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Les marchands aiment le web indépendant
by Grains de sable (posted by Arnaud) Friday March 09, 2001 at 12:03 PM
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Nous avons changé d'époque. L'Internet façon paillettes, start-up et First Tuesday, n'en finit plus d'agoniser au Nasdaq... Subitement, le web « indépendant », « non marchand », « solidaire », « citoyen »..., se trouve porté aux nues par ceux-là mêmes qui ne rêvaient hier encore que stock-options.

7- Les marchands aiment le web indépendant
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Nous avons changé d'époque. L'Internet façon paillettes, start-up et First Tuesday, n'en finit plus d'agoniser au Nasdaq... Subitement, le web « indépendant », « non marchand », « solidaire », « citoyen »..., se trouve porté aux nues par ceux-là mêmes qui ne rêvaient hier encore que stock-options, IPO et fortunes mirobolantes. On peut se réjouir de voir ces fadaises s'envoler en fumée. On aurait tort de se réjouir trop vite. L'effondrement très prévisible des pompeuses bêtises de la « Nouvelle économie » signe le prélude d'une nouvelle OPA, massive, possiblement dévastatrice, sur les véritables richesses du réseau. Les créations, l'imaginaire, la vie même, de celles et ceux qui lui confèrent son identité. Multiple, changeante. Faute de s'interroger sur ce « nouvel âge » du réseau, l'indépendance tant proclamée sera demain le nouveau slogan de la servitude.

(.)

Un capital très humain

« Créez, imaginez, exprimez-vous, et on s'occupera du reste. Et même on vous aidera un peu ! Enfin beaucoup... » Ou plus précisément : « Après nous être lamentablement vautrés dans nos fariboles bousières, nous allons vous prendre par la main, et vous dire où il faut faire, pour le plus grand bien de notre avenir, passablement compromis par nos bêtises d'hier... » Qu'on ne s'y trompe pas. Notre bon M. Bon a enfin compris. Et il n'est pas le seul. Tout le monde a compris. L'Etat, le marché, les syndicats, les medias, les lobbies... La gigantesque armée des bureaucraties de toute obédience qui font le charme délétère, et redoutable, de l'Hexagone. La véritable « valeur ajoutée » du réseau, d'Internet, loin de résider dans les foutaises start-upeuses, est produite par celles et ceux qui y tissent, bénévolement jusqu'ici, leurs envies, leurs désirs, leurs solidarités, leurs luttes...

Ce sont les webzines qui font de l'audience, fidélisent des lecteurs passionnés. Ce sont les réseaux de solidarités qui font émerger de nouvelles dynamiques, bousculent les certitudes et les préjugés. C'est la culture de l'échange et du don qui suscite l'enthousiasme des internautes... Il ne manquerait plus que cet admirable « capital humain » échappe encore longtemps à une prompte immersion dans « les eaux glacées du calcul égoïste. »

Et bien on va s'employer dare-dare à valoriser ces « immobilisations », désormais propices à de très fructueux « retours sur investissements »...

Il suffit pour ce faire, et nos amis les marchands ne manquent pas d'expérience en la matière, de tabler (à coup sur), sur les travers et faiblesses bien connues de la « nature humaine ». Qu'est-ce à dire ?

D'autres décriront admirablement ici même, très bientôt, la foisonnante tribu du web « indépendant », « non marchand », « solidaire », « citoyen », et les très rocambolesques aventures qui ont émaillé sa jeune existence au cours de ces dernières années.

Osons néanmoins, par anticipation, un très brutal constat. Outre les très glorieuses luttes soutenues par lesdites tribus en faveur de la liberté d'expression, de l'auto-publication, du logiciel libre, de la militance collaborative en réseau et toutes ces sortes de choses, ladite mouvance aux contours flous, vous, moi, et des dizaines de milliers d'autres, avons fini ces dernières années par trouver peu ou prou les moyens de notre survie quotidienne par, grâce à, nos talents divers de webmestres, techniciens, graphistes, bidouilleurs géniaux, journalistes plus ou moins dissidents, militants associatifs à demi-plein temps et autres qualifications mal quantifiées, qui nous autorisent peu ou prou à payer le loyer, les notes du gaz, et de France Telecom...

Fort bien. Il appert toutefois que ces très louables activités se voient désormais conférer une très réelle valeur marchande par nos amis du même nom. Tous militants, tous talentueux, tous experts, tous passionnés, nous commençons à valoir cher. Et ce n'est qu'un début !
Qu'allons-nous faire de cette richesse ?
That is the question...

Nous avons tous, plus ou moins, capitalisé sur notre connaissance, pratique, maîtrise d'Internet, et cela à titre individuel. Qu'il s'agisse d'un capital symbolique (pouvoir), d'un revenu (salaire, piges...), nous tirons un bénéfice personnel de notre pratique du réseau.

Publication de livre, carrière de journaliste spécialisé, participation à des colloques, rapports réalisés pour des instances officielles, prise de pouvoir dans des associations, demi-jobs à demi-quart de plein temps pour aider les copains à prix d'ami, chroniques dans la presse, création d'associations, de coopératives « solidaires »...

Petits meurtres entre amis

Dans l'absolu, rien de mal, parce qu'inévitable. Quoique à ce stade les choses peuvent très vite dégénérer. On a capitalisé, et on devrait bénéficier d'une rente de situation grâce à cela. Tout « solidaire » soit-il, ce nouveau « marché » n'échappe pas plus qu'un autre... au libre jeu de la concurrence. Dès lors, on en vient vite à se tirer dans les pattes quand l'initiative « gratuite » du groupe, du collectif, de la petite bande d'amis, menace de menacer les intérêts particuliers de l'un(e) ou de l'autre...

Interrogez pour voir quelques grands ancêtres de l'épopée des radios libres, des télés indépendantes... Tensions et rancoeurs surgissent inévitablement si certains projets sont perçus comme une capitalisation personnelle. Chacun n'en tirant pas les mêmes bénéfices particuliers (ou de même ordre - économiques ou symboliques), ces rancœurs s'accentuent : « Je bosse et les autres se remplissent les poches ».

La capitalisation amenant le confort de la rente de situation, ça provoque aveuglement et certitudes inébranlables. On n'avance pas plus loin et, par autojustification, on pense qu'on a tout compris.

Tout ce qui peut menacer cette rente de situation doit être combattu. D'où prise de risques ultra-limitée à la reproduction de ce qu'on sait déjà faire et de ce qu'on a déjà expérimenté.

Ces points sont parfaitement naturels, et ne deviennent mortifères que s'ils ne sont pas assumés...

Force est de constater qu'il devient difficile de les assumer quand, au hasard, un secrétariat d'Etat, un syndicat, une grosse structure associative, une coopérative, un media, une banque « solidaire », voire un monstre de l'Internet, pourquoi pas ?, vous font les yeux doux...

Vous ne rêvez pas, nous y sommes ! Le « so called » web « indépendant », « non-marchand », « solidaire » et toutes ces sortes de  choses vaut déjà très cher. Et ce n'est qu'un début. A mesure que la « bulle internet » explose, sa valeur monte...

L'effoyable camarilla des bureaucrates de tout acabit qui vous claquaient hier la porte au nez, pour autant que vous ayiez eu l'idée saugrenue d'y glisser votre talon, vous contemplent désormais avec les yeux de Chimène. Vous êtes le lien social, le réducteur de fracture numérique, l'ingénieur des sociabilités de demain. Vous valez très cher. Tous vos ami(e)s aussi.

Que faire ?

Le Quizz du non-marchand

En répondant avec vos camarades (les yeux dans les yeux, j'affirme que, croix de bois croix de fer, si je mens je vais en enfer), au quizz ci-après, peut-être échapperez-vous, momentanément, restons modeste, à l'égorgement collectif qui vous-nous pend au nez, au plus grand profit des affreux bandits marchands qui exhibent ostensiblement leurs liasses de dollars sous vos yeux exorbités ? En fait de liasses de dollars, il s'agira de « partenariats solidaires pour tisser du lien social », et plus si affinités. Mais bon, vous êtes de grandes filles et de grands garçons, donc je ne vais pas vous faire un dessin !

Je vous souhaite donc le plus grand courage avant de vous abandonner aux plaisirs délétères du quizz susnommé, que vous trouverez ci-après. Accessoirement, conscient que de très cyniques individus ne manqueront pas d'en tirer d'innommables profits, ne manquez pas de considérer que cet exercice peut aussi vous permettre de vous débarasser une bonne fois pour toutes de l'un(e) ou l'autre des faux-jetons qui vous pourrissent « solidairement » la vie depuis des années... Il n'y a pas de petits profits (non-marchands), et il n'y a pas de mal à se faire du bien. Ce n'est pas le bon M. Bon qui me démentira...

1. Chacun d'entre vous-nous a-t-il conscience de ce qu'il « donne » au groupe, et de ce qu'il en retire, en pouvoir symbolique et en revenus ?

2. Savons-nous à quel moment ce déséquilibre devient négatif ? C'est-à-dire que nous recevons plus que ce que nous donnons ? Question subsidiaire : sommes-nous perçus par les autres comme étant dans cette situation (que l'on qualifierait alors de parasitage), et cela à tort ou à raison ? Que faire dans ce cas ?

3. Pouvons-nous expliciter clairement les situations où l'intérêt personnel peut être menacé par l'action du groupe, et cela sans
tourner autour du pot ?

4. Sommes-nous devenus des professionnels du « Web indépendant », « non-marchand », « solidaire »..., en passe de rentabiliser l'investissement (souvent énorme), qui a permis cette accumulation de savoir ?

5. A quel moment les intérêts particuliers deviennent-ils un élément de concurrence entre nous ? Y a-t-il des situations où l'échange de savoir (et donc l'intelligence collective du groupe), nuit à une rente de situation. Celui qui détient l'information pouvant être « doublé », professionnellement, symboliquement, s'il la communique au groupe ?

6. Avons-nous atteint notre niveau d'incompétence ? Nous nous sommes hissés jusqu'à une situation de confort intellectuel (grilles de lecture systématiques, insertion dans des réseaux d'information et de pouvoir figés...), et nous n'en bougeons plus. Nous devenons donc chaque jour plus incompétent, au fur et à mesure que les problématiques du réseau évoluent.

7. La dynamique de groupe, c'est le point fondamental, menace-t-elle parfois collectivement nos intérêts particuliers ?

8. La gestion des contacts avec la presse est-elle perçue par d'aucuns comme une façon de capitaliser individuellement le travail commun ?

9. Ne sommes-nous plus capables de nous investir, et de nous motiver, que dans des projets dont nous tirerons individuellement un bénéfice ?
C'est-à-dire que la dynamique du groupe ne serait plus que la somme des égoïsmes particuliers. La constitution de « clans », ou les tentatives d'en constituer, est-elle autre chose qu'une tentative d'agrégation d'intérêts particuliers ?

10. Cette capitalisation permettrait-elle désormais à certains d'entre nous-vous de se passer du groupe ? C'est-à-dire continuer des activités militantes et poursuivre l'acquisition de connaissances sans le groupe, l'association, la coopérative ? Alors que d'autres se retrouveraient totalement isolés et impuissants sans ledit groupe ?
Est-ce que ceux qui ont le plus capitalisé à partir du groupe (et donc dont la dynamique commune risquerait le plus de nuire ponctuellement aux intérêts particuliers), ne seraient pas ceux, paradoxalement, les moins menacés par sa disparition ?

Note : la plupart des problèmes qui vont surgir si vous vous attelez à ce quizz : autoblocage, rente de situation, absence de remise en doute, relèvent à l'évidence d'autojustifications inconscientes. Et non d'une volonté consciente de « se nourrir sur la bête ». L'attitude qui consiste à penser que « maintenant j'ai tout compris aux réseaux » est celle que nous partageons certainement le mieux, et révèle notre capitalisation individuelle du travail collectif. Dans de très nombreux cas, le profit personnel sert en même temps la cause commune. Soit réellement, objectivement, soit par autojustification. Si nous ne savons pas répondre à ces questions, les affronter, les assumer, nous ne pourrons que reproduire à l'infini les situations de blocage. Nous nous pourrons plus que nous braquer sur des enjeux de pouvoir sans jamais les nommer.

Toute plaisanterie mise à part, le devenir du « web indépendant », « solidaire », « non-marchand », « associatif » et toutes ces sortes de choses va aussi se jouer autour de ces questions. Refuser de les affronter aujourd'hui témoigne, au mieux, d'un navrant infantilisme, au pire, de très identifiables stratégies de pouvoir que les marchands qui nous gouvernent ne vont pas manquer d'instrumentaliser à leur plus grand profit.

Sauf à affronter sereinement la question de la marchandisation inévitable, et déjà engagée, du « web militant », ses acteurs s'exposent très vite à succomber sous le flot des inititiatives (partenariat, séduction, captation), que s'attachent déjà à déployer les bureaucraties qui nous gouvernent.

Ne venez pas dire que vous n'aurez pas été prévenus...

Bon courage.
Marc Laimé et Arno. marc@rezo.net
Article publié en collaboration avec minirezo.net
http://www.minirezo.net/article639.html