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Davos: Témoignage d'une profête...
by Lara Erlbaum Friday February 23, 2001 at 05:59 PM
lara_erlbaum@hotmail.com

Ultime acte de résistance pour une de ceux qui n'ont pas eu le droit d'exprimer leur opinion en Suisse.

DAVOS : témoignage d’un profête.

Si on se réveille tous, peut-être que le cauchemar s'arrêtera.
(Mur de Prague 2000)

Annemasse, mardi 23 janvier 2001.

Le temps est venu. L'économie toute-puissante s'est sacrée reine du monde.
En ce moment, il ne fait pas bon passer la frontière suisse quand on a entre 16 et 34 ans.

C'est suspect d'être détenteur d'une lettre aux paysans qui parle d'O.G.M.
C'est stupide d'avoir dans sa poche une petite fille rouge avec une paire de skis à la main et un sourire diabolique à la bouche. Surtout quand il y a dans la voiture une fille indésirable. Peut-être que les Suisses n'aiment pas les clowns qui distribuent des bonbons aux flics.

Il est difficile, sous l'oeil narquois des douaniers soupçonneux, de justifier la détention d'un masque de plongée en plein mois de janvier.

C'est méga-con d'avoir accepté de signer mon ordre de quitter le territoire. C'est peut-être encore plus con de s'y connaître si peu en jurisprudence qu'on sait pas si ça change quelque chose ou pas, finalement, d'avoir signé.

Toujours est-il que la douanière me déconseille fortement de passer. Pas méchante au demeurant, cette employée des douanes. Juste une petite Madame-tout-le-monde qui raconte à ses connaissances, entre deux contrôles de voyageurs indésirables, qu'elle va bientôt déménager, et qu'elle pense à la décoration de son nouvel intérieur. Lui reste-t-il un peu de place pour un autre type de réflexion? En tout cas, les ordres sont les ordres.

A priori, c'est pas grave, les histoires de frontière, on connaît. Un coup de téléphone à la passeuse, et en route pour le petit marché du dimanche.

Au préalable, j'ai pris soin de manger mon ordre d'expulsion. Et d'abandonner lâchement la petite fille rouge avec sa paire de skis dans une poubelle... Toutes les traces sont effacées.

Il suffit de passer la rivière, c'est tout de suite la Suisse. Et l'aventure qui commence. La nuit est pleine d'étoiles. C'est tellement simple qu'on n'y croit pas. D'ailleurs on a bien raison. Car la voiture, elle, ne passera pas par la rivière. Alors que mon compagnon de route retourne la chercher avec Shoeke (pour que toute coïncidence soit le fruit du hasard, c'est ainsi que je nommerai désormais ma passeuse providentielle), je décide de rester cloîtrée dans sa maison.

Le temps de lire la première lettre à Julien d'Albertine Sarrazin, et Morphée, profitant que mon amoureux est loin, m’emporte dans ses bras. Pas longtemps cependant. Déjà la mère de Shoeke m’éveille. Putain on est vraiment des débutants. Ca vous était passé par la tête, à vous, que ramener l’auto, ça voulait dire repasser la frontière ?

Quoi qu’il en soit, les douaniers n’ont pas démérité. La petite voiture à la robe blanche qui veut aller gambader dans la montagne suisse a d’ores et déjà été signalée à tous les postes-frontières du pays. Il ne reste plus à Dourakine c’est le nom codé du cocher…) et à Shoeke qu’à tomber dans la gueule du loup.

Les fins limiers qui gardent l’entrée du pays ont flairé quelque chose. Les grands moyens, donc. On les interroge chacun dans une pièce séparée. Comme dans les romans de Joseph Joffo. Et la question récurrente, c’est : « Mais elle est où, l’autre ?»

C’est parti pour le grand jeu de l’intimidation. Un des cerbères annonce à Shoeke: «J’aime autant vous dire que votre version est complètement différente de celle de votre collègue! Et puis d’abord, vous savez qu’un passeur, ça risque la prison ?»
-Mais enfin, risque-t-elle, c’est quand même pas une terroriste…
-Non, lui réplique-t-on, c’est juste quelqu’un qui pense… autrement.

Suite à quoi ils téléphonent à la mère, qui nie en bloc. Mais qui s’empresse de me tirer du lit, des fois que la gendarmerie viendrait vérifier.

Les lacets dénoués et la tête encore pleine de révolutions où des policiers volent dans la rue avec des ailes d’anges dans le dos, on m’emmène chez les voisins. Dans la pièce où il y a les rideaux. On n’est jamais assez prudent.

Pendant qu’on attend la libération de mes deux acolytes, le maître des lieux me raconte les manifs des décennies précédentes. Comment, grâce à Stephan Zweig, il a su occuper sa semaine de prison à confectionner des figurines de jeu d’échecs, avec de la mie de pain.

Entretemps, les deux autres ont été relâchés. Bon c’est pas tout ça. C’est l’heure d’aller se coucher. Et à ce propos, je dors où moi? Il paraît que chez mes passeurs, c’est pas une bonne idée.

Il y a bien des endroits à Genève, mais la bagnole commence à être trop connue. L’idéal serait d’en dégotter une immatriculée ici. Ca tombe bien, c’est pas ce qui manque dans la région. Un coup de téléphone à une collègue copine à Shoeke, et le tour est joué. J’ ai désormais une nouvelle conductrice. Une fois arrivée, elle s’installe dans le fauteuil en face de moi. 

-C’est troublant, dit-elle après m’avoir toisée un instant. On a le même âge, la même taille, la même couleur d’yeux et de cheveux. Bref, le même signalement. On n’aime pas tes papiers ? Si tu veux, je te prête les miens.

Ah ben ça. Pour un peu je bondirais de joie dans tout la pièce. Alors comme ça je vais pouvoir aller faire des bonhommes de neige en toute impunité dans les stations de ski. Qu’est-ce que c’est beau, la solidarité internationale.

On a pensé à tout. Comme elle sera samedi aussi à Davos (avec son passeport), ’y aura qu’à pas rester collées l’une à l’autre, histoire de pas se retrouver à deux Magaly Lambert (j’aurais pu choisir Sophia Loren aussi, mais ça aurait fait moins crédible) dans la même fourgonnette.

On embraie donc sur Genève, et durant toute ma folle nuit, les policiers reviendront danser la carmagnole, au son du canon.

Mercredi 24 janvier.

Au petit matin, je fais la connaissance d’Eddo, le grand Roumain qui vit avec ma sœur-miroir.

Mais déjà le Q.G. se réunit. Il est temps de penser à la solidarité nationale. Et de prévenir les copains que s’ils veulent passer le cap suisse, il conviendra de retirer la petite étoile noire qu’ils portent au revers du veston.

Ce coup-ci par contre, c’est eux qui sont déjà plus informés que nous. « Vous savez qu’il y a une amende de 10 000 francs suisses (250 000 FB) et six mois de prisons pour les clandestins?», nous annoncent-ils.

L’amende, ça me fait plutôt rigoler. La Suisse ne faisant pas partie de Schengen, ’y a qu’à attendre qu’il y ait prescription avant de retourner en Suisse, quitte à pas retourner à Davos l’an prochain, si des fois il y avait un Davos 2002…

La taule, par contre, c’est plus flippant. Surtout que j’ai convenu entretemps avec Magaly que je ne montrais sa carte que s’il s’agit d’un simple contrôle. Dans le cas d’une arrestation, je leur donne mon nom, pour que Magaly ne soit pas fichée à ma place. Mais comment savoir s’ils demandent mon nom juste pour faire connaissance, ou pour m’emmener ?

Un espoir me reste. A Prague ? ils avaient prévu un réseau pour faire passer ceux de Seattle. Peut-être qu’à Davos, on a un plan pour faire entrer ceux de Prague. Et puis il y a Malokette. J’ai de fortes présomptions pour penser qu’elle est dans le même cas que moi. Or elle fait partie des organisateurs. Elle y est déjà, c’est sûr.

Entretemps on est partis consulter Indymedia. Quelle misère. Ils ont essayé de passer en bus. Evidemment, ça n’a pas marché.

Il en reste un. Mais celui-là, c’’est le plus finaud de tous. Je serais pas complètement étonnée si, déguisé en Docteur Shwab, il était actuellement occupé à serrer la main à Shimon Peres.

Qu’est-ce qu’il reste à faire ? Puisqu’il est d’ores et déjà établi que personne n’arrivera à Davos, ’y a qu’à se mettre dans de petites actions pacifiques, sans prendre trop de risques. Ou alors, vu que je suis venue pour rencontrer des gens, je pourrais m’enfermer dans le centre de convergence de Zurich. Oui enfin, c’est vrai que dans mon cas, c’est pas là que je serai le plus en sécurité…

Bordel, six mois de prison… Jusque là, on jouait à cache-cache avec la police, on faisait des stratégos géants, mais là ça devient sérieux. Expliquez-moi, quelque chose m’échappe. Est-ce que ce monde est devenu aseptisé à un point tel, que les 300 derniers terroristes de la planète, ce soit nous ?

Ou alors, leur légitimité est-elle finalement si peu ancrée, qu’ils ont peur qu’en soufflant dessus, on n’éveille les consciences ?

Ou alors il y a erreur sur les personnes. Sans blague, qu’est-ce que je peux bien véhiculer d’inquiétant, avec mes confettis et mes pirouli-piroula, qui font «pouet» quand on les déroule devant le nez des délégués ?

Avec mon interdiction d’entrer sur le territoire, je me fais l’effet de celle qui a été punie, et qui ne peut pas aller à l’anniversaire de sa cousine. Parlons-en, de ma cousine, celle qui se marie en février avec son banquier. Sur les 300 invités, je ne fais pas partie non plus de la liste des personnes désirées. Parce que dans un repas d’affaires de cette envergure, une cousine germaine, ça compte moins que des financiers. Peut-être que là aussi, on a prévu leurs places à table de manière à ce qu’ils puissent signer leurs accords entre le vin et le dessert. Putain, je suis dégoûtée. C’est quoi les nouvelles valeurs, bordel ?

J’ai plus rien à faire ici. La taule, ça laisse peut-être le temps d’écrire, mais j’ai autre chose à faire que de composer des mois durant des lettres à Julien, ou de me faire Andrée Chénier, Marquise de Sade ou Roberte Kaczinsky…

’Y a plus qu’à prendre le train de demain pour Bruxelles. En attendant, on fait un bref passage à la Migros pour ramener de quoi se sustenter. C’est l’occasion d’assister à une coutume locale étonnante. Dans les grands magasins suisses, ce sont les petites vieilles en cabas qui assurent le service antivol. A moins que ce ne soit la manière dont on exerce par ici son contrôle citoyen.

Rentrés à la maison, on refait le point pour la millième fois. Les autres partent pour Zurich demain. «Oui mais peut-être que quand même, si je restais à la Rote Fabriek, bien sagement…» supplié-je d’une petite voix. A quoi les autres répliquent que si je me fais arrêter, je risque de le regretter longtemps.

Mais bordel, on est pas des terroristes. Moi, j’étais juste partie faire de la luge de classes et autres sports divers. Regarder dans le ciel les ballons qui brouillent les radars pour embêter les hélicoptères. Retrouver Malokette et Tuuuut (top secret), avec qui j’avais commencé à faire connaissance entre deux commissariats tchèques…

La mort dans l’âme, je regarde défiler les heures, en feuilletant un livre à 99 F.

Jeudi 25 janvier.

A l’aube, je me déguise en gentille touriste du mieux que je peux, afin de repasser la frontière dans l’autre sens. Pour acheter mon billet, je me suis fait prêter de l’argent. ’y s’agirait pas que Mister Cash me dénonce.

Je traverse une dernière fois le pont. La vue serait peut-être pittoresque si on était pas agressé de part et d’autre par les enseignes lumineuses des banques et assurances qui bordent le lac.

J’arrive enfin à la gare Cornavin (du même nom que l’hôtel de l’Affaire Tournesol, vous voyez, cette histoire où Tintin et Haddock voyagent clandestinement, au nez et à la moustache de Plekszy-Gladz…).

Dans le train, je fauche tous les journaux destinés à la première classe, sous les yeux scandalisés de la cerbère servile en service. Je prends le premier. Je l’ouvre à la première page. Et il me tombe des mains. Je suis envahie d’une nostalgie de tous les diables. La manif de samedi n’a pas encore eu lieu, et je suis déjà de retour. Pourquoi je suis rentrée putain pourquoi je suis rentrée.

Moi qui jusque là, ai toujours été non=violente, il me prend des envies de tout casser. ’paraît qu’on a pas le droit de dire ça par Internet. Je m’en fous. D’ailleurs je le dis. Cocktails, bombes, feux de joie. Si écrire est le seul acte de résistance qui me reste, eh bien je décide d’écrire ce que je veux. Et ça personne ne pourra m’en empêcher. Oui, peut-être que je proclame ce genre de choses parce que je suis loin et en colère, et que c’est plus facile à écrire que de courir le sac bondé de matos de jonglerie, avec des flics qui nous courent après…

N’empêche, on me donnerait en main un truc qui explose, j’hésiterais pas… C’est vrai à la fin… Je commence à en avoir marre des clowneries. La situation devient grave. Et puis d’abord, elle est de quel côté, la violence ? C’est qui qui va la faire crever cette planète, à force de détruire ses forêts. Dans notre monde de surconsommation, même le cabillaud vient d’être déclaré en voie de disparition… Et pendant ce temps, on conditionne les petits à consommer des Pokemon, les jeunes à boire du Coca, et leurs parents à s’acheter des voitures et une quantité d’autres choses qui ne servent à rien, mais qui justifient qu’ils travaillent pour qu’ils puissent dépenser ensuite. De nos jours, l’homme n’est plus qu’un roseau dépensant.

Samedi, jour de manif

J’ai appris que l’O.M.C. avait été copieusement arrosée d’urine, en réponse à la police, qui menaçait de charger ses adversaires à coups de lance à purin (que fort heureusement, les paysans se sont refusé à leur fournir). Dans toute une série de villes, les voitures flambent. Et moi je danse de joie. C’est vrai, quoi. S’ils ne nous laissent plus la possibilité de le leur dire avec des fleurs, on se les distribuera entre nous. De toute façon, il vaut 100 000 fois mieux ça que des masses bovéistes aussi autorisées que récupérées.

Et puis les vraies fêtes, on les fera là où ils ne sont pas. Malokette, petite sœur de misère, et toi aussi Tuuuut, je vous serre dans mes bras et je vous envoie des bonbons à distance.

Et puis peut-être, qui sait, se verra-t-on sous le ciel estival d’Italie…

Lara Erlbaum