Mission d'enquête en Turquie by Emmanuel Leclercq (People's Rights Watch) Tuesday January 02, 2001 at 06:06 PM |
Le 19 décembre dernier, l'armée turque a pris d'assaut les prisons du pays pour mettre fin à la grève de la faim qu'environ 2000 détenus avaient entamée pour protester contre les cellules d'isolement. Suite à ces évènements, l'organisation de défense des droits de l'homme « People's Rights Watch » s'est rendue sur place en mission, afin d'y effectuer une enquête et d'y voir clair.
Le 19 décembre dernier, l’armée turque a pris d’assaut les prisons du pays pour mettre fin à la grève de la faim qu’environ 2000 détenus avaient entamée pour protester contre les cellules d’isolement, les loi antiterroristes et la généralisation de la torture dans le pays. Une partie de ces grévistes de la faim entraient en phase terminale et le pouvoir voulait à tout prix éviter des martyrs. Suite à ces évènements, l’organisation de défense des droits de l’homme « People’s Rights Watch » s’est rendue sur place en mission, afin d’y effectuer une enquête et d’y voir clair. La mission était composée de deux médecins (Anne van Maeckelenbergh et Geert Van Moorter), de trois avocats (Emmanuel Leclercq, Isabelle Wirtz et Martijn Strooij), d’un journaliste (Joris van der Aa) et de deux parlementaires belges attentives aux problèmes des droits de l’homme, Frieda Brepoels (Volksunie) et Leen Laenens (Agalev) ; il y avait également un formidable interprète, Bülent, un jeune Belge d’origine kurde, qui est rapidement devenu notre ami. La mission a d’abord démontré que des personnes de sensibilités politiques différentes, mais animées d’un même antifascisme et d’un véritable souci de défense des droits de l’homme, pouvaient parfaitement collaborer. L’ensemble de la mission n’a fait malheureusement que confirmer les craintes du début ; les atrocités commises sont encore pires que ce qu’on pouvait penser et les perspectives de voir la Turquie se démocratiser en vue d’une adhésion à l’Europe sont totalement inexistantes.
L’enquête faite sur place par la délégation a été menée avec la plus grande rigueur possible, dans un souci d’objectivité, et dans le refus d’affirmer par la suite des choses qui n’auraient pas été directement recueillies auprès de témoins. Pour que l’enquête soit contradictoire, la délégation avait demandé, à plusieurs reprises, de pouvoir rencontrer le ministre de la justice, le ministre des affaires étrangères et le ministre de l’intérieur de Turquie. Aucune réponse n’a été donnée à cette demande et la délégation n’a pu rencontrer aucun officiel, malgré le soutien apporté en ce sens à la délégation par le ministre belge des affaires étrangères, Louis Michel, mal relayé, il faut le souligner, par le consulat de Belgique à Istanbul, qui s’est montré parfaitement indifférent au problème.
Nous avons rencontré sur place d’anciens détenus qui venaient de sortir de prison et avaient assisté directement aux évènements ; les familles des autres détenus ; les responsables de l’Institut des Droits de l’Homme d’Istanbul ; les avocats de certains des détenus ; un groupe d’architectes et d’ingénieurs auxquels le gouvernement turc avait demandé une étude sur les cellules d’isolement et qui ont rendu des conclusions totalement défavorables ; l’avocat Zeki Rüzgar, qui a été lui-même détenu pour avoir simplement défendu des révolutionnaires et des Kurdes ; enfin, une jeune sociologue qui venait de sortir de prison, où elle avait passé deux ans et demi à cause d’une enquête qu’elle avait osé entreprendre sur la guerre au Kurdistan.
Les conclusions que l’on peut tirer de tous ces témoignages sont véritablement accablantes. Il en ressort d’abord que les médias turcs sont complètement manipulés par le pouvoir et que celui-ci utilise sans vergogne les mensonges les plus éhontés quand il
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veut dissimuler une vérité embarrassante. Ainsi, l’assaut des prisons a été soigneusement préparé : une quinzaine de jours à l’avance, les détenus entendaient des « travaux » sur les toits des prisons, par lesquels l’armée préparait en réalité de larges trous pour pouvoir jeter, le jour venu, des bombes à l’intérieur des prisons. L’assaut a été donné à 5 heures du matin, par des bulldozers qui ont défoncé les portes d’entrée des prisons. Il est totalement faux de dire que les détenus y possédaient des armes et que ce procédé était le seul possible pour que l’armée se défende. En réalité, aucun détenu n’y possédait aucune arme et la seule résistance que certains détenus ont opposée est une résistance passive et symbolique avec des chaises, des vieilles tables, etc. Ceux qui se défendaient ainsi étaient pourtant considérés comme des rebelles : des bombes ont été lancées dans leur direction, une partie d’entre eux a été atrocement brûlée et défigurée avant qu’ils ne soient entraînés de force vers des hôpitaux où, d’ailleurs, ils ne reçoivent pratiquement aucun soin. La délégation a rencontrée une détenue, rescapée des évènements, qui était brûlée aux seins, sur le ventre et dans les dos, et qui n’était probablement pas en assez mauvais état que pour être dissimulée aux yeux du public. Il est en effet frappant de constater que personne n’a, jusqu’à présent, pu entrer dans les prisons ou les hôpitaux pour voir les détenus grièvement blessés ; les seuls contacts possibles sur place le sont avec des détenus encore « présentables ». S'appuyant sur la démonstration faite par des avocats turcs, l’enquête sur place a pu notamment démonter totalement un montage scandaleux, montré par plusieurs télévisions européennes : on y voyait une jeune femme qui s’immolait par le feu en s’enflammant avec un briquet. C’était totalement faux : aucun détenu ne s’est immolé lui-même. C’est l’armée qui, avec ses bombes et ses gaz, a enflammé des dizaines de détenus, la Turquie étant probablement le seul pays du monde qui essaie d’éradiquer son opposition en mettant le feu à ses détenus.
Autre mensonge : le pouvoir (abusant la diplomatie européènne et, notamment, le ministre Michel) a prétendu que cette action visait uniquement les détenus d’extrême-gauche qui faisaient une grève de la faim et que, en fait, cette action visait à éradiquer l’opposition révolutionnaire armée. Ce serait déjà inadmissible en soi, mais c’est en plus complètement faux : d’abord, sur les 12.000 prisonniers politiques que compte la Turquie, il y en a environ 400 qui sont détenus pour des faits de violence, les autres étant détenus uniquement pour leurs opinions ; ensuite, l’attaque des prisons visait tous les détenus politiques (les mafieux ont été soigneusement laissés en paix), même les modérés qui y étaient pour leurs attaches avec les Kurdes et qui ne faisaient pas une grève de la faim « au finish ». Il faut ajouter à ce triste tableau deux choses : les avocats qui sont autorisés à visiter leurs clients (ce qui n’est pas toujours le cas) sont fouillés pendant trois heures, les avocates étant entièrement dénudées et fouillées jusque dans leurs parties les plus intimes ; d’autre part, et ceci est encore plus important, c’est lors du séjour sur place de la délégation que les premiers grévistes de la faim sont morts ; ils étaient au nombre de 4 le 29 décembre.