arch/ive/ief (2000 - 2005)

Le sourire du spectre, nouvel esprit du communisme (1)
by Daniel Bensaïd Tuesday January 16, 2001 at 03:20 PM

Voici un extrait d'un livre qui m'a enthousiasmé car tout en ne cédant pas «à l'esprit (dominant) du temps» il est ouvert aux choses nouvelles. La réflexion - marxiste - qu'il propose ne devrait pas être étrangère au mouvement contre la mondialisation capitaliste néolibérale. Il s'agit du «Sourire du spectre, le nouvel esprit du communisme» par le philosophe et militant Daniel Bensaïd (éd. Michalon, Paris, 2000).

«Un certain jour de juin 1848, dans un confortable appartement de la rive gauche, la famille Tocqueville est réunie. Dans la quiétude du soir, retentit soudain la canonnade tirée par la bourgeoisie sur les travailleurs en émeute. Les convives sursautent. Leurs visages s'assombrissent. Mais une jeune domestique qui sert la table vient d'arriver du faubourg Saint-Antoine. Elle esquisse un sourire. Elle est congédiée sur le champ. Le véritable spectre du communisme est peut-être dans ce sourire, celui qui effraya le tsar, le pape... et le seigneur de Tocqueville»
Antonio Negri

Cette scène rapportée par Antonio Negri se trouve bien dans les "Souvenirs" de Tocqueville sur les journées de juin 1848. Citant de mémoire, Negri cependant transfigure l'anecdote. Tocqueville rapport en réalité la frayeur d'un confrère qui a surpris, pendant les fussillades, les propos de deux jeunes domestiques rêvant à l'office d'en finir avec le pouvoir des maîtres: il "se garda bien d'avoir l'air d'entendre ces marmots" qui "lui faisaient grand-peur"; il attendit prudemment le lendemain de la victoire sur l'insurrection pour congédier les effrontés et les renvoyer à leur taudis.

En dépit de l'inexactitute factuelle, Negri ne se trompe pas sur le sens de l'épisode. Dans le même passage de ses "Souvenirs", Tocqueville évoque en effet sa rencontre, rue Saint-Honoré, avec une "foule d'ouvriers qui écoutaient le canon": "Ces hommes étaient tous en blouse, ce qui est pour eux, comme on sait, l'habit de combat aussi bien que l'habit de travail. Ils remarquaient avec une joie à peine contenue que le bruit de la canonade semblait se rapprocher, ce qui annonçait que l'insurrection gagnait du terrain. J'augurais déjà que toute la classe ouvrière était engagée, soit de bras soit de coeur, dans la lutte; cela me la confirma. L'esprit de l'insurrection circulait en effet, d'un bout à l'autre de cette vaste classe et dans chacune de ses parties, comme le sang dans un seul corps; il remplissait les quartiers où l'on se battait pas comme ceux qui servaient de théâtre au combat, il avait pénétré dans nos maisons, autour, au-dessus, au-dessous de nous. Les lieux mêmes où nous nous croyions les maîtres fourmillaient d'ennemis domestiques; c'était comme une atmosphère de guerre civile qui enveloppait tout Paris et au milieu de laquelle, dans quelque lieu qu'on se retirât , il fallait vivre".

A l'évocation de cette grande peur bourgeoise face à "l'esprit de l'insurrection", on imagine bien le léger sourire sur les lèvres du spectre qui, au printemps de 1848, "hante l'Europe: le spectre du communisme".
Un siècle et demi après cette proclamation inaugurale du Manifeste communiste, le spectre paraît s'être évanoui dans les décombres du socialisme réellement inexistant.

L'heure est au contre-réformes et aux restaurations. Il y a dix ans, Francis Fukuyama décrétait la fin de l'histoire. Dans "Le Passé d'une illusion", François Furet prétendait refermer une fois pour toutes le dossier du communisme: affaire classée. Immobilisé dans son éternité marchande, le capitalisme devenait l'horizon indépassable de tous les temps.
Mort de Marx, mort des avant-gardes?
Fin de l'histoire, fin du communisme?

Les fins n'en finissent pas de finir. L'histoire se rebiffe. Son cadavre reprend des couleurs. Les fantômes s'agitent. Les revenants s'obstinent à troubler la quiétude de l'ordre ordinaire.
Il y a vingt ans déjà, l'hebdommadaire "Newseek" annonçait solennellement à la une la mort de Marx. Cette disparition trop claironnée prouverait plutôt que le mort bougeait encore. Dès 1993, le travail de deuil était terminé: "Il n'y aura pas d'avenir sans cela. Pas sans Marx. Pas d'avenir sans Marx, sans la mémoire et sans l'héritage de Marx; en tous les cas d'un certain Marx, de son génie, de l'un au moins de ses esprits. Car, se sera notre hypothèse, ou plutôt notre parti pris: il y en a plus d'un, il doit y en avoir plus d'un". Deux ans plus tard, Gilles Deleuze confiait: "Je ne comprends pas ce que les gens veulent dire quand ils prétendent que Marx s'est trompé. Et encore moins quand on dit que Marx est mort. Il y a des tâches urgentes aujourd'hui: il nous faut analyser ce qu'est le marché mondial, quelles sont ses transformations. Et pour ça, il faut passer par Marx. Mon prochain livre - et ce sera le dernier - s'appelera «Grandeur de Marx». ».

Aujourd'hui, Marx est colloquisé, séminarisé et même pléiadisé. Immortalisé, à l'échelle de notre éternité académique et éditoriale. Son avenir semble assuré. Le communisme, c'est une autre affaire. Le mot semble identifié à jamais aux crimes bureaucratiques commis en son nom - comme si le christianisme était entièrement assimilé à l'Inquisition, aux dragonnades et aux conversions forcées.
Après le traité de Vienne, en des temps de Restauration où les noms de Robespierre et de Saint-Just étaient devenus impronnonçables, où les ateliers de tissage silésiens et lyonnais frémissaient de nouvelles colères, le communisme fut d'abord un mot de connivence et de conspiration, un mot chuchoté comme une bonne nouvelle, « le nom secret de cet adversaire formidable qui oppose le règne des prolétaires dans toutes ses conséquences au régime actuel de la bourgeoisie ».
Il est d'abord apparu comme une résurgence du long cheminement souterrain vers l'égalité. En 1840, le premier banquet communiste de Belleville ajoutait à la devise républicaine de liberté, d'égalité et de solidarité « un mot nouveau, celui de communisme ». Les affidés de la Société des Saisons se définirent comme des républicains communistes » ou des « chevaliers de la République rouge ».
Plus qu'une doctrine, le communisme est d'abord ce mouvement réel, l'accumulation d'expériences souvent défaites et toujours recommancées, le soulèvement de l'espérance qui met à l'ordre du jour la suppression de l'ordre existant. On peut décider d'abandonner le mot, trop malmené, trop compromis, trop souillé. On n'en serait pas quitte pour autant avec la chose. Et comment pourrait-on en finir avec le « nom secret » qui, de proche en proche, de grève en émeute, a battu le rappel des résistances, des dissidences et des insoumissions ?

Il est facile de repérer après coup les noeuds de l'événement et de découvrir ce qui, obscurément, se tramait en silence. Dès le début des années quatre-vingt-dix, Marx, délivré de ses « ismes » par la chute du mur de Berlin et la décomposition de l'Union soviétique, sortait de la quarantaine. Nous n'aurions plus désormais l'excuse de sa capture bureaucratique et de sa confiscation étatique, écrivait Derrida, pour échapper à la responsabilité de le lire et de l'interpréter. La dispute aurait pu rester académique si elle n'était entrée en résonance avec un renouveau des pratiques : ce fut la grande colère rouge de décembre 1995, une belle flambée de résistances hivernale, la repousse fragile d'une gauche de la gauche.
Mais que peuvent les résistances lorsque l'horizon d'attente est effondré ? Après les désastres accumulés dans le siècle, devant le silence inquiétant des lendemains devenus muets, la tentation peut devenir forte de rebrousser chemin, du « socialisme scienfique » au « socialisme utopique », d'échapper aux illusions dogmatiques du premier pour rechuter dans des chimères séniles et fourbues, qui n'auraient plus l'excuse de l'innocence ni l'enthousiasme des premiers élans.
Faisant de nécessité vertu, la tentation symétrique consiste à vanter modestement les mérites du radicalisme pragmatique. Relative à une modération, à une tempérance, la radicalité ne fonde pas de projet, ne dessine pas un programme. Elle n'est radicale que par rapport à une situation donnée. Ce qui paraît radical aujourd'hui se révélera tiède et consensuel demain. Quant au pragmatisme, de bon aloi lorsqu'il oppose aux illusions lyriques ou aux aveuglement sectaires une dette inépuisable envers le réel, il peut aussi bien servir de cache-misère à un éclectisme très fin de millénaire.

La question cruciale, la question toujours neuve, « ce n'est pas le communisme », c'est le capital », c'est la « formation capitalistique de la plus-value dans ses formes nouvelles » : Evidemment, le capital ne joue pas comme il jouait au XIXe siècle, seuls les idiots l'ignorent. Mais il joue ». Lire dans son jeu, déjouer ses fantasmagories, répondre à ses énigmes, c'est toujours l'affaire de Marx - et celle du communisme. Aussi longtemps, dit un mien ami, que le capital travaille.
Les avant-gardes meurent dit-on. Mais elles ne se rendent pas. Elles se métamorphosent. En arrière-gardes, bien sûr. Car les premiers sont les derniers. Et réciproquement. Quoi de plus logique ? Lorsque la vague reflue, il n'est pas moins glorieux de protéger les arrières, de préparer les contre-attaques à venir, que de caracoler en tête. A l'heure de la retraite, quand il importe avant tout d'arracher la tradition au conformisme qui la menace, c'est l'arrière-garde qui montrera la voie.
Que faire de cette tradition quand s'assombrit l'horizon qui devrait l'accueillir ? L'héritage n'est jamais simple. A la fois outil et obstacle, arme et fardeau, il est toujours à transformer, dans l'inépuisable dialectique de la tradition et de l'attente.

Hériter ne va jamais de soi. Hériter pose des questions de légitimité et donne des responsabilités : « L'héritage n'est pas un bien, une richesse que l'on reçoit et qu'on met à la banque, l'héritage c'est l'affirmation active, séléctive, qui peut parfois être réanimée et réaffirmée plus par des héritiers illégitimes que par des héritiers légitimes ». Tout dépend de ce que l'on fera de cet héritage sans propriétaire ni mode d'emploi.
« Un complot nous manque » dit le poète. « Une conjuration » ajoute le philosophe. Une conspiration de spectres. On les disait disparus. Ils faisaient seulement semblant : d'éclipses en intermittences, ils se métamorphosent pour revenir hanter le présent.