qui dit aujourd’hui qu’il n’y aura pas d’autres solutions que d’inclure des clauses " sociales " et " environnementales " dans les accords de libre-échange. Que serait la réalité sans la publicité qui la masque ? Ces clauses sont de simples impôts que le vice paie à la vertu à charge des relations publiques, mais la seule mention des droits ouvriers hérissent les poils aux plus fervents avocats du salaire de la faim, des horaires flexibles et des licenciements libres. Depuis qu’Ernesto Zedillo a quitté la présidence du Mexique, il est entré dans la direction de la Union Pacific, entreprise du groupe Proctor & Gamble qui opère dans 140 pays. En plus, il est à la tête d’une commission des Nations Unies et diffuse ses pensées dans la revue Forbes : dans la langue technocratique, on s’indigne contre " l’imposition de standards concernant les conditions de travail dans les nouveaux accords commerciaux " . Traduit, cela signifie : jetons une bonne fois pour toute au fond de la poubelle la législation internationale qui protège encore les travailleurs. Le président à la retraite est payé pour prédire l’esclavage. Mais le principal directeur exécutif de la General Electric le dit plus clairement : " Pour être compétitif, il faut presser les citrons ". Les faits sont les faits. Face aux dénonciations et aux protestations, les entreprises se lavent les mains c’est pas moi c’est l’autre. Dans l’industrie postmoderne, le travail n’est plus concentré. C’est ainsi partout et pas seulement dans le privé. Les sous-traitants fabriquent les trois quarts des autos Toyota. Sur 5 ouvriers de Volkswagen au Brésil, un seulement est employé de l’entreprise. Des 81 ouvriers de Petrobrás morts dans des accidents de travail dans les dernières 3 années, 66 étaient aux services de sous-traitants qui ne répondaient pas aux normes de sécurité. Au travers de 300 entreprises sous-traitantes, la Chine produit la moitié de toutes les figurines Barbie pour les petites filles du monde. En Chine, il y a bien sûr des syndicats mais ils obéissent à un Etat qui, au nom du socialisme, s’occupe de la discipline de la main-d’œuvre: " Nous combattons l’agitation ouvrière et l’instabilité sociale, pour assurer un climat favorable aux investisseurs ", expliqua récemment Bo Xilai, secrétaire général du Parti Communiste dans un des ports principaux du pays. Le pouvoir économique est plus monopolisé que jamais, mais les pays et les personnes se concurrencent dans ce qu’ils peuvent : qui offre le plus, qui travaille le double…Et c’est au bord de la route que restent des conquêtes arrachées par deux siècles de luttes sociales. Les maquiladoras du Mexique, d’Amérique centrale et des Caraïbes, qui ne s’appellent pas par hasard " sweatshops ", ateliers de la sueur, croissent à un rythme beaucoup plus accéléré que l’industrie dans son ensemble. Huit nouveau emplois sur dix en Argentine sont au noir, sans aucune protection légale. Neuf nouveaux emplois dans toute l’Amérique latine correspondent au secteur informel, un euphémisme pour dire que les travailleurs sont livrés à la volonté de Dieu. La stabilité de l’emploi et les autres droits des travailleurs seront-ils d’ici peu un thème pour les archéologues ? ne seront-ils pas plus que des souvenirs d’une espèce éteinte ? Dans le monde à l’envers, la liberté opprime : la liberté de l’argent exige des travailleurs détenus dans la prison de la peur, qui est la prison des prisons. Le Dieu du marché menace et châtie, et tout travailleur le sait bien, où qu’il soit. La crainte du chômage, qui sert aux employeurs pour réduire leurs coûts de main d’œuvre et pour multiplier la productivité, est, aujourd’hui, la source d’angoisse la plus universelle. Qui est en sûreté De la panique d’être jeté dans les longues files du chômage? Qui ne craint pas de devenir un " obstacle interne ", pour le dire avec les mots du président de Coca-cola, qui il y a un an et demi, expliquait le licenciement de milliers de travailleurs en disant que " nous avons éliminé les obstacles internes " ? Et dans cette série de question, la dernière : Face à la globalisation de l’argent, qui divise le monde en dompteurs et domptés, la lutte pourra-t-elle s’internationaliser pour le dignité du travail ? Voilà un fameux défi. * Eduardo Galeano est un célèbre écrivain uruguayen. Il a notamment publié en 1971 " Les Veines Ouvertes de l’Amérique Latine " qui l’obligea à s’exiler. Cet article est issu du quotidien mexicain
Traduction : Frédéric Lévêque.