arch/ive/ief (2000 - 2005)

Avancées-le dernier n°: Rubrique Culture
by (posted by Fred) Monday February 05, 2001 at 02:15 PM
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La revue mensuelle "Avancées" a cessé de paraître. Son numéro de janvier, bien que prêt, n'est pas sorti dans les librairies. C'est pourquoi Indymedia, à la demande d'"Avancées", a décidé de publier l'entièreté de ce numéro ultime sur internet. Voici la rubrique "Culture"

Culture

Un lézard universitaire et brassensophile

Comment devient-on brassensophile ? Adolescent, séduit par un patron de cabaret qui ne craint pas de glisser le pornographe du phonographe dans son juke-box, on fait pour l’écouter l’école buissonnière. Devenu philologue et, dans la foulée, «lézard universitaire» (la perfidie est de Giono), quoi de plus naturel que de sacrifier à la brassensologie…

Professeur de linguistique à l’ULB et membre de l’Académie de langue et de littérature françaises, Marc Wilmet déniche et donne ici à lire ce que la rumeur appelait des «chroniques de grammaire» publiées par Brassens en 46/47, sous pseudonyme, dans l’hebdomadaire anarchiste Le Libertaire. L’essai paraît en 1991, avec un beau sous-titre piqué à l’Emile de Rousseau, «La chanterelle et le bourdon», pour faire entendre l’aigu et la basse continue chez Brassens, c’est-à-dire sa véhémence fulminante et la permanence de ses thèmes; de l’anar au troubadour, Brassens a-t-il changé ?

Voici la seconde édition de Georges Brassens libertaire : plus confortable au lecteur, grâce à ses notes en bas de page; enrichie d’une bibliographie qui a grossi de près du double, ce qui entraîne des précisions, des ajustements de détail, des ajouts où tantôt le linguiste prend son pied, où tantôt le critique commente les adaptations de Brassens à partir de poèmes des autres.

Qu’en est-il, des chroniques prétendument de grammaire, où Geo Cédille / Gilles Colin s’autorise gaillardement (serait-on libertaire pour rien ?) «vacillements orthographiques» et barbarismes ? Elles abordent des thèmes plus tard exploités par les chansons : pacifisme, exécration de la flicaille, des staliniens obscurantistes (et, pour faire bonne mesure, des politiques de tous bords) et des ensoutanés. Quitte, pour le troubadour, à tempérer sa hargne : il félicitera un pandore d’avoir immobilisé les autos «pour laisser traverser les chats de Léautaud», et une nonnette point bégueule d’avoir dégelé «dans ses mains le pénis du manchot». Bien sûr, il élargira sa palette : pucelles et putains, Jeanne la «mère universelle» et Pénélope «épouse modèle», une hostilité à l’égard du mariage adoucie par la tendresse envers les vieux couples, un athéisme jamais démenti, une sérénité joueuse vis-à-vis de sa mort tant de fois annoncée, une lourde affliction causée par la mort des camarades.

La prose anar du Libertaire n’éructait le plus souvent qu’invectives sanglantes : «Nul ne saurait décemment tenir rigueur à des gendarmes de leur tendance à vouloir vivre en bonne intelligence avec la bêtise...» Les militaires de carrière y étaient qualifiés «d’assassins patentés et considérés», on se bouchait le nez face à «ces immondices de la Chambre des députés» et on recommandait aux élèves «de lancer des encriers à la tête des professeurs». Le vers du chansonnier est autrement élaboré. Marc Wilmet montre excellemment comment se mêlent registres noble (subjonctif plus-que-parfait, préciosité du vocabulaire) et familier (pléonasmes, syntaxe relâchée); comment une prosodie d’apparence «décorsetée» multiplie les rimes inattendues, les allitérations, l’extrême agilité du rythme, les calembours, les clichés et proverbes revisités, les métaphores. Et de conclure sa démonstration : «Unité idéologique du chroniqueur et de l’écrivain de chansons [...]. Supériorité intrinsèque [...] du créateur intemporel sur le polémiste.»

Quand une thématique est vivifiée par une stylistique, on sait qu’on a affaire à un écrivain. Néanmoins, quand Brassens fut pressenti pour entrer à l’Académie, Alain Bosquet s’étrangla : «Pourquoi pas Fernandel ?» (1). Wilmet fait bonne justice du dédain des raffinés pour la chansonnette. Cette musiquette ? La poésie lyrique des origines était psalmodiée. Cette sempiternelle ritournelle couplet – refrain ? Rien d’autre que l’écho des poèmes à forme fixe. Ces thèmes maigrelets ? C’est n’avoir pas lu des titres (testament, supplique, élégie, blason) qui témoignent d’une insertion dans la tradition littéraire. Ce discours trop transparent ? C’est faire peu de cas d’un lexique volontiers archaïsant et de renvois à Villon, Plutarque, Pascal, Rétif de la Bretonne, Balzac, Rimbaud, Proust, Mallarmé, Valéry ! Ce succès public ? Un Wilmet malicieux rétorque : «Quel écrivain hermétique ne s’en accommoderait ?»

Deux choses encore : l’une piquante, l’autre nostalgique. Quand, après une quinzaine de chroniques, Brassens quitte Le Libertaire, s’ouvrent devant lui des années de vaches pas folles, non, mais enragées. Puis le succès vaut à «la révélation» de la radio d’être invité aux fêtes anarchistes. Il y chante en 53, fait faux bond en 54; on chuchote qu’il aurait cédé aux pressions du ministre de l’Intérieur de l’époque, un certain Mitterrand, qu’un papier prémonitoire d’Armand Robin (18.11.54) épingle joliment : «une ambition dévorante l’a dévoré. [...] Lui, qui n’aime que les femmes et que les femmes aiment...». Bien vu.

Enfin, Wilmet déplore que la matière des trois disques laissée à sa mort par Brassens soit occultée, quand s’y exprime un noir pessimisme qui vitupère la modernité et dénonce les illusions de la fraternité. Reste la vie, dont chacun est responsable dès lors qu’il a fui comme la peste les conseilleurs et les prêcheurs.

Pol CHARLES

  1. On y rencontre bien des prélats, des légats et de vieilles culottes de peau. Curieusement, depuis Gaston Paris (mort, si je ne m’abuse, en 1903), pas un linguiste... Bientôt, peut-être, Claude Hagège ? Ca ferait avancer le dictionnaire. Marc WILMET, Georges Brassens libertaire, 2e édition augmentée, photographies de Pierre Cordier, Les Eperonniers, «Sciences pour l’homme», 2000.

 

L’autre cinéma belge

Les quelques longs métrages annuellement produits par la Belgique ont ces dernières années récolté de nombreux prix prestigieux. Certains y ont vu l’émergence d’une industrie cinématographique belge. Ne rêvons pas ! Faute de moyens, cette production reste chez nous marginale au regard du bouillonnement d’activité du court métrage et du documentaire. Le prochain Festival de Bruxelles nous donnera encore l’occasion de nous en rendre compte.

Si le cinéma belge s’est depuis longtemps fait le spécialiste du film court et du documentaire, c’est d’abord pour des raisons financières. Avec quelques dizaines de milliers de francs et un bon carnet d’adresses on peut encore réaliser un court qui circule beaucoup et qui révèle un vrai talent, comme le fit Bouli Lanners l’année dernière avec Travellinckx, un film réalisé en 8 mm, gonflé ensuite en 35, grâce à une souscription auprès de copains et qui a fait depuis le tour du monde.

Le documentaire reste un peu plus cher, mais la RTBF est un coproducteur actif et il existe en Communauté française des structures pour aider sa production, appelées «Ateliers», qui se montrent d’une rare efficacité : Wallonie Image Production à Liège, le CBA et le CVB à Bruxelles, ce dernier étant plus spécialisé dans le documentaire d’intervention sociale. Les devis des films documentaires de 52 minutes oscillent généralement entre 3 et 7 millions. Pour une fiction, même en DV, il faut en compter au minimum 40 ! Et encore, avec de tels montants, seuls les réalisateurs et producteurs belges arrivent à se débrouiller, comme on pourra le découvrir au prochain Festival de Bruxelles avec l’étonnant Thomas est amoureux de Pierre-Paul Renders (voir encadré).

Il y a en Belgique francophone un grand festival national du court métrage, Media 10/10 à Namur, et une biennale du documentaire, Filmer à tout Prix (1). Ces deux festivals viennent de se tenir en novembre. On devrait retrouver une bonne part de ce qu’on pouvait y voir de meilleur au Festival du film de Bruxelles qui se tiendra du 18 au 27 janvier prochain, principalement au Kladaradatsch, en dépit de la fermeture de ce lieu.

Court métrage : la professionnalisation

Media 10/10 a longtemps été le lieu de toutes les expérimentations. Le court métrage est en fait le moyen d’expression idéal pour toutes les expériences un peu hors norme, que ce soit au niveau du récit, des techniques narratives ou des moyens techniques. Cette année, le comité de sélection s’était voulu plus sévère. Dès lors, la programmation se singularisait d’abord par son professionnalisme et son académisme. Pas de films amateurs, peu de films d’école, pas d’expérimental... En revanche, beaucoup de films visiblement conçus pour séduire un large public et témoigner du savoir-faire de leurs réalisateurs. Modèle de rigueur, par exemple, Chambre froide, d’Olivier Masset-Depasse, sélectionné et primé un peu partout en Europe, qui raconte la confrontation étouffante entre une veuve qui vit dans le souvenir de son mari et sa fille unique qui ne sait comment échapper à son emprise. Le film est étonnant de maîtrise. Il témoigne d’une remarquable utilisation des paysages de la région de Charleroi, qui confèrent vraiment un climat très fort au film, et d’une direction d’acteur épatante, mettant une nouvelle fois en lumière le talent de l’époustouflante Anne Coesens (Pure Fiction), dont la carrière a désormais pris une orientation parisienne.

Autre tendance de ce Media 10/10 : un certain retour de la comédie, genre auquel les jeunes cinéastes ne s’adonnent que très rarement. Comédie dramatique avec le très intelligemment construit Dernier rêve d’Emmanuel Jespers, variation sur la dernière image que l’on garde en mémoire en mourant, comédie burlesque avec le très rigolo Walking on the wide side, du mythique duo théâtral Abel et Gordon, franche rigolade avec Divines combines, de Luc Bourgois, ou Les belles salades de Johann Knudsen, deux films qui n’inventent rien formellement mais qui, notamment grâce à un bon tempo, remplissent parfaitement leur noble ambition de faire rire.

Le meilleur cependant était ailleurs, dans l’animation d’une part, mais aussi avec un remarquable court documentaire, Traces, dû à Patrick Jean, dont on avait déjà beaucoup aimé Les enfants du Borinage. Traces met en lumière les techniques de création utilisées par l’artiste Didier Mahieu, jeune plasticien dont le travail est hanté par la mémoire et la disparition de l’image. C’est un film dont le montage virtuose fait ressortir avec éclat toute la complexité de la démarche créative, le tout rassemblé en un petit quart d’heure, ce qui est impressionnant puisque l’histoire commence avec le petit élément qui fait déclic dans l’esprit de l’artiste et s’achève avec le vernissage de l’exposition. L’animation, quant à elle, a permis une nouvelle fois de mettre en évidence le formidable travail de l’Atelier de Production de la Cambre.

Le Grand Prix du Festival est revenu à un de ses anciens élèves, Benoît Feroumont, pour BZZ. Le film raconte l’impitoyable chasse aux abeilles à laquelle se livre un jeune homme dans son appartement. Le plaisir qu’il y prend et l’acharnement qu’il y met, que traduit parfaitement une animation très dynamique, cache évidemment quelque chose. Le scénario est drôle, l’animation irréprochable, le trait agréable à l’œil, les couleurs très harmonieuses. Une réussite parfaite qui permet désormais au réalisateur de s’atteler à un premier projet de long. Souhaitons que celui-ci puisse se monter en Belgique, même si on est toujours fier d’apprendre que de nombreux animateurs de chez nous travaillent pour Chicken Run ou James et la pêche géante, par exemple. Autre animation brillante venue du vivier de la Cambre, et qui est un travail de fin d’études : Tij de Vincent Bierewaerts, comédie sur la société aliénante dans laquelle nous vivons, réalisée uniquement avec des bouts de ficelle, au sens propre comme au figuré !

Documentaires, cinéma des réalités

Consacré au «Documentaire de création», Filmer à tout Prix a permis une nouvelle fois de constater combien cette acception pouvait cacher de pratiques différentes. Pour faire simple, quitte à paraître un peu schématique, nous dirons qu’il y a d’une part des cinéastes qui cherchent d’abord à rendre compte d’une réalité du monde d’aujourd’hui, à s’effacer derrière des histoires fortes, à en être les simples témoins ou, mieux, les observateurs attentifs et engagés. D’autre part, on croise des réalisateurs qui poursuivent, à travers leur appréhension de la réalité, une quête beaucoup plus personnelle, comme Annick Leroy, qui nous livre ses états d’âme à partir de rencontres faites en descendant le Danube (Vers la mer, un film dont la photo est remarquable), ou Eric Pauwels, dont le dernier opus, Lettre d’un cinéaste à sa fille, va si loin dans la quête d’une sérénité intime qu’il risque de décontenancer plus d’un spectateur.

Figure emblématique de ce courant, Boris Lehman a été récompensé par le Jury de Filmer à tout Prix pour A comme Adrienne, un portrait d’une vieille dame, avec tout ce qu’il peut connaître de banalité quotidienne, banalité qui cache, le spectateur malin l’aura compris, un véritable trésor de sagesse et de philosophie. Comme beaucoup de films de Lehman, celui-ci nous fait osciller sans cesse entre irritation et enthousiasme. Irritation, parce qu’on a l’impression depuis longtemps que Lehman se pose en gourou d’une secte cinéphile, adoré de ses amis qu’il filme très régulièrement, en se foutant éperdument du commun des mortels qui reste à la porte de son travail. Enthousiasme, parce qu’il y a une œuvre qui petit à petit se construit dans la radicalité et dans la cohérence, qui témoigne à la fois d’une liberté de ton et d’une vraie exigence artistique.

Le jury a privilégié le deuxième courant. On pourra regretter qu’il ne se soit pas montré plus sensible à des œuvres peut-être moins personnelles mais qui nous permettaient d’appréhender au mieux certains points sensibles du monde dans lequel nous vivons. On a déjà parlé dans ces colonnes de Quand les hommes pleurent, documentaire pudique de Yasmine Kassari sur le sort des clandestins marocains en Andalousie, et des Enfants du Borinage de Patric Jean. On ne cachera pas non plus son enthousiasme pour deux films récemment produits par l’atelier Dérives des frères Dardenne. A l’école de la Providence, un peu à la manière des films de Nicolas Philibert, est une plongée incroyable dans l’univers d’une de ces écoles que l’on dit difficiles, l’Institut de la Providence à Anderlecht. Le réalisateur, Gérard Preszow, réussit à faire oublier sa caméra et à créer une incroyable connivence avec les profs et élèves de l’école. Sans esbroufe, sans complaisance, il leur donne la parole, réussissant ensuite à l’étape du montage une hallucinante synthèse de ce qui fait le mal-être de certaines écoles.

La démarche de Benoît Dervaux pour La Devinière est assez proche : lente immersion, mise en confiance des protagonistes et respect de leur personnalité, sans jugement de valeur. La Devinière est une institution pour handicapés mentaux adultes, dont on ne veut plus ailleurs, qui laisse les personnalités de chacun s’exprimer. Par le biais d’une observation attentive du quotidien de cette institution, Benoît Dervaux arrive à remettre en question toutes nos certitudes sur la folie et la normalité. Un film d’autant plus secouant qu’il est imperceptible, reposant sur des observations apparemment anodines, qui souvent engendrent le rire. Un film qui n’aurait pas déparé au palmarès de Filmer à tout Prix. Il circule désormais dans les salles d’Art et Essai. C’est suffisamment rare pour un documentaire pour être souligné.

Pierre DUCULOT

1. Voir Avancées n°94, décembre 2000.

 

Thomas est amoureux : Belgian Dogma

Le Festival de Bruxelles présentera cette année un long métrage belge inédit, et plutôt singulier, qui a enthousiasmé le dernier Festival de Venise, où il a récolté les Prix de la Presse et du Public. Thomas est amoureux, premier long de Pierre-Paul Renders, s’appuie sur un scénario du très prolifique Philippe Blasband (romans, théâtre mais aussi scénarios pour Sam Garbarski, Frédéric Fonteyne ou... lui-même, puisqu’il s’apprête à tourner son premier long, avec Philippe Noiret). L’histoire est celle de Thomas, un agoraphobe, qui, dans une société à peine futuriste, refuse de sortir de chez lui et ne communique que par l’intermédiaire d’un visiophone. Dans le film, on ne voit presque rien d’autre que ce qu’il aperçoit par l’intermédiaire de cet appareil. Cela pourrait paraître minimaliste et cependant, miracle, le film tient, en grande partie grâce à l’extraordinaire galerie de personnages qui viennent hanter l’univers de Thomas. Le projet a été très difficile à monter, et finalement, faute de moyens, tourné en vidéo, ce qui collait assez bien au récit. Remarquant que, après Pourquoi se marier le jour de la fin du monde de Harry Cleven, cette pratique était de plus en plus fréquente en Belgique, Pierre-Paul Renders a sobrement déclaré : Nous sommes peut-être en train d’inventer le Dogma belge. On lui souhaite le même succès.

 

 

Quand les détenus parlent

«Paroles de détenus», ce sont deux ouvrages qui donnent la parole à ceux qui ne l’ont plus, l’un sous la forme d’un album avec photos couleur, l’autre en format de poche avec davantage de lettres. Rencontre avec leur coordinateur, Jean-Pierre Guéno, responsable des éditions de Radio France.

D’où est né ce projet ?

Il y a deux ans, sur toutes les antennes de Radio France, nous avions lancé un appel aux auditeurs pour qu’ils nous envoient les lettres de soldats engagés dans la Première Guerre mondiale. Cela a donné Lettres de Poilus paru aux Editions Librio. En début d’année, nous avons fait un appel identique concernant des textes écrits par des gens privés de liberté. Il y a de nombreux points communs entre ces deux populations. A certains égards, les conditions de vie dans les tranchées se rapprochent de celles de la détention. Et il est très frappant de voir, par exemple, comme le vocabulaire est proche. Dans les deux cas, on est au bord du gouffre de l’inhumanité. Et quels que soient les antécédents des gens, leurs origines sociales, leurs niveaux d’étude, leur maîtrise de la langue, leurs mots sont très très forts. Leur situation de vie développe chez eux une forme d’hypersensibilité qui les empêche de tricher. On entend la petite musique de l’âme humaine.

Qui a répondu à l’appel ?

Nous avons reçu 2000 lettres envoyées par des détenus ou leurs familles, des animateurs d’ateliers d’écriture en milieu carcéral, des visiteurs de prison, etc. Pas un seul de ces textes, qui allaient de quelques pages à de véritables journaux de captivité, ne cherchait à disculper leur auteur. Jamais ceux-ci disaient ne pas être à leur place ou n’avoir rien fait. Ces hommes et ces femmes écrivaient pour rappeler que si la prison, au-delà de la privation de liberté, ôte à l’homme une partie de son humanité, on sombre dans une forme de barbarie.Je me suis rendu compte, en lisant ce courrier, que, d’une certaine façon, la prison est une des clés de voûte de la société. C’est un endroit extrême où l’on peut tester la solidité des fondations de notre démocratie. Elle est la fille légitime du droit. Si elle doit être un ghetto dans lequel les droits de l’homme n’ont plus cours, l’humanité est absente et la dignité humaine est réduite à néant, alors ce sont toutes nos institutions qui sont mises à mal et perdent leur sens.

Que disent ces lettres ?

Qu’en prison, on n’existe plus, on est complètement abandonné. Beaucoup de détenus sont reniés par leur famille, même si les faits commis sont légers. Ils ne reçoivent ni mandats, ni visites, et lorsqu’ils sortiront, ils seront seuls. Quand l’homme est au bord du gouffre, il redécouvre les moyens de communication les moins superficiels. Et l’écrit et la parole jouent dans ce sens un rôle considérable. Les textes reçus sont de différents ordres. Certains nous sont directement adressés, d’autres sont des lettres envoyées à des tiers ou des journaux intimes.On aurait tort d’avoir du détenu moyen une vision trop sommaire. La souffrance du coupable n’a jamais racheté celle de la victime, qu’il ne faut pas oublier, évidemment. Il n’y pas d’angélisme dans ce que nous avons fait. Mais si la société veut avoir une toute petite chance de voir les prisonniers se reconstruire, il ne faut pas les faire basculer vers un contresens. Il faut leur laisser une chance de réintégrer la collectivité. On peut aussi lire dans ces lettres l’angoisse des prisonniers en préventive qui ne savent pas quelle va être leur peine. Certains d’entre eux, qui ont commis des peines légères et ne vont pas écoper de condamnations très lourdes, se suicident durant cette période.

Vos livres sont divisés en jours de la semaine.

Je leur ai donné la structure d’une marelle, c’est une allégorie de la vie humaine, on va de la terre au ciel, et la prison qui le précède, c’est l’enfer. Et comme la vie en prison est rythmée par le temps, j’ai fait de chaque case/chapitre un jour de la semaine à la base duquel il y a toujours une divinité antique : lundi/Lune regroupe les textes qui parlent de l’enfermement, de la solitude; mardi/Mars décrit la violence beaucoup plus forte en prison qu’à l’extérieur; mercredi/Mercure c’est l’échange avec soi-même et avec les autres; jeudi, c’est la justice avec ses deux visages, celle qui, par manque de moyens, parce qu’elle est débordée, apporte des réponses trop systématiques, et celle assumée – j’ai fait une bêtise, je paie; vendredi/Vénus montre l’homme éloigné de ceux qu’il aime; samedi/Saturne, c’est la tentation de la mort, du suicide, du néant; et dimanche, dans de très rares cas, pour les gens qui ne sont pas trop détruits, il arrive que la prison les transforme.

Propos recueillis par Michel Paquot

Paroles de détenus. Lettres et écrits de prison, coordonné par Jean-Pierre Guéno, Editions les Arènes/Radio Bleu, photographies de Jérôme Pecnard, et Editions Librio/Radio Bleu.

Trop de peines. Femmes en prison

Poignante exposition qui se tient au Musée de la Photographie à Charleroi jusqu'au 4 mars 2001 : une autre façon de donner la parole à celles qui ne l'ont plus.Détenues montrant leurs bras lacérés et brûlés par automutilation. Centre Correctionnel pour femmes, Pardubice, République tchèque, 1992.

 

La couleur... avant toutes choses...

Cela aurait pu être le titre de plusieurs expositions récentes ou en cours, ici et ailleurs.

A Paris, autour de la Méditerranée : sa lumière éblouissant quelques impressionnistes venus vers le Sud sur les traces de Van Gogh et Cézanne. Braque, Matisse, Derain, Bonnard, chacun à sa façon, exaltent la couleur par touches vibrantes de tons purs ou par francs à-plats : Des fauves !, s’exclamera un critique peu rassuré.

Une remarque : des peintres de chez nous suivront très vite leur exemple ou même, ne les connaissant pas, exploreront eux aussi la couleur franche et pure malgré nos ciels gris. Schirren en tout premier lieu, suivi très vite par l’ami Rik Wouters et d’autres : Médard Maertens, Marthe Guillain, Ramah un moment, l’exilé français Roger Parent, conjuguant franchise des tons et constructions rigoureuses jusqu’à ce qu’un voyage auprès de Rembrandt lui fasse retrouver le pouvoir des tons rompus. Même Permeke exaltera la couleur la plus fauve, mais sous les ciels anglais, pendant l’exil de 14-18. C’est en fait le rappel d’une tradition qui vient de bien plus loin : des ancêtres de cette école du Nord, dite flamande au XVe siècle avec Van Eyck, Memling et, plus tard, Rubens...

De la couleur encore au musée des Beaux-Arts d’Ixelles, ouvert à une trentaine d’artistes issus de la collection Thyssen-Bornemisza. Le nom de Thyssen n’évoque pas seulement l’acier mais aussi une prestigieuse collection longtemps visible dans l’écrin d’un coquet domaine au bord du lac de Lugano et, depuis 1997, transféré à Madrid.

Dans cette collection, on trouvait aussi bien des œuvres anciennes, hollandaises (des Veduta, des Guardi, des Fragonard et même, si nos souvenirs sont bons, un Rubens). Mais c’est la partie moderne qu’on retrouve à Ixelles sous le titre «Révolte ( ?) de la couleur». Plutôt retrouvailles avec le pouvoir de celle-ci après une frileuse grisaille bourgeoise.

Elle bourgeonne, cette couleur, avec les impressionnistes (Monet), les luministes (Van Rysselberghe) pour éclater avec Gauguin, déjà en Bretagne et pleinement aux antipodes. Plus tard, elle éclate dans l’expressionnisme allemand (Kirchuer, Nolde) pour se retrouver rayonnante, pleinement triomphante dans l’œuvre monumentale de Sophie et Robert Delaunay. On aura salué au passage Derain, Manguin, De Regoyos, Baranoff-Rossine, une étrange inconnue, Anglada Camarassa et, pour la fine bouche, un très beau et exemplaire Dufy, comme une petite musique de couleurs avec leurs harmoniques, une petite musique de bonheur.Au musée d’Ixelles,jusqu’au 18 février 2001.

 

100 ans d’Art (?) Contemporain

Les chambardeurs d’hier seraient-ils devenus les petits bourgeois d’aujourd’hui ? Voici une exposition qui laisse pour le moins perplexe.

Constatons : il aura fallu du temps pour que les Van Gogh, les Picasso, soient admis dans les musées. Il semble que les petits derniers, mondialisés à la suite de leurs gourous, Ducham, Bexys et quelques autres, trouvent des musées prêts à les accueillir avant même l’œuvre achevée.

Un hoche-pot. Présents sans doute, Picasso, Chagall, Brancusi, Klee, mais petits et noyés dans la masse. Sont-ils là comme témoins ou otages ?

Il y a un très grand Matisse, la couleur en découpe aux ciseaux et collée, le Matisse de la fin triomphale. A côté, un petit et féroce Ensor. Puisque Bruxelles il y a, pourquoi pas sa grande Entrée du Christ ? Et Guernica en pendant : tout le siècle résumé, ses promesses, ses détournements, ses larmes, ses espoirs.

De la vidéo, tant et plus, et toute la technique de cette fin de siècle, s’accaparant les Beaux-Arts et les dévorant... La vidéo, la photo, les mots manipulés, le néon publicitaire réapproprié : cela ferait une belle enseigne aux couleurs douces pour un peep-show ou pour l’art érotique de Félicien Rops à Nauman.

Voici, donc. Le propos est louable et la main pas loin du cœur, tel qu’en témoigne d’entrée de jeu la sculpture humanoïde de Fausto Melotti (datée de 1936, année clé !). Renouer avec le public en le plaçant tout à la fois devant et dedans. Mélange d’amalgame...

S’y retrouvera-t-il mieux, ce public, qu’en suivant la vieille méthode chronologique, tout bêtement, comme le fil d’Ariane ? Et est-ce toi, public d’un plus grand Palais des Beaux-Arts, que cette longue série d’humains vidéo-photographiés en ligne grandeur nature par Gary Hill? Impressionnant. Mais plutôt que de l’art, n’est-ce pas de la psychologie ou de l’ethnosociologie appliquée ?

Au Palais des Beaux-Arts, jusqu’au 28 février 2001.

 

Lennon : la ballade inachevée

Je fais partie du troupeau de vaches, ces folles de Beatles, toujours dans le même pré à ramasser les bonnes vieilles bouses de Liverpool. Le trop fameux album de hits fabriqué par un marketing rageur, non merci. Mais j’ai défroissé quelques billets pour un album de l’époque qu’on croyait propre, Beatles for sale. Histoire de me réapproprier quelques chansons de John dont le corps de star n’a pas résisté aux cinq balles d’un pétard de péquenot juste devant chez lui. Vingt ans plus tard, reste la mémoire...

Chez les libraires comme chez les disquaires, le mort sent le neuf comme nous le montre depuis plusieurs semaines un bon gros volume de l’Archipel signé Pierre Merle, un passionné de dicos et d’argot qui a pris place parmi les spécialistes français des Beatles. Son sujet, il le maîtrise; sa vision de Lennon, il l’équilibre sans rechercher le sensationnel, sans glorifier à outrance le personnage. Il ressort de cette bio indégradable une structure nouvelle. Trois jours dont les conséquences seront considérables pour la vie de cet homme né un certain 9 octobre 1940, en pleine bataille d’Angleterre. Point primordial qui commence d’ailleurs le récit de Pierre Merle : le 9 novembre 1966. Point central : le 6 juillet 1957. Point final : le 8 décembre 1980. Après, la ballade se joue dans un coin de paradis, elle est comme le précise le titre «inachevée».

Le coup Yoko

Lennon, année 66, c’est la fin de la folle époque des concerts, de la mania imbécile. Son temps lui appartient, il peut se laisser dériver dans la création et faire chevaucher son pif d’une monture de lunettes rondes qui marquera sa rupture avec la période clean du groupe. Et musarder dans les galeries, histoire de se faufiler parmi les cultureux de l’époque et n’être qu’alibi pour ceux qui veulent briller. Le 9 novembre, il se pointe à l’Indica, une librairie-galerie de Londres fréquentée également par les Rolling Stones. Défoncé, il se heurte à l’artiste du cru, une replète petite japonaise qui crée des performances, se retrouve vite sous le choc et laissera tout tomber pour elle. Même ses potes, son vieux gang qui n’avait qu’un problème, c’était de s’appeler les «Beatles». A cause d’une pomme, d’un clou qu’il faut aller planter au plafond, John croque dans Yoko ce jour-là. S’en suivra la lente destruction de son identité de Beatle, la construction d’un artiste engagé dans le pacifisme. Désormais John appartient à Yoko en public comme en privé. Avec des hauts (Imagine) et des bas, des élans sincères comme les bed in pour la paix, des périodes de déprime, des périodes de paternité sage...

L’ami Paul et le fan tordu

Lennon, année 57, c’est l’adolescence tumultueuse au temps de la première guitare et d’un groupe de skiffle qui se produit ce jour-là à la fête paroissiale. Un gamin de 15 ans lui est présenté, il joue bien de la guitare et s’appelle Paul Mac Cartney; quinze jours plus tard, il entre dans le groupe et commence à devenir l’ami de John. Ils formeront le duo de compositeurs le plus populaire au monde.

Lennon, année 80, c’est un quadragénaire équilibré qui a enfin sorti un album après cinq années de réclusion. Le 8 décembre, il rentre chez lui d’une séance d’enregistrement. Un malade mental qui lui a demandé une dédicace quelques heures plus tôt lui tire dessus. Les célèbres binocles de la star tombent définitivement. Reste le souvenir écrit en détails par Pierre Merle, attentif aux multiples facettes de la personnalité d’un compositeur qui chantait déjà en 64 I’m a loser, je suis un perdant. Il a perdu sa ballade de vie, il a gagné sa quête d’éternité. Les Beatles seront toujours à vendre, Beatles for sale.

Guy DELHASSE

Pierre Merle, John Lennon, la ballade inachevée, éditions de l’Archipel, Paris.

 

La pensée unique au pilori

Dénonçant la mondialisation, Cannibales est une pièce utile et importante écrite par le metteur en scène liégeois Mathias Simons. Créée en novembre à Liège, elle est reprise en janvier au Théâtre national.

Ils sont sept. Il y a ceux d’en haut – MDM, jeune et sportif patron d’une société de télécommunication en passe d’être privatisée, Pol, ministre social-démocrate qui négocie cette privatisation, et le présentateur vedette du 20 heures d’une chaîne détenue par MDM – et ceux d’en bas, trois SDF d’origine et de milieu très différents. Lint, ancien étudiant en électronique sans illusion, sait n’être qu’un pion dans le «nouvel âge» promis par une société soumise au rendement économique, de bons combustibles pour la puissante fournaise des marchés. Son pessimisme le rend agressif et provocant, notamment à l’égard de Léa, ancienne «technicienne de surface» au chômage depuis peu. Son travail, elle en est consciente, n’était pas bien brillant. Mais, malgré les longs trajets, les heures supplémentaires, le salaire de misère, elle était satisfaite, car il lui permettait de vivre comme tout le monde, d’appartenir encore au troupeau. Aujourd’hui, elle est prête à accepter n’importe quoi.

Ancien militant gauchiste, D. habite un squat et vend du carton mouillé aux entreprises, ce qui lui permet de mener une existence plus ou moins normale. Il est de la génération de ceux qui, après 1968, voulaient changer le monde, persuadés que seule la lutte armée ferait triompher la justice. Nous voulions que les ouvriers possèdent les instruments qui leur permettent de se révolter, se souvient-il. Quittant la lutte pour se réfugier dans la marginalité, il a abandonné une femme et un jeune enfant.

Entre ces deux groupes, il y a Agnès, assistante sociale directrice d’un foyer caritatif. Constatant la recrudescence des SDF, elle accuse la politique sociale menée dans toute l’Europe de favoriser la pauvreté alors qu’on se trouve soi-disant dans une période de croissance. D’ailleurs elle n’en peut plus, se sent impuissante et veut partir en Afrique pour se sentir «utile».

L’espace scénique conçu par le scénographe Daniel Lesage est divisé horizontalement par une architecture en aluminium «incontinente», l’eau dont sont remplis les bacs en Plexiglas se vidant progressivement pour laisser apparaître l’ossature de la construction. Tandis que sur la «dalle» ceux d’en haut, réunis à Davos ou dans le luxueux appartement de MDM, élaborent le contrat de privatisation, discutant principalement du nombre de licenciements prévus, en dessous, dans l’espace confiné de leur squat, les SDF survivent comme ils peuvent.

A la recherche d’un SDF pour une émission spéciale inspirée par MDM, le journaliste tombe sur Léa et Lint qui mendient en rue. Grâce à ce forum télévisuel, le grand patron entend ainsi donner le sentiment à la classe moyenne inquiète qu’il fait quelque chose pour les plus démunis, et que ce système est le seul qui convienne. Que les inégalités se creusent, et que le nombre de miséreux augmente à une vitesse exponentielle, il s’agit d’un phénomène inhérent à la société marchande, défend-il.

Comédien venu à la mise en scène au début des années 90 et membre du Groupov – il a participé à l’aventure de Rwanda 94 –, Mathias Simons veut faire du théâtre ancré dans le présent. Quand je réalise que la cause de la misère croissante et de l’exclusion sociale résulte d’une idéologie – l’ultralibéralisme économique –, qui n’en est pas une et qui a exclu toutes les autres, cela m’inquiète, remarque-t-il. On vit dans une dictature qui ne dit pas son nom mais qui est très violente. Le marché agit non seulement sur le matériel mais, ce qui est plus grave, sur le mental, poursuit le jeune homme. On finit par l’accepter comme une fatalité. C’est grave car cela signifie que l’on ne peut plus imaginer le monde d’une manière différente de celle qui nous est imposée. Cette «vérité» est véhiculée avec un visage extrêmement souriant, à la télévision, dans les publicités, et pour finir nous sommes lobotomisés. Alain Minc affirme par exemple avec un aplomb étonnant que la concurrence est l’état naturel des sociétés. C’est effrayant car il oublie de dire que la collectivité, la solidarité ont de tous temps été présentes. La première chose à faire est de dire que ce qu’on nous raconte depuis dix ans n’est pas vrai, que la pensée unique est pernicieuse, dangereuse. Voilà à quoi sert ce spectacle.

Basé sur différentes lectures – celle du Monde diplomatique, d’Ignacio Ramonet, de Viviane Forrester, mais aussi de tenants de la pensée unique –, ce spectacle évite le piège du moralisme ou du didactisme, tirant plutôt du côté de la fable, de la parabole. J’ai du mal avec une théâtralité qui se contente de restituer le réel, même avec force et humanité. Nous sommes dans un monde où il ne suffit pas d’être émus, bouleversés, il est important aussi de comprendre les choses. Plutôt que de partir de témoignages bruts, comme cela se fait souvent aujourd’hui, j’ai préféré élaborer un texte allégorique pour bien indiquer que nous sommes au théâtre, ce lieu où l’on peut recevoir le monde et le réfléchir. Mais cette pièce n’est pas seulement du théâtre social, il y a une interrogation sur la nature du pouvoir.

Michel PAQUOT

Au Théâtre National du 16 janvier au 3 février 2000 à 20h15. Réservation : 02/203.53.03.