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Déclaration de Bologne: quel enseignement voulons-nous ?
by Benjamin Pestieau et Germain Mugemangango Thursday March 22, 2001 at 05:10 PM
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Qu'est-ce que Bologne nous prépare comme type d'enseignement et quel type d'enseignement défendre? Voilà les questions auxquelles nous avons voulu répondre pour susciter le débat.

Quel enseignement voulons-nous?
Déclaration de Bologne:
La déclaration de Bologne sur les unifs suscite la résistance

Sur plusieurs campus, la lutte contre la déclaration de Bologne sensibilise les étudiants. Dans les universités francophones et néerlandophones, beaucoup refusent ce pas de plus vers la privatisation du savoir et l’augmentation de la sélection. Ces mouvements ne sont d’ailleurs pas sans rappeler les prémices du dernier grand mouvement étudiant de 94-96. Pour quel type d’enseignement se battre? Au service de qui?

Benjamin Pestieau et Germain Mugemangango
L’affaire en a révolté plus d’un: des firmes pharmaceutiques attaquent en justice l’Afrique du Sud et le Brésil, qui utilisent des médicaments génériques - meilleur marché - pour sauver des dizaines de millions de victimes du sida. Pour les multinationales du médicament, la recherche et ses découvertes n’ont qu’un but: faire du profit. A côté, la vie humaine a peu d’importance. Quel meilleur exemple peut-on trouver de la marchandisation du savoir dans notre société? La déclaration de Bologne, qui vise à réformer l’enseignement universitaire, s’inscrit entièrement dans cette logique.
Pour le MML, l’organisation estudiantine du PTB, l’enseignement doit être au service des travailleurs. Il doit être en premier lieu une arme pour l’émancipation collective de tous. Dans son livre L’école sacrifiée, Nico Hirtt1, explique le rôle de l’enseignement dans chaque forme de société: «Jadis, quand elle luttait contre la féodalité, la bourgeoisie avait besoin de développer les savoirs, d’y accéder librement, de les diffuser par l’instruction. Aujourd’hui, cette soif de science devrait appartenir aux travailleurs. Pour se libérer, non pas en tant qu’individus mais en tant que classe, les travailleurs ont besoin de savoir et de savoir-faire tellement vastes qu’ils laissent loin derrière eux toutes les connaissances déformées, partielles et futiles que dictent la recherche du profit, la défense d’un système injuste ou la quête individuelle du succès. En tant qu’elle se bat pour son émancipation politique et économique, la classe ouvrière doit connaître la réalité et les causes de l’exploitation, où et sous quelle forme elle s’exerce. Il lui faut redécouvrir sa propre histoire, celles de tous les peuples opprimés, celle de leurs combats. Les travailleurs de demain doivent apprendre à ‘penser avec leur propre tête’; il faut cultiver en eux un esprit scientifique et critique, une vision du monde libérée des superstitions en tous genres, des abrutissements collectifs dispensés par les médias et des conditionnements imposés par l’idéologie dominante; ils doivent savoir partir des faits objectifs pour voir la réalité sous tous ses aspects, multiples, changeants et contradictoires; il faut qu’ils comprennent les technologies les plus avancées pour imaginer le monde qu’ils pourraient construire; il faut qu’ils maîtrisent les formes d’expression les plus variées, les outils de communication les plus sophistiqués pour propager leurs idées, échanger des arguments, organiser leur action.»2

Un tel enseignement n’existe pas dans les pays capitalistes. Trop cher? On juge une société sur ses priorités. A Cuba, 25% du PNB3 est consacré à l’enseignement contre à peine plus de 5% en Belgique4. Un enseignement dont les portes devraient être largement ouvertes aux enfants de la classe ouvrière, comme en URSS où, en 1928, 41% des universitaires étaient issus de la classe ouvrières contre 5% avant la révolution socialiste de 19175, et contre 9% dans les universités belges, 80 ans après la révolution d’octobre. C’est un enseignement qui devrait former de jeunes intellectuels qui mettront leur diplôme au service de l’émancipation des travailleurs et au service du bien-être du peuple au lieu de le mettre au service des profits des patrons.
A Cuba, patrie du socialisme depuis 1959, une grande campagne d’alphabétisation a été organisée par le gouvernement en fonction après la révolution. A cette époque, 23,7% de la population était totalement analphabète et 80% l’était partiellement. 34.000 enseignants et 260.000 intellectuels ont parcouru les campagnes pour apprendre à lire et à écrire au peuple. Actuellement, d’après les Nations unies, 98% de la population cubaine sait lire et écrire. C’est plus qu’en Belgique et aux Etats-Unis.

Les victoires du système socialiste d’enseignement et son orientation vers les besoins du peuple se manifestent avec une acuité particulière dans le domaine médical. «Chaque enfant cubain reçoit treize vaccins, en grande partie produits à Cuba», explique Fidel Castro. «Dans un même temps, des milliers de nos médecins vont établir gratuitement des programmes complets de soins de santé dans les territoires les plus éloignés et les plus pauvres de l’Amérique latine et de l’Afrique. Ce n’est possible que parce que nous disposons d’une surabondance de capital humain. Nous distribuons également des milliers de bourses à des jeunes afin qu’ils puissent venir étudier la médecine ou d’autres spécialités universitaires à Cuba. Et, dans chaque pays africains où nous contribuons à installer des projets de soins de santé, nous aidons également à bâtir des facultés de médecine de sorte qu’à plus ou moins long terme, l’Afrique pourra former les médecins dont elle a besoin. Peu de gens peuvent s’imaginer tout ce qu’un petit pays du tiers monde peut faire avec très peu de moyens, quand il y règne un esprit réel de solidarité.»6
Quel rôle notre gouvernement attribue-t-il à l’enseignement?
«Dans un contexte d’internationalisation et de globalisation de l’espace économique, l’Europe doit renforcer sa position», a déclaré Marleen Vanderpoorten, ministre de l’enseignement flamand, en introduction à une recherche sur «l’apprentissage tout au long de sa vie». Le cadre est de suite planté.
La Déclaration de la Sorbonne, qui a précédé celle de Bologne, explique que «l’espace [européen] de l’enseignement irait de pair avec un soutien au pouvoir économique qui a été construit à travers l’unification de l’Europe ces 40 dernières années.» C’est ce qu’affirmait, il y a peu, le recteur de l’université de Gand, pour expliquer les buts des 29 ministres européens signataires de la déclaration de Bologne. Il précise aussi que le fait de «modifier la structure européenne de l’enseignement supérieur selon le modèle américain est présenté comme le modèle pour réaliser la compétitivité de l’Europe vis-à-vis du bloc économique américain.»7
Notre société est basée sur la lutte concurrentielle des multinationales. Dans cette lutte qui se passe au niveau mondial entre l’Europe et les Etats-Unis, l’enseignement n’est plus qu’une arme pour renforcer les multinationales de chaque camp. Ici, il ne peut être question, comme à Cuba, d’enseignement au service des besoins de la population. Tout se passe dans une autre cour, celle du capitalisme.
Selon la déclaration de Bologne, «nous devons en particulier chercher une meilleure compétitivité du système européen d’enseignement supérieur. Partout, la vitalité et l’efficacité des civilisations se mesurent à l’aune de leur rayonnement culturel vers les autres pays. Nous devons faire en sorte que le système européen d’enseignement supérieur exerce, dans le monde entier, un attrait à la hauteur de ses extraordinaires traditions culturelles et scientifiques». Les dirigeants veulent utiliser les étudiants et les enseignants comme infanterie et officiers dans la guerre économique que se livrent les multinationales. Mais, comme à la guerre, on peut retourner ses armes (les cours et formations) contre ses généraux: les multinationales…

L’enseignement made in USA nos portes…
«Modifier les structures européennes de l’enseignement supérieur selon le modèle américain», voilà ce que Bologne prépare. «Le marché de l’emploi se plaint naturellement de l’enseignement, mais peut-être devrions-nous quand même l’écouter une fois. Aux USA, les décideurs les plus importants du marché du travail et les hautes sphères économiques expérimentent un enseignement supérieur plus appliqué et plus utilisable.», déclare Dirk Van Damme, président du Conseil des recteurs flamands. Mais comment fonctionne cet enseignement supérieur tant loué par Van Damme?
Aux Etats-Unis, le minerval le moins élevé dans une université publique s’élève à plus de 120.000 francs. Dans une université publique comme Berkeley (Californie), le minerval varie entre 130.000 et 170.000 francs selon les études choisies, mais il dépasse le demi million pour les non-californiens. A New York, une réduction de 12,6% du budget alloué par l’Etat aux universités a provoqué une augmentation de 75% des droits d’inscription.

Mais les Etats-Unis, c’est aussi la privatisation de l’enseignement à grande échelle. Les universités les plus prestigieuses (Yale, Harvard, Stanford, etc.) sont privées. Dans ces établissements, le coût pour une année d’étude grimpe jusqu’à 1.250.000 francs!
Dirk Van Damme ne dit pas tout. Il ne parle pas des millions d’Américains qui n’ont jamais atteint l’enseignement supérieur et qui ne l’atteindront jamais: une étude faite en 93 a confirmé que 92 millions d’adultes américains, c’est-à-dire plus d’un américain sur trois, sont incapables de lire un horaire de bus ou d’écrire une lettre.8
Il n’y a rien à faire?
Certaines personnalités défendent la thèse que l’économique prendrait le dessus sur le monde politique, que le monde politique n’aurait plus rien à dire, qu’il est trop faible face aux multinationales. En réalité, les partis politiques traditionnels, présents dans des compositions diverses au sein des gouvernements européens, sont ceux-là mêmes qui traduisent la volonté des multinationales sur le plan politique. Ce sont les gouvernements qui siègent dans les conseils d’administration du FMI et de la Banque mondiale, ce sont eux encore qui font partie des instances de l’OMC, etc. Ce sont les ministres européens, toutes origines politiques confondues, qui organisent l’enseignement made in USA.
La privatisation de Belgacom et de la CGER a été menée par le socialiste Elio Di Rupo. Ce sont nos gouvernements réunis au niveau européen qui organisent la privatisation de tous les services publics. Les écologistes, nouveaux venus, défendent également la libéralisation des marchés. Pour faire passer la pilule, la technique est toujours la même. On prétend que la privatisation est inévitable si on veut conserver l’entreprise après la libéralisation des marchés. Aujourd’hui, on raconte la même chose pour Bologne: «Le processus (initié par Bologne) est irréversible»9. Ensuite, on vante les bienfaits de la privatisation et de la concurrence en faisant croire que les prix vont baisser. Aujourd’hui, on vante les bienfaits de l’enseignement américain qui colle mieux aux besoins du marché et qui permet donc de trouver plus facilement un emploi. Finalement, on dit qu’on assurera un service (ultra-)minimum pour les plus démunis et qu’il ne faut donc pas s’inquiéter. Avec cette technique, l’essentiel passe: on privatise, le coût de la vie augmente, les conditions de travail et les salaires se dégradent dans ces services et tous les travailleurs en difficulté financière sont renvoyés chez les «plus démunis». Cette politique made in USA a mené 35 millions d’Américains sous le seuil de pauvreté, soit un américain sur huit.
1 Syndicaliste, enseignant et écrivain. • 2 Nico Hirtt, L’école sacrifiée, EPO, p.247 • 3 Produit National Brut: le montant total de la production annuelle. • 4 Manifeste pour une université démocratique, p.41. • 5 Ibid., p.3 • 6 Fidel Castro: «Nous ne commettons pas l’ineptie d’adapter Cuba au chaos qui règne dans le monde», interview par Federico Mayor Zaragoza, ancien directeur général de l’Unesco, in Solidarité Internationale n°157, novembre 2000. • 7 Jacques Willems, Academisch reed uitgesprook ter gelegenheid van de opening van het academisch jaar 1999-2000 aan de universiteit van Gent, 1er octobre 1999 • 8 Nico Hirtt, L’Ecole sacrifié, EPO, 1996 • 9 Le Matin, 15 février.