arch/ive/ief (2000 - 2005)

La désobéissance civile et le mouvement anti-néolibéral
by Peter Boyle Sunday January 07, 2001 at 05:00 PM

Bien que ne soutenant pas certains propos ou certaines analyses de l'auteur, je pense que ce texte a un intérêt dans le débat sur ce que la presse traditionnelle appelle le "mouvement anti-mondialisation". A vous de juger... Fred

Le nouveau courant contre la mondialisation néolibérale s’est construit autour d’une série d’actions de désobéissance civile hantant les rencontres des principales institutions du capitalisme mondial. De ce fait, ces institutions ont de la difficulté à trouver des villes où se réunir à l’abri des larges mouvements de protestation.

En conséquence, on rapporte que l’Organisation mondiale du commerce (OMC), par exemple, est incapable de trouver une ville qui veuille accueillir sa prochaine rencontre. Selon le Financial Times de Londres, le petit État du Qatar s’est offert mais essaie maintenant de faire marche arrière en invoquant le manque d’hôtels suffisamment spacieux et le fait que le Ramadan, le mois du jeûne musulman, pourrait coïncider avec la date probable de la rencontre prévue pour novembre 2001. Les autres candidats ne se bousculent pas pour remplacer le Qatar en dépit de l’appât des quelques 5 000 responsables, lobbyistes et journalistes attendus. Après tout, qui veut des misères vécues par Seattle en décembre 1999 ? Son centre-ville a été fermé, ses commerces pillés, le chef de police a dû démissionner et la ville doit faire face à des poursuites de la part de 600 manifestants. Des militants planifient déjà d’assiéger la prochaine rencontre du Fonds monétaire international (FMI), de la Banque mondiale et du Forum économique mondial (FÉM).

Mais la capacité de désorganiser les rencontres de ces institutions est-elle la base sur laquelle repose la force de ces nouveaux mouvements ?

Nouvelle direction ?

Récemment, Michael Albert, un des fondateurs et éditeurs de http://www.zmag.org (un magazine Internet influent du nouveau mouvement) a plaidé en faveur d’une réorientation du style d’activités de ce mouvement, avançant une orientation pour mettre au centre la participation des masses. Il écrit :« Qu’est-ce qui ne va pas, vous demandez-vous ? Des milliers de militants, de gens courageux affluent de ville en ville. Prague ne s’est-il pas terminé un jour plus tôt ? Les laquais de l’argent ne sont-ils pas toujours au large ? Les horribles impacts de l’OMC, du FMI et de la Banque mondiale ne sont-ils pas visibles pour tous ? Certainement, mais notre but n’est pas seulement de faire beaucoup de bruit, d’être visibles, ou courageux, ni même d’effrayer les plus méchants administrateurs du capitalisme pour qu’ils abrègent leurs rencontres. Notre but est d’obtenir des changements pour améliorer des millions de vies. Ce qui compte n’est pas seulement ce que nous avons atteint mais ce vers quoi nous nous dirigeons. Obtenir “des réformes non-réformistes” pour une pleine justice demande une réflexion stratégique. Mais n’est-ce pas ce qui est arrivé ? N’avons-nous pas une stratégie dans ces grands événements et ne réalisons-nous pas nos plans malgré l’opposition ? Oui, mais pour abolir le FMI et la Banque mondiale maintenant, et obtenir de nouvelles institutions à long terme, nous avons besoin de toujours plus de partisans avec une conscience politique et un engagement toujours grandissant, capables d’utiliser de multiples tactiques mobilisatrices et simultanément d'augmenter les coûts sociaux que l’élite ne peut supporter sans abdiquer. C’est la logique de la "dissidence" : devenir des menaces grandissantes aux priorités que les élites chérissent en nous multipliant et diversifiant nos stratégies et tactiques jusqu’à ce qu’elles nous accordent nos revendications et ensuite demander plus. L’ironie dans tout cela c’est que l’efficacité de la désobéissance civile et autres tactiques militantes n’a rien d’irréel ni d’a priori. Elle réside, au contraire, dans la rencontre entre ces pratiques militantes et le mouvement grandissant des dissidents, plusieurs étant dans l’impossibilité de se joindre à de telles tactiques mais appuyant leur logique et marchant dans cette direction. Ce qui donne à la désobéissance civile et aux autres manifestations la force d’obliger l’élite à souscrire à nos revendications est la peur qu'elles ne précèdent une menaçante explosion sociale. Cependant, s’il advient un sit-in de 2 000 ou de 10 000 personnes, même à répétition, mais sans le support d’une communauté de dissidents plus large, plus visible, pouvant nourrir et agrandir les rangs de ceux qui font le sit-in, alors il n’y a pas de sérieuse menace d’explosion sociale. »

La discussion au sujet des tactiques ne devrait pas se réduire à argumenter contre l’ultra-gauchisme libéral, surtout quand davantage de forces conservatrices essaient de mettre un frein au radicalisme politique du nouveau mouvement. À Melbourne, à Prague et à Séoul, l’affrontement sur les tactiques a aussi séparé les radicaux de ceux qui cherchaient à satisfaire les tentatives des entrepreneurs mondiaux pour donner un visage humain à leurs institutions prédatrices.

En Australie, la voie des réformes a traditionnellement été identifiée à l’ALP (Australian Labour Party, Parti travailliste australien). Si vous êtes pour le changement, vous suppliez votre député (travailliste), vous faites circuler une résolution dans les associations (ALP), vous faites entrer le Parti travailliste au gouvernement et vous vous croisez les mains en espérant qu’une réforme sera décrétée par ce gouvernement. Ce sont les moyens habituels des "dissidents", mais depuis deux décennies beaucoup de gens ont réalisé que ces moyens ne fonctionnaient pas. Les gouvernements travaillistes ressemblent aux gouvernements libéraux. Les deux ont ouvertement appuyé et ont implanté les mesures néolibérales en Australie.

A Melbourne, près de 20 000 personnes ont voté en participant massivement aux piquets pour briser la voie traditionnelle des réformes. Les tentatives de l’ALP pour affaiblir/isoler le blocus contre la rencontre du FÉM à Melbourne n’ont réussi qu’à souligner l’indépendance politique de l’Alliance contre ce sommet et rendre la victoire encore plus enivrante.

La désobéissance civile

Se rebeller contre l’appareil politique et les structures traditionnelles est la manière préférée de ce mouvement pour exprimer son désaccord : il se traduit par la désobéissance civile. Celle-ci exprime la volonté délibérée de briser avec les moyens habituels de "dissidence". Pendant la manifestation de Melbourne, la tactique de paisible blocage de masse a séduit l’imagination des gens qui en ont marre des moyens habituels. Probablement beaucoup auraient hésité à s'y rendre s'il s'était agi juste d'une autre manifestation convoquée par des bureaucrates syndicaux ou des politiciens travaillistes qui ne sont pas très intéressés à changer la société.

La tactique du blocage de masse a beaucoup contribué au succès de la mobilisation, même si certains participants ont pu avoir l’illusion de pouvoir forcer le FÉM à changer de cours et malgré la présence de petits groupes, certains habillés en tenue de combat, qui firent l’effet d’une diversion colorée. Mais il y avait aussi ces groupes qui voulaient démontrer qu’ils étaient les plus militants même au prix de la réussite du mouvement. Il a fallu beaucoup de travail aux militants de gauche plus clairvoyants pour empêcher que prévale la conception tactique de l’extrême-gauche voulant réduire le blocage à un affrontement d’une heure ou deux avec les policiers (tel qu’expliqué par un dirigeant de l’organisation International Socialist).

Il a fallu travailler dur pour gagner la bataille morale contre les partisans des méthodes violentes et s'en tenir à un blocage non-violent de masse. D’ailleurs les participants au blocage le souhaitaient eux-mêmes. Finalement, le blocage a été un grand succès. Il a aussi fallu lutter au sein de l’Alliance pour s’assurer que les tactiques désespérées pour empêcher la tenue du FÉM ne dépouillent pas le mouvement de sa victoire principale, le fait de délégitimer le FÉM et son programme néolibéral.

La peur de la centralisation

Cependant, le grand défi du nouveau mouvement est de mettre au point d’une façon indépendante sa propre politique radicale. La peur de la centralisation parmi nombre de militants de gauche empêche le mouvement de mettre en avant ses revendications, ce qui laisse le champ libre aux ONG, aux bureaucraties syndicales et aux autres institutions conservatrices pour s’exprimer en son nom.

Il fut impossible de conclure la discussion sur les tactiques et les problèmes d'organisation. Cet échec de l’Alliance, incapable d’aller au-delà du slogan « Éliminons le FÉM !» (« Shut down the WEF ! »), a contribué à mettre en place une division informelle et partielle du travail qui a permis aux experts plus conservateurs ou aux militants ayant un accès plus facile aux médias d’être les porte-parole officieux du mouvement.

Si, avec la "désobéissance civile", le mouvement post-Seattle essaie de rompre avec le conservatisme des mouvements traditionnels , il signifie aussi pour eux un indéniable recul. Beaucoup de militants du nouveau mouvement se méfient de toute direction ou de tout centralisme à cause de leur expérience dans ces anciens mouvements dominés par des bureaucrates sociaux-démocrates ou staliniens. Le rejet de la hiérarchie est très apparent dans le nouveau mouvement.
Certains aiment à dire qu'il est sans direction. On a tendance à sacraliser le prétendu modèle organisationnel de Seattle construit sur la base d’une convergence idéalisée de petits groupes d’affinités reliés par Internet.

Tout ceci est fantaisie semi-anarchiste. Quand on cherche à appliquer ce modèle, ça ne marche pas. Quand les militants des États-Unis sont arrivés à la manifestation contre le congrès du Parti Démocrate à Los Angeles, quelques-uns disaient : « Ca ne colle pas. Est-ce vraiment démocratique ? »

Dans la montée vers le sommet de Prague, quelques vétérans de Seattle faisaient la loi auprès des militants tchèques tout en prêchant le supposé modèle sans direction de Seattle. Après Prague, plusieurs militants se sont exprimés sur les conséquences antidémocratiques et démoralisantes des petits groupes par affinité qui avaient le droit d'attaquer violemment les policiers puis de s’enfuir et de laisser les masses de manifestants paisibles parer les coups de bâton, les gaz lacrymogènes et les canons à eau. Seul un plus grand fonctionnement démocratique peut empêcher de petites factions (ou des provocateurs de la police) de dicter leur forme de lutte et leur message politique sous le couvert de s’opposer au centralisme.

Le nouveau mouvement peut s’organiser démocratiquement sans sacrifier sa diversité culturelle et politique. On n’a pas besoin d’une direction centralisée qui dicte à tous comment manifester mais le mouvement a besoin de fonctionnement collectif s’il veut grandir et garder son indépendance politique.

Le modèle des groupes par affinité n’a jamais été la seule façon d’organiser les grandes manifestations du nouveau mouvement. L’Alliance à Melbourne, par exemple, fonctionnait sur la base de réunions ouvertes et centralisées de militants où les décisions étaient prises par vote majoritaire. De semblables coalitions ont aidé à l’organisation de Seattle et Washington, travaillant de concert et en collaboration avec les représentants des groupes par affinité.

Melbourne nous a permis d’entrevoir les possibilités que le mouvement anti-mondialisation offre à un grand nombre de personnes de faire l’expérience de la force de la démocratie à la base lors des trois jours que nous avons passés sur les lieux de blocage autour du Crown Casino. Toutes les décisions-clés y furent discutées, votées et mises en œuvre par les participants au blocus. C’est cette démocratie militante participative alliée à une coordination centralisée de tout le blocus par l’Alliance plutôt que par les groupes d’affinité qui a rendu la manifestation si efficace.

Peter Boyle est membre de l’exécutif national du Parti socialiste démocratique (DSP) d’Australie, dont les militants ont été très actifs dans l’organisation de la manifestation contre la réunion du Forum économique mondial à Melbourne, les 11-13 septembre 2000.

Traduit de l'anglais par Jacqueline Loiselle et Marc Bonhomme (Québec).