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Le Carré part en guerre contre l'industrie pharmaceutique
by Ataulfo Riera Monday January 08, 2001 at 04:30 PM
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Dans son dernier roman, «The Constant Gardener », le célèbre écrivain John Le Carré dénonce les politiques des grandes firmes pharmaceutiques. Roi du roman d'espionnage, Le Carré fut lui-même pendant 16 ans un espion britannique au service de sa gracieuse majesté.

Les temps ont changé depuis la guerre froide, mais pas autant que nous le souhaiterions. La guerre froide fournissait aux gouvernements occidentaux une excuse parfaite pour piller et exploiter le tiers monde au nom de la liberté, pour truquer ses élections, corrompre ses hommes politiques, désigner ses tyrans et, par les moyens sophistiqués de la persuasion et de l'ingérence, freiner l'émergence des jeunes démocraties au prétexte de la même démocratie. Tandis qu'ils se livraient à ces agissements, que ce soit en Asie du Sud-Est, en Amérique latine ou en Afrique, une idée absurde germait peu à peu, qui nous reste aujourd'hui sur les bras. Les conservateurs l'adorent et elle fait de Tony Blair, Margaret Thatcher, Ronald Reagan, Bill Clinton, Georges W. Bush et Al Gore, des frères siamois. Cette idée, c'est la conviction selon laquelle, quoi que fassent les entreprises à court terme, elles sont motivées en ultime ressort par des préoccupations d'ordre éthique ; leur influence sur le monde est donc bénéfique.
Forts de cette théorie délirante, nous assistons, apparemment impuissants, à la dévastation des forêts tropicales au rythme de millions de kilomètres carrés chaque année, au dépouillement systématique des paysans locaux que l'on prive de leurs moyens de subsistance, de leurs racines, de leurs maisons, les opposants étant pendus ou abattus, à l'invasion et à la profanation des endroits les plus charmants du globe et à la transformation des paradis terrestres en décharges pestilentielles plantés en leur coeur de métropoles tentaculaires ravagées par les maladies.

Une corruption de la profession médicale à l'échelle mondiale

De tous ces crimes du capitalisme débridé - dont certains, à l'instar de la guerre du pétrole dans le centre du Soudan, frisent le génocide -, il m'a semblé, alors que je cherchais une histoire pour illustrer ce thème, que l'industrie pharmaceutique offrait l'exemple le plus éloquent. J'aurais pu m'en prendre au tabac, délibérément trafiqué par les fabricants occidentaux pour provoquer dépendance et cancer dans des communautés déjà ravagées par le sida, la tuberculose, le paludisme et la pauvreté à une échelle que peu d'entre nous peuvent imaginer. J'aurais pu m'en prendre aux compagnies pétrolières et à l'impunité avec laquelle Shell, par exemple, a déclenché une catastrophe humanitaire au Niger en déplaçant les tribus, en polluant leurs terres et en provoquant un soulèvement qui s'est terminé devant les tribunaux populaires ordonnant la torture et l'exécution d'hommes courageux.
Mais, une fois que j'y suis entré, le monde pharmaceutique m'a pris à la gorge et ne m'a pas lâché. Il y avait tout : d'un côté les espoirs et les rêves que nous plaçons en lui, un vaste potentiel de bonnes actions, partiellement réalisées, et de l'autre, une face sombre nourrie par une réthorique économique, l'hypocrisie, la corruption, et l'avidité.
Les géants de l'industrie pharmaceutique n'ont pas seulement à répondre de crimes flagrants. Le fait de distribuer des médicaments inadaptés ou périmés à des gens dont ils savent très bien qu'ils n'y verront que du feu ; le gonflement artificiel du prix de leurs produits entretenu par le commerce des brevets ; l'extension délibérée des indications des médicaments - quoi qu'il en coûte au patient - dans l'intention d'élargir la clientèle potentielle, de sorte, par exemple, qu'un médicament qui, au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis, serait prescrit uniquement pour les douleurs extrêmes dans les cas de cancer est présenté aux Africains comme un simple traitement contre le mal de tête. Il ne s'agit pas seulement de l'effacement des contre-indications et des effets secondaires, des campagnes répétées, soutenues par le gouvernement des Etats-Unis, pour arrêter la fabrication de médicaments génériques dans des pays qui ne peuvent se permettre de payer les prix occidentaux (quand les Thaïs ont voulu produire leurs propres médicaments génériques, le département d'Etat américain a menacé d'imposer des sanctions portant sur les importations de bois de Thaïlande). Non, c'est encore plus important que cela, et à long terme, encore pire.
L'industrie pharmaceutique, consciemment ou non, est engagée dans un processus de corruption systématique de la profession médicale, pays par pays. Est-ce que nous pensons à demander à notre médecin, quand il nous prescrit un médicament, s'il est payé par le fabricant pour le prescrire ? Bien sûr que non. C'est notre enfant. Notre femme. Notre coeur, notre rein ou notre prostate. Et, Dieu merci, la plupart des médécins ont refusé de mordre à l'hameçon. Mais d'autres ne l'ont pas fait, avec, comme conséquence, dans le pire des cas, que leur avis médical ne dépende pas de la santé de leurs patients mais de leurs sponsors. Esrt-ce que nous demandons à nos gouvernements de nous révéler combien d'argent et d'avantages en nature les compagnies pharmaceutiques offrent à nos médecins, ces prétendus « séminaires » et « stages de formation » dans des lieux de vacances ensoleillés, dont le voyage et l'hébergement sont offerts à eux et à leurs conjoints par dessus le marché ? Est-ce que nous demandons à notre pharmacien, quand il nous tend le dernier médicament miracle contre la migraine, pouquoi celui-ci coûte six fois plus cher qu'une boîte d'aspirine et quel effet a-t-il exactement que l'aspririne n'a pas ? Nous sommes pour la plupart trop timides, trop lâches, trop paresseux, trop polis pour cela.

La recherche scientifique est à la solde de l'industrie

Est-ce que nous nous demandons combien l'industrie pharmaceutique nous a ponctionné à nous, le public, par la publicité directe qu'elle réalise via la profession médicale ? Est-ce que nous prenons jamais le temps denous demander ce qu'il en est de la prétendue impartialité de la recherche médicale universitaire quand les géants de l'industrie pharmaceutique font don de laboratoires entiers et fondent des chaires dans les universités et dans les centres hospitaliers universitaires au sein desquels leurs produits sont testés et développés ?
Il y a eu, au cours de ces dernières années, une succession régulière de cas alarmants : des découvertes scientifiques inopportunes ont été escamotées ou reformulées, ceux qui en étaient responsables ont été chassé de leur campus et leur réputation personnelle et professionnelle a été systématiquement mise en pièce par les agences de communication à la solde des compagnies pharmaceutiques. J'ai compilé ces affaires malheureuses dans mon dernier roman, «The Constant Gardener». L'héroïne, Lara, est chercheurse en chimie au Canada ; elle se fait congédier par le grand groupe pharmaceutique qui l'a engagée, avec le concours de ses collègues universitaires, dont les moyens de subsistance dépendent des faveurs de celui-ci.
Multiplier ce type d'histoire par dix et vous commencerez à prendre la mesure du pouvoir corrupteur de la grande industrie pharmaceutique quand elle opère dans des pays émergents où elle peut distribuer d'énormes fonds pour graisser la patte à des « managers » locaux qui savent comment faire accepter un médicament par les fonctionnaires et les ministres. Il existe sans aucun doute des sociétés propres. Certaines comptent même quelques véritables héros. Mais ce n'est pas mon propos ici. Mon propos, et le sujet de « The Constant Gardener », c'est le dilemne des gens honnêtes qui luttent contre le développement de la rapacité irrésponsable des entreprises et notre propre complaisance à les laisser faire, voire, dans les sphères gouvernementales, à les aider au nom du profit et du plein emploi. Peut-être faudrait-il un nouveau grand mouvement, un mouvement international, humanitaire, composé d'hommes et de femmes fiables, qui ne serait ni doctrinaire, ni politique, ni polémique, mais condenserait ce qu'il y a de meilleurs en nous : un mouvement comme celui de Seattle mais sans la casse.
Les grands médias, comme je l'ai constaté en poursuivant mes recherches, n'ont absolument pas joué leur rôle, que ce soit ici (au Royaume Uni) ou aux Etats-Unis. Ce sujet est simplement trop délicat à traiter, trop compliqué, et parfois délibérement trop scientifique pour le profane. Une flopée de journaleux qui devaient être au courant ont été abrutis de déjeuners, envoyés en vacances et soumis à des pressions pour garder le silence. Les faux discours sont reçus comme parole d'Evangile. Pour chaque nouveau médicament qui arrive sur le marché, on nous assure que 600 à 800 millions de dollars ont été dépensés en recherche et développement. Pourtant, les comptes des sociétés, quand ils sont accessibles, confirment rarement ces affirmations . De nombreux composés sont acquis par les compagnies pharmaceutiques après avoir été en partie développé au frais des contribuables.
Quand nous lisons que certains géants de l'industrie pharmaceutique ont fait don de leurs produits au tiers monde, nous pensons : ah bon, ben c'est bien alors. Mais ça ne l'est pas. D'une part, le tiers monde ne souhaite pas vivre de charité, surtout pas quand elle prend la forme de médicaments périmés en Occident ; d'autre part, il ne s'agit pas de philantropie mais de profit, d'opportunité commerciale et de protection du marché. Quand une entreprise américaine offre des médicaments au tiersmonde, elle ne paie pas d'impôt et évacue les coûts de stockage ou de destruction de ses vieux produits. Elle passe aussi une pour une sainte. D'autant - comme en témoigne le prétendu don en « toute philantropie » de la trithérapie aux pays défavorisés, un don qui reste encore à faire - que cette charité détourne ses bénéficiaires de la fabrication de médicaments génériques, laquelle représente le plus grand mal aux yeux des donateurs. C'est faire une faveur à l'industrie pharmaceutique que de qualifier ceci d'alruisme éclairé.

La trithérapie coûterait près de 50 fois moins cher sans les brevets

On pourrait raisonnablement espérer que les journaux scientifiques « objectifs » constituent le dernier bastion de la vérité. Mais, ici aussi, hélas, il faut être prudent, comme ces journaux le sont eux-mêmes. Le « New England Journal of Medecine », le plus prestigieux d'entre eux, à récemment avoué, à sa grande contrariété, qu'il était apparu que certains de ses collaborateurs avaient entretenus des liens secrets avec l'industrie pharmaceutique. Quant aux publications moins illustres qui n'ont ni le poids ni les ressources nécessaires pour contrôler les intérêts cachés de leurs collaborateurs, nombre d'entre elles sont pratiquement devenues les vitrines des entreprises qui y font la réclame de leurs marchandises. On sait même que certains prétendus « faiseurs d'opinion, c'est-à-dire des professeurs, ont apposé leur nom au bas d'articles qu'ont avait fort aimablement écrits pour eux dans l'arrière-boutique.
Pendant que je fulmine, voilà un appel à votre charité. L'une des organisatipns de surveillance les plus courageuses, la BUKO, un organisme situé à Bielefeld en Allemafne, et composé de médecins responsables et de militants qui s'efforcent de mettre en relief les méfaits de l'industrie pharmaceutique, s'est récemment vu répondre par l'Union européenne (UE) que sa demande de subvention pour les années 2001-2003 était rejetée. L'UE s'y était déclaré favorable, mais un mystérieux « comités d'experts » a surgi au dernier moment pour la torpiller. Il semble que les positions de la BUKO sur le maintien de la législation des brevets dans les pays du tiers-monde aient été jugées peu pertinentes.
Pour terminer, songez à ceci : le cocktail antisida que les Etats-Unis offrent actuellement coûte 10.000 dollars par patient et par an. Tous ses composants font l'objet d'un brevet. Un fabricant américain de médicaments génériques à qui on a demandé d'en calculer le prix s'il n'avait pas à respecter les brevets à abouti à une estimation de 230 dollars par patient et par an, et il ferait du bénéfice ! Le coût serait encore inférieur au Brésil, en Thaïlande ou en Inde. Si vous y arrivez, bravo.

John Le Carré.

The Sunday Telegraph, Londres. Repris du Courrier International n° 531.