L'Europe est-elle malade de la vache folle ? by Daniel Spoel Wednesday February 07, 2001 at 11:22 PM |
Le lundi 29 janvier 2001, le journal "Le Monde" titrait "L'Europe est malade de la vache folle". Voilà qui est surprenant pour un journal aussi sérieux que Le Monde ! En effet il eut mieux valu titrer "l'Europe est malade d'elle-même", l'Europe génère ses propres maladies. La vache folle n'est qu'une des formes des métastases de l'Europe, il y en a plein d'autres, mais revenons à la génèse de la maladie de la vache folle.
La vache folle : égoïsme économique, hypocrisie, mensonge et dissimulation
En 1987, le gouvernement de Grande-Bretagne, pour protéger les intérêts de l’industrie de la viande et surtout ses exportations, ne diffuse pas les informations concernant l’épizootie de la maladie. En 1988, la certitude que ce sont bien les farines qui sont à l’origine de la maladie est établie, trois mois plus tard les farines sont interdites, pour permettre d’écouler les stocks mais les exportations sont toujours autorisées. Les animaux seront contaminés jusqu’en 1996. Le 13 novembre 1989, les abats bovins sont interdits en Grande-Bretagne toujours, mais les exportations sont autorisées. Comment réagissent les autorités européennes ?
Devant la décision de l’embargo de la France, l’Allemagne et l’Italie en mai 1990, le commissaire à l’agriculture, le Britannique Ray Mac Sharry, estime qu’aucune mesure ne se justifie, il faut assurer la libre circulation des biens. Le comité vétérinaire se réunit le 12.10.90, il déclare : “il faut avoir une attitude froide pour ne pas provoquer des réactions défavorables au marché. Ne pas parler d’ESB. Ce point ne devrait pas figurer à l’ordre du jour”. On demande même à la Grande-Bretagne de ne pas publier les résultats de ses recherches. Peu importe la santé des populations. Les ministres de la Santé ne sont pas saisis.
Le 27 mars 1996, devant l’ampleur du scandale, l’embargo est enfin décidé et les ministres de la Santé saisis. La Grande-Bretagne bloque systématiquement le fonctionnement communautaire en guise de rétorsion. La communauté européenne est incapable de garantir la santé et d’assurer la transparence de l’information, pire on minimise l’affaire en pratiquant de la désinformation.
Dans les différents pays, l’affaire n’est guère mieux traitée par les gouvernements, en France par exemple, le ministre de l’agriculture, Philippe Vasseur (RPR), invente le label “viande française” et fait campagne prétendant que le boeuf français est sain. Les nationalismes, les chauvinismes vont bon train.
Tous ces comportements ont de graves conséquences, ils sont la résultante de la prééminence des intérêts économiques à court terme, des égoïsmes érigés en vertus, des compétitions nationales sauvages. Et maintenant ces conséquences mettent en péril les équilibres budgétaires de l’Europe, ce qui est une bonne chose, tous comptes faits.
La Politique Agricole Commune (PAC) : une grosse métastase
En effet, la vache folle ou plutôt la nécessité de détruire les carcasses des bêtes malades ou suspectes va coûter cher. Cela va forcer l’Europe à retirer une partie de ses subventions aux céréaliers et aux laitiers pour les consacrer à réparer ses erreurs de gestion de l’épizootie de l’ESB. Hurlement des bénéficiaires. Mais le consommateur payera néanmoins une partie de la facture, par l’augmentation du prix de la viande. Il aura donc payé deux fois, une fois pour les primes à la production du boeuf et une fois pour la destruction des “métastases” de la PAC.
La PAC, 46% du budget européen, est financée par l’impôt via les contributions des états, pour offrir une “rémunération décente” aux agriculteurs, mais ce sont surtout les gros agriculteurs et les industriels de l’agro-alimentaire qui en profitent.
L’objectif de la PAC était au départ de subvenir aux besoins alimentaires des populations après la guerre de 40-45, mais la politique productiviste a développé une agriculture surproductrice : des montagnes de lait et de beurre dans un premier temps, des excédents de céréales ensuite, maintenant des montagnes de viandes. La politique n’a pas été revue, on a inventé l’exportation qui fait chuter les prix mondiaux et qui, ajoutée à celle des autres pays à excédants agricoles (USA, Argentine, Australie,...), ruinent les économies des pays pauvres, ce qu’ils nous reprochent d’ailleurs.
Jamais la communauté n’a osé affronter les lobbys agricoles et réformer la PAC. Les lobbys ont infiltré les administrations, organisé des fraudes, créé des métastases en Europe.
La PAC ravit le capitalisme, d’abord les multinationales de l’agro-alimentaire, ce qui est évident mais aussi la grande distribution et toutes les autres entreprises. Tous les défenseurs de l’économie de marché aiment la PAC, ce qui est paradoxal, puisque c’est une subvention, ce qui en principe en contradiction avec les lois du marché. Mais les subventions ne les gênent pas quand ils en profitent.
Et ils en profitent, cela permet d’avoir des prix alimentaires bas, donc de ne pas alimenter l’inflation, de ne pas augmenter les salaires, de bien rémunérer les actionnaires. Et comme le financement de la PAC se fait par l’impôt, il semble indolore, enfin... tout le monde participe, les salariés plus que ceux qui ont des revenus mobiliers.
L’Europe est un train fou sans conducteur
Dans Le Monde du 18.01.2000, Jacques Delors qualifie l’élargissement de “fuite en avant”.
Le 21.09.2000 dans un discours prononcé devant le European Policy Center, Guy Verhofstadt, Premier ministre belge déclare : “il est absolument nécessaire de garder à l’esprit une vision globale quant à l’objectif final de la construction européenne”. Une à deux minutes plus tard il poursuit en constatant que “le marché intérieur n’est pas achevé. ... L’Union économique et monétaire ne dispose pas d’un socle socio-économique. ... L’espace européen de justice et de sécurité n’existe que sur le papier. ... L’absence d’objectif final condamne finalement chaque processus à l’arrêt”.
Triste constat, mais plus tard il ira encore plus loin : “J’en reviens aux faiblesses du fonctionnement actuel de l’Union européenne : inefficacité, manque de transparence, déficit de légitimité démocratique.”
Nous, citoyens lambda, l’avions remarqué, mais de la bouche d’un Premier ministre cela vaut son pesant d’or. Courage citoyen !
Depuis il y a eu Nice avec ses échecs, ses marchandages, ses mesquineries. Mais l’élargissement est une nécessité, une victoire proclamée.
Qui y comprend quelque chose ? A qui profite le crime ?
Les institutions européennes sous influence
Le fonctionnement de la Commission pose problème. L’article 213 du traité stipule que “les membres de la commission exercent leurs fonctions en pleine indépendance”. Rien n’est moins vrai et le récent sommet de l’UNICE 1 avec la commission à Bruxelles en juin 2000 l’a illustré avec beaucoup d’élégance (voir l’ouvrage collectif du Corporate Europe Observatory “Europe Inc.”) : la commission subit des pressions constantes et un lavage de cerveaux permanent de la part des lobbies patronaux (UNICE et ERT).
La commission est depuis longtemps acquise aux thèses capitalistes en matière de concurrence, de privatisation et de démantèlement des services publics et à la vision la plus libérale de la mondialisation.
Les commissaires ne sont pas plus “indépendants” de leurs pays d’origine : lorsqu’un Etat-nation veut bloquer un processus communautaire, il le fait d’abord au travers de “son ou ses” commissaires avant d’invoquer le principe de subsidiarité ou d’exercer son veto.
La Banque Centrale Européenne (BCE) n’échappe pas au lobbying, Didier Reynders, ministre belge des finances et “Monsieur Euro” pour l’année 2001, s’en émeut : “La seule voix de la BCE, c’est celle de son président Wim Duisenberg. Nous devons convaincre l’Allemagne que nous avons une Banque centrale qui se trouve en Allemagne mais que ce n’est plus une banque centrale allemande”. (Le Soir 06.02.2001)
La Conférence Intergouvernementale (CIG) de Nice a montré toutes les limites de la méthode intergouvernementale. La défense des intérêts nationaux, les égoïsmes nationaux ne permettent pas à la méthode intergouvernementale de fonctionner, la règle de l’unanimité bloque encore beaucoup de domaines. La méthode intergouvernementale conduit à un accroissement de déficit démocratique (Communication aux membres du PE, document PE 294.736).
La méthode communautaire (par les institutions, en particulier la Commission) fait l’objet de critiques : manque de transparence, bureaucratie, absence de légitimité démocratique (Verhofstadt, Discours du 21.09.2000).
1 L’UNICE est la fédération de 35 fédérations européennes d’entreprises, provenant de 27 pays (plus large que l’UE), elle est supportée par l’ERT (European Round Table), un groupe de 45 PDG de multinationales européennes, promouvant officiellement la compétitivité technologique industrielle de l’Europe, lobby de fait pour les idées néolibérales du patronat européen.
Les tâches de l’UNICE, telles que définies par elle-même, sont :
1- Influencer le processus décisionnel au niveau européen, afin que les politiques et propositions législatives ayant un impact sur l’activité économique en Europe tiennent compte des besoins des entreprises ;
2- Représenter ses membres dans le dialogue entre partenaires sociaux au niveau de l’Union européenne ;
3- Promouvoir les intérêts professionnels communs des entreprises représentées par ses membres.
Les métastases du jargon
Les décisions de Nice ont accentué le caractère artificiel du fonctionnement de l’Europe, certains l’ont qualifié “d’usine à gaz” (Charles Pasqua, UEN).
Malgré cela, beaucoup veulent encore renforcer la forme plutôt que le fond, insistant sur “la gouvernance”, le “benchmarking” (échange de meilleures pratiques), “soft law-peer review” (pression des pairs). Certaines plaisanteries présentent déjà le bâtard européen comme étant constitué de la gastronomie néerlandaise, de l’organisation espagnole, de la rigueur grecque, de l’honnêteté belge, de la décentralisation française, de la protection sociale britannique, de l’humour allemand,...
Constatant le manque de vision globale, l’érosion continue des ambitions, l’absence de crédibilité, l’incapacité de mobiliser les opinions publiques, mais ne voulant pas faire l’aveu que le “ROI EST NU”, gouvernements, fonctionnaires et parlementaires ne tentent-ils pas d’inventer une nouvelle sémantique pour faire croire à ces opinions publiques que leur désenchantement est injustifié ?
L’autojustification auquel on a assisté après le sommet de Nice ne peut qu’augmenter l’incompréhension tant intellectuelle qu’humaine (l’homme dans son vécu quotidien).
Le retour aux valeurs de la civilisation
Les citoyens européens souhaitent vivre au sein d’une Europe fondée sur les valeurs européennes de paix, de démocratie, de respect des droits de l’homme, d’Etat de droit, de diversité culturelle et institutionnelle (politique).
L’égocentrisme, le nationalisme, l’ethnocentrisme et la compétition sont des tristes legs du vingtième siècle qui ont conduit aux guerres, fanatismes et à leurs conséquences.
Le principe fondateur de l’Europe est la paix, elle ne saura pas être atteinte au travers de la compétition (pas même économique) qui est un des constituants de la barbarie, le dépassement des blocages actuels peut se faire grâce aux possibilités offertes par une nouvelle création de citoyenneté terrestre, européenne d’abord, puis mondiale.
Les gouvernements, fonctionnaires, parlementaires européens doivent contribuer au développement d’une conscience citoyenne européenne, conscience anthropologique, conscience civique, conscience écologique, conscience de dialogue et de reliance.
L’organisation européenne doit s’inscrire entre l’ordre et le désordre, sans trop d’ordre ni trop de désordre, pour affronter les incertitudes qui sont de nature multiple: incertitudes de la connaissance, incertitudes du réel, incertitudes de l’action.
L’incertitude de l’action oblige à considérer en permanence la boucle risque et précaution (voir vache folle, etc.), la boucle fins et moyens (voir PAC, etc...), la boucle action et contexte (le benchmarking n’est pas une solution respectueuse des diversités culturelles).
L’imprédictabilité à long terme, le principe l’incertitude, le phénomène du “battement d’aile du papillon” doivent rester présents à l’esprit.
Gérer la diversité c’est aussi respecter la complexité humaine, favoriser et enseigner l’ouverture à autrui, la tolérance, la compréhension.
La démocratie ne se décrète pas, elle s’enseigne, ce n’est pas une valeur marchande mais une éthique.
S’il faut trouver un ciment politique pour réunir les Etats-nations européens, cherchons-le dans le respect de l’environnement, la recherche d’énergies renouvelables, l’amélioration de la santé, des conditions de vie et des relations à l’autre.