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Le sourire du spectre, nouvel esprit du communisme (2)
by Daniel Bensaïd Thursday January 18, 2001 at 06:22 PM
plantin@skynet.be

Voici la suite-et-fin (la première partie avait été envoyé il y a quelques jours) de l'extrait du livre de Daniel Bensaïd (*) «Le Sourire du spectre, nouvel esprit du communisme» (Michalon, 2000). Ataulfo

Au pays des merveilles, Alice a surpris le sourire du chat.
Certains prétendent avoir entendu le ricanement des spectres. Mais as-t-on jamais vu un spectre sourire ? Il sourit pourtant étrangement, le spectre revenant qui est aussi le spectre à venir, même s'il n'est pas facile de dire quel est ce sourire qui flotte sur ses lèvres.
Le fétichisme de la marchandise envahit tous les pores de la société planétaire. Le despotisme du marché règne sans partage. Comment imaginer que cette globalisation du capital puisse échapper à la globalisation de sa critique ? C'est pour cela, sans doute, que le spectre sourit en silence.
Le «capitalisme absolu » porte à son comble la logique de la marchandise dont Marx entrevoyait les macabres conséquences. Le combat contre le (mauvais) esprit du capital est d'autant plus actuel. Il est parvenu, au fil de ses métamorphoses, à faire preuve d'une extraordinnaire vitalité et à réduire en fumée une forme primitive de « communisme grossier ». Mais rien ne l'immunise contre les résurgences de la question communiste dans le siècle qui commence à peine. L'esprit du christianisme a bien survécu à la chute de Constantinople et aux désastres de l'Inquisition. L'esprit du judaïsme, à la destruction du Temple et à l'expulsion d'Espagne : il s'est même ressourcé et refondé à l'épreuve de l'exil. Le communisme nouveau naîtra des résistances réelles à l'ordre intolérable des choses, à ses injustices et à son désenchantement.
L'univers inégal et brutal de la mondialisation impérialiste est gros de barbaries inédites qu'il est encore temps de conjurer. A condition de ne pas renoncer à changer le monde pour changer la vie. La multitude des victimes a plus de raisons qu'il n'en faut pour s'en convaincre. Mais il leur est plus difficile que jamais de briser le cercle vicieux de l'oppression, d'échapper à la servitude involontaire de l'exploitation, de trouver enfin l'issue à la reproduction infernale de la domination.

Depuis plusieurs siècles, l'espérance têtue de libération, le refus obstiné de réduire le possible au réel, a porté le nom de Révolution. Après « le siècle des extrêmes » et ses épreuves désastreuses, ce nom propre, qui fut aussi un mot de passe et un mot d'ordre, s'est obscurci. Continuer à le psalmodier sans examen, comme si de rien n'était, sans remette son sens en jeu, serait pire que vain. Ce serait une rechute dans la croyance, une défaite de la décroyance et de la désacralisation.
En 1797, dans « l'Essai sur les révolutions », Chateaubriand parlait encore des révolutions au pluriel et avec une minuscule. Paradoxalement, la Révolution française, qui abolit les privilèges, ennoblit ce mot d'une imposante majuscule. Sa mise au singulier de majesté s'inscrivait dans une nouvelle temporalité historique où se sont imposés d'autres abstractions singulières et d'autres fétiches modernes : la Science au lieu des sciences, l'Art au lieu des arts, le Progrès au lieu des progrès, l'Histoire au lieu des histoires.
Le Révolution majuscule est pourtant restée un mot à histoires, qui noue ensemble les contenus divers dont le rêve d'émancipation s'est chargé au fil des épreuves. Celui, symbolique, de toutes les libérations désirées, dont le mythe, à la différence d'une consolante chimère, mobilise lesénergies subversives en donnant la mesure de l'effort à fournir. Celui, programmatique, né des révolutions de 1848, lorsque la République sociale surgit sur les talons de la République tout court lorsque le peuple de Michelet se divise en classes irréconciliables. Celui, stratégique, de la lutte des opprimés pour la conquête du pouvoir politique, longtemps associée, pour le meilleur et pour le pire, au coup de tonnerr d'Octobre, dont l'écho a ébranlé le monde.
En un temps déjà de réaction et de déception, Kant soutenait après Thermidor qu'un événement comme la Révolution française, malgré tout, « ne s'oublie plus », car il révèle une disposition insoupçonnée de l'humanité à s'élever au-dessus de sa ligne d'horizon. Cette « prophétie politique » riche de promesses et « trop importante, trop mêlée aux intérêts de l'humanité, d'une influence trop vaste sur toutes le sparties du monde, pour ne pas devoir être remise en mémoire des peuples à l'occasion de circonstances favorables ». Quels que soient les mots pour la dire, cette espérance ne saurait s'éteindre sans que l'espèce humaine y perde sa propre dignité.
A l'époque de la révolution informatique et dela mondialisation marchande, ce n'est par l'urgence d'un changement radical qui fait problème, mais sa possibilité stratégique et pratique. On discerne mal la forme que peut prendre le renversement nécessaire del'ordre établi. Il n'y a là rien de très suprenant. Les militaires ont la réputation d'être toujours en retard d'une bataille ou d'une guerre : au risque de rejouer en farce, ils sont bien obligés de raisonner à partir des expériences de la veille ou de l'avant-veille. Les révolutionnaires sont dans une contradiction analogue. Ils ont un besoin vital de la mémoire des combats et des défaites. Mais leur imaginaire stratégique peut s'emprisonner ainsi dans les filets d'une passé mort qui saisit le vif.

Le doute qui pèse aujourd'hui sur l'idée révolutionnaire tient dans une large mesure à son identification avec une violence dont on redoute à juste titre le déchaînement. Avec ou sans révolution, la violence est inscrite dans la logique profonde de nos société d'inégalité et d'injustice. Loin d'en garantir un dépérissement automatique, les progrès scientifiques et techniques ont plutôt contribué tout au long du siècle, à la massifier et à la rationaliser. Dans les épreuves extrêmes comme dans la banalité quotidienne, no société civilisées et policées sont capables de cruautés inouïes et de barbaries insoupçonnées.
Cette violence, si longtemps et patiemment subie, a forcément déteint surles victimes. « Ils ont fait de nous des barbares » s'horrifiait Babeuf devant ce qu'il appela le « populicide » commis en Vendée parla République victorieuse. Fût-elle révolutionnaire dans ses intentions et ses objectifs, la violence qui donne la mort n'est pas une forme de lutte parmi d'autres. Elle a salogique propre. Qui n'est jamais tout à fait innocente. Et dont nul n'est certain de pouvoir maîtriser les limites.
On a trop souvent tendance pourtant à oublier que la plupart des violences révolutionnaires fondatrices de droits nouveaux ont d'abord été des révoltes contre l'oppression et des répliques aux brutalités conservatrices des pouvoirs établis. La prise de la Bastille et l'insurrection d'août 1792 ont été infiniment moins meutrières que la guerre contre-révolutionnaire déclarée par la sainte alliance des trônes coalisés ; la Commune de Paris victorieuse, que la réaction versaillaise déchaînée, l'insurrection d'Octobre, que l'interventio, étrangère et la guerre civile imposée ; la République des conseils de Bavière, que les massacres perpétrés par les corps francs de MM. Noske et Ebert ; la révolte des mineurs asturiens, que le coup d'Etat franquiste et la bataille de Madridle soulèvement algérien de la Toussaint, que le bombardement de Sétif et les massacres de la sale guerre coloniale ; l'insurrection indochinoise de 1945, que la double guerre d'Indochine, française et américaine ; le Chili d'Allende, que celui de Pinochet ; la révolution sandiniste, que la contre-révolution salvadorienne ou guatémaltèque.
Et qui pourra jamais dire le prix exorbitant, à l'échelle de l'histoire, des révolutions manquées et des révolutions trahies ? Qui pourra jamais évaluer ce qu'il en a coûté à l'Europe et au monde des révolutions allemandes vaincues de 1918 et 1923 ?

Est-on jamais quitte avec les revenants ?
Nul ne saurai, en tout cas, oublier sans péril que, de mémoire d'opprimé, jamais les dominants n'ont déposé les armes et ne se sont rendus de bonne grâce. L'ennemi est toujours nombreux, organisé et impitoyable. Dans le combat inégal pour les droits à l'existence d'une humanité libre et égale, il dispose d'appareils professionnels de pouvoir, d'information, de répression. Il a de son côté la puissance de la richesse et celle de la technique. Tout au long du siècle écoulé, l'Allemagne, l'Espagne, la Grèce, l'Indonésie, le Chili, n'ont cessé de le rappeler. Il serait imprudent non seulement del'oublier, mais de ne même plus vouloir y penser.

Qui pourrait dire aujourd'hui ce que seront les révolutions du nouveau siècle ? Et qui pourrait prédire, dans le monde qui s'émiette à mesure qu'il se mondialise, comment les révolutions locales ou nationales pourront transcroître en une révolution mondialisée ou en un devenir révolutionnaire mondial ? Qui pourrait prétendre détenir les clés et les formes des libérations à venir ? Et qui pourrait prévoir, pour s'en prémunir, les oppressions anciennes ou nouvelles qui peuvent germer sur les décombres pourissants du vieux monde ?
Et, pourtant, lavieille taupe creuse toujours.
Et, pourtant, le spectre sourit encore.
Car l'histoire n'est pas finie et l'éternité n'est pas de ce monde.
Peut-être l'heure est-elle venue de rendre les révolutions à leur pluralité et de les débarrasser de l'encombrante majuscule ; de démêler les temporalités désaccordées pour penser les contretemps de la grande métamorphose annoncé. La révolution permanente est à la fois acte politique et processus social, événement et histoire, rupture et continuité. La concentration et la confusion sans précédent de la propriété etdu pouvoir, le partage inégalitaire dela planète, la multiplication des aliénations en tous genres, mettent à l'ordre du jour le changement de la malmesure du monde, le renversement des idoles de l'ordre subi, le dépérissement des fétiches étatiques, bureaucratiques et hiérarchiques.
Le doute, qui peint sa grisaille sur le fond gris de l'air du temps, porte moins sur l' urgente nécessité de changer le logiciel de la déraison historique que sur les moyens d'y parvenir. Pour avoir quelque chance de conjurer la catastrophe, il faut commencer par résister à l'irrésistible, et par décréter l'état d'alterte, sur le suil de la porte étroite où peut, à tout instant, surgir le spectre souriant.

(*) Daniel Bensaïd est professeur de philosophie à l'Université de Paris VIII et militant de la Ligue Communiste Révolutionnaire (IVe Internationale), il est auteur, entre autres, de «La Révolution et le Pouvoir » (Stock 1976) ; « La Discordance des Temps » (1995) ; « Marx l'Intempestif » (Fayard, 1996), « Le Pari Mélancolique » (Fayard 1997), « Contes et légendes de la guerre éthique » (Critérion 2000)....