arch/ive/ief (2000 - 2005)

Le plein emploi, l'Europe contre la Belgique
by Daniel Spoel Friday March 23, 2001 at 03:46 PM

Au printemps 2000, le Conseil européen a décidé que le taux d'emploi en Europe sera "aussi proche que possible de 70% en 2010", c'est la poursuite du "processus de Luxembourg" qui se poursuit donc à Lisbonne. Les ministres de l'emploi ont-ils été jaloux des succès du Conseil Ecofin qui a initié la création de l'Euro et qui pilote l'Europe économique et financière et ont-ils voulu eux aussi marquer la construction européenne de leur empreinte ?

Le plein emploi, l’Europe contre la Belgique

Au printemps 2000, le Conseil européen a décidé que le taux d’emploi en Europe sera “aussi proche que possible de 70% en 2010", c’est la poursuite du “processus de Luxembourg” qui se poursuit donc à Lisbonne. Les ministres de l’emploi ont-ils été jaloux des succès du Conseil Ecofin qui a initié la création de l’Euro et qui pilote l’Europe économique et financière et ont-ils voulu eux aussi marquer la construction européenne de leur empreinte ? Les chefs d’Etat leur ont-ils forcé la main ? Faut-il y voir la résultante des recommandations de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et des pressions de l’ERT (Table ronde des industriels européens), de l’UNICE (Union des confédérations industrielles et patronales européennes) 1 ?

Toujours est-il qu’après que le Conseil Ecofin a défini les Grandes orientations de politique économique (GOPE), que les Nouvelles technologies de l’information et de la communication (TIC ou NTIC) aient été instrumentalisées pour leur capacité d’innovation 2, les chefs d’Etat ont décrété la société de la connaissance et le retour au plein emploi à Lisbonne. Ils l’ont confirmé depuis à Nice.

Il n’est pas étonnant dès lors que la Commission ajoute “une dimension opérationnelle” et ne formule des recommandations pour la mise en place de l’Agenda social, complémentaire aux GOPE. On y trouve quatre piliers : 1- améliorer la capacité d’insertion professionnelle ; 2- développer l’esprit d’entreprise ; 3- encourager la capacité d’adaptation des travailleurs et des entreprises ; 4- renforcer les politiques d’égalité des chances pour les femmes et les hommes.

Un petit historique des problèmes économiques et sociaux européens

En Belgique, jusqu’en 1973 le taux de chômage était en dessous de 3%, en 1984 il atteint 14%, en 2000 il est toujours à 10%. Certains économistes, dont ceux de l’OCDE, invoquent une composante structurelle qui aurait crû entre les années ‘60 et ‘80 pour expliquer l’augmentation du taux de chômage, ils mettent en cause l’Etat providence, encore appelé eurosclérose. Edmond Malinvaud 3 écrit “seuls ceux qui ont à priori la foi peuvent être convaincus”, il évoque d’autres facteurs tels que hausse exagérée des salaires, déstabilisation du système monétaire international, booms spéculatifs des marchés immobiliers et financiers.
Il en est résulté l’imposition d’une réduction brutale des déficits publics et une lutte contre l’inflation pour atteindre les critères de convergence de Maastricht.
La volonté de lutter contre l’inflation a conduit certains économistes à inventer la théorie du NAIRU (non-accelerating rate of unemployement) qui veut qu’il existe un taux de chômage structurel (8 à 11%) qui ne crée pas d’inflation. Pour Edmond Malinvaud, passer par le NAIRU ne s’impose guère 3, inflation et taux de chômage ne sont pas directement liés.

1 Première priorité de l’UNICE : “la compétitivité européenne, une condition préalable pour une croissance saine et un haut niveau d’emploi”
2 Dixième priorité de l’UNICE : “l’innovation et l’éducation permanente, au travers de politiques de recherche ciblées, d’éducation et d’apprentissage, de protection de la propriété intellectuelle, etc..., de sorte que l’on relève les défis de la société de l’information et des connaissances”.
3 Professeur honoraire au Collège de France in Futuribles, février 2001.


La méthode européenne

La Commission, seule détentrice du pouvoir de proposition, préconise donc le taux d’emploi en 2010, et en ce qui concerne l’encouragement de la capacité d’adaptation des travailleurs et des entreprises, elle recommande “d’encourager les partenaires sociaux à faire en sorte que les négociations salariales prennent mieux en compte les conditions locales du marché du travail et/ou la situation financière des entreprises” et “d’examiner de manière approfondie l’effet dissuasif de la fiscalité et des prestations sur la participation au marché du travail”. Elle rejoint par-là les exigences de l’UNICE 4.
Selon le Ministère belge de l’emploi et du travail : “La Commission ne maîtrise pas les logiques institutionnelles à l’oeuvre dans les quinze Etats membres et la référence aux meilleures pratiques n’est pas suffisante pour convaincre tous les acteurs de la scène sociale en Belgique et les inciter à abandonner certains objectifs”.
Doit-on lui donner raison lorsque l’on sait que le taux d’emploi, même aux meilleurs moments des années 1960 et 1970, celui-ci n’a jamais dépassé 62% ? Décréter les meilleures pratiques permettra-il de venir à bout venir à bout d’une longue tradition ? Le taux d’emploi belge a toujours été inférieur à celui de nos partenaires et voisins immédiats : l’Allemagne, la France et les Pays-Bas. Il faudra sans doute réformer profondément les méthodes de travail et de concertation avant de parler de “meilleures pratiques”.

La Belgique tergiverse

Le rapport d’évaluation 2000 de la politique fédérale de l’emploi épingle les contradictions entre les objectifs qui ont toujours été à la base de la politique sociale en Belgique et les objectifs des directives européennes acceptées par les chefs de gouvernement à Luxembourg, à Lisbonne et enfin à Nice. Les fonctionnaires du Ministère fédéral de l’Emploi et du Travail mettent en lumière le double jeu des gouvernants et des hommes politiques. Ceci n’était guère étonnant avant juillet 1999, avec Jean-Luc Dehaene et Miet Smets, mais depuis on peut s’inquiéter de la duplicité des ministres du gouvernement arc-en-ciel.
En l’occurrence le rapport dit : “C’est la façon de poser le problème dans le cadre européen et dans le contexte belge qui diverge... En Belgique, on situe toujours ces débats dans le cadre plus général du partage de la richesse alors que l’Europe les subordonne à la logique de création d’emplois et de retour à l’emploi.” Le rapport épingle des quantités de contradictions, ainsi que la méthode de travail des services de la Commission mettant pratiquement les administrations fédérales et sans doute les administrations d’autres pays dans l’incapacité de suivre le rythme.
Ceci est d’autant plus inquiétant que le Livre blanc de la Commission sur la gouvernance a des prétentions qui ressemblent furieusement soit à de l’autojustification soit à une OPA sur les mécanismes de concertation et de décision actuels.
Il s’agirait de la préparation d’un coup d’Etat qu’on ne s’y prendrait pas autrement, il est vraisemblable que la Commission n’ait pas voulu que son projet de Livre blanc apparaisse comme tel, mais cette interprétation est tout-à-fait possible, compte tenu de la sémantique floue qui ressemble à de la langue de bois.

4 Huitième priorité de l’UNICE : “la promotion de l’esprit d’entreprise et la définition d’une politique sociale basée sur les réalités économiques ainsi que des réformes de structure (taxation plus faible, services publics plus efficaces et marchés de l’emploi plus flexibles)”

La démocratie participative est en danger parce que le débat n’a jamais eu lieu, les politiques se sont toujours gardés d’informer correctement les citoyens, tant sur la politique européenne de plein emploi que sur la gouvernance.


L’administration se raidit

Le Ministère fédéral de l’emploi et du travail fait des reproches aussi bien à la Commission, à ses fonctionnaires européens qu’aux ministres belges.
A la Commission et à ses fonctionnaires, le Ministère reproche : “la comitologie”, la méthode de pilotage du processus de Luxembourg, le calendrier qui ne permet pas d’étudier les conséquences des scénarios, les documents qui ne sont souvent disponibles qu’en anglais, la nature des indicateurs de jugement retenus, etc...
Bref le Ministère reproche à la Commission le contexte qui “ne constitue pas une garantie d’efficacité maximale” et de n’avoir “ni le temps, ni les moyens d’être à armes égales avec la Commission”.
L’administration reconnaît que ses fonctionnaires “vont développer une stratégie qui sera essentiellement défensive”.

Aux Ministres, l’administration reproche “les promesses des uns qui bousculent les exigences des autres” (voir la préparation et la déclaration gouvernementale du 17.10.2000, et les querelles qui se poursuivent), et aussi la réforme de la fonction publique “obnubilée par le service au client”.


La “méthode européenne” reste à inventer

La difficulté de mise en oeuvre de la politique de plein emploi en Europe, partie constitutive de l’Agenda social, n’est qu’un exemple parmi d’autres des difficultés rencontrées dans la construction européenne.
En plein travail de construction du Livre blanc sur la Gouvernance, avec un débat qui frémit seulement sans avoir réellement démarré, il serait bon de se pencher sur la “méthode européenne”.
La Commission, qui est souvent au centre des critiques, devrait corriger ses travers : comitologie, écoute des lobbies (les plus forts sont avantagés), jargon et langue de bois.
Le Conseil des ministres, les politiques en général, devraient cesser de défendre leurs intérêts nationaux et surtout cesser de jouer la duplicité en faisant croire que Bruxelles est la cause de tous les problèmes. Le Conseil a démontré à Nice qu’il est aussi responsable des échecs.
Le modèle social européen n’a aucune chance de naître, le processus de Luxembourg de se développer, si on ne modifie pas la manière de fixer les objectifs.
Les directives ont fait leur temps, elles sont utiles lorsqu’il s’agit de problèmes techniques (et encore) pour autant que les problèmes techniques ne soient pas biaisés par des considérations partisanes et des intérêts économiques.
Les problèmes humains demandent d’être traités différemment, s’il est relativement aisé de faire la monnaie unique, il est plus difficile de construire l’Europe sociale.


La gouvernance ne se décrète pas, elle doit se construire sur les cultures et donc sur une subsidiarité active.
Les “meilleures pratiques” ne sont pas une solution pour créer de la collaboration, du partenariat, de la responsabilité et de la solidarité. Les “meilleures pratiques” ne compenseront pas les déficiences d’un système hiérarchisé, encore moins celui d’un système bureaucratique.
Les “meilleures pratiques” ne serviront jamais d’identité collective européenne. L’identification collective se construira sur la mémoire des catastrophes du vingtième siècle, l’expérience commune, la qualité des rapports d’altérité et la communication. Parler de l’histoire partagée (pas des nationalismes sinon pour en montrer les erreurs), des vécus communs, du respect des autres et de leurs différences c’est déjà le début du processus de construction démocratique du modèle européen.
La société civile doit avoir son mot à dire, elle doit s’organiser pour construire une opinion publique européenne qui ne soit pas celle des sondages, ni celle des piliers traditionnels qui se sont affaiblis.
La société civile doit défendre ses différences culturelles au travers d’une utilisation active (et non défensive) de la subsidiarité. La société civile doit s’imposer à elle-même des obligations de résultats. Si les slogans sont mobilisateurs, ils ont rarement producteurs de lien social.
La société civile a le droit et le devoir de débattre de l’avenir de l’Europe, du rôle de ses Institutions, des formes de gouvernance, tant au niveau européen, qu’au niveau national (fédéral), régional que local.

Ce droit doit lui être reconnu, elle ne saurait souffrir une usurpation. Le déficit démocratique de la construction européenne n’est plus à démontrer, la méthode adoptée pour la Charte et le traité de Nice en sont des illustrations.

Le devoir lui appartient, il peut être encouragé par les institutions, mais il doit se développer au-delà des partis politiques, des élus nationaux et européens. La démocratie participative doit trouver sa place à côté de la démocratie représentative, faute de quoi il y risque de voir disparaître toute démocratie.

Un débat européen sur les défis plutôt qu’un débat sur les défis européens, comme contribution au débat mondial sur la mondialisation.

Daniel Spoel