Le véritable Big Brother by Jeanne Berx (Solidaire) Wednesday December 27, 2000 at 11:52 AM |
Toutes les trois heures, le système d'écoute Echelon traite autant d'informations qu'une grande bibliothèque universitaire. Comment cela? Quelles techniques utilise-t-on? Nous avons posé la question à Wim Kenis, qui a réalisé une étude sur Echelon.
Attention, vous êtes filmés! «Big Brother», c’est de l’histoire ancienne. Mais dans la vie réelle,
Big Brother est plus actif que jamais. Le ministre de la Justice, Marc Verwilghen,
allonge un demi-milliard de plus aux services policiers pour qu’ils améliorent
leurs écoutes téléphoniques. Imitant Louis Tobback à
Louvain, Anvers veut installer des caméras pour surveiller de près
son centre-ville. La semaine dernière, le juge d’instruction bruxellois
Bulthé est tombé sur le dos de la société Proximus
qui, d’après lui, ne transmet pas assez vite à la justice ses
informations sur les conversations téléphoniques. Sans compter
tous les satellites qui captent tout ce qui se transmet par téléphone,
fax ou e-mail. Ils constituent une composante d’Echelon, nom de code d’un système
d’écoute à l’échelle mondiale, contrôlé par
les USA, la Grande-Bretagne, la Nouvelle-Zélande, le Canada et l’Australie Jeanne Berx
Le véritable Big Brother Toutes les trois heures, le système d’écoute Echelon traite autant
d’informations qu’une grande bibliothèque universitaire. Comment cela?
Quelles techniques utilise-t-on? Nous avons posé la question à
Wim Kenis (PTB), qui a réalisé une étude sur Echelon. Déjà, en 1948, un accord portant le nom de Security Agreement
avait été conclu entre les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. C’est
cet accord qui constitue la base du projet Echelon. Pourquoi Echelon n’est-il
devenu d’actualité que ces dernières années seulement?
Wim Kenis. L’accord de 1948 était un accord secret. L’existence
et le fonctionnement d’Echelon ont été mentionnés pour
la première fois par le journaliste néo-zélandais Nicky
Hager dans son ouvrage Secret Power, paru en 1996. Ce livre repose sur
les témoignages de dizaines de spécialistes impliqués dans
Echelon. Les révélations de Hager ont été confirmées
quand la National Security Agency (NSA), le plus important service de renseignements
des Etats-Unis, a publié une partie de ses archives. La publication la plus récente et la plus accréditée
sur Echelon est un rapport de l’enquêteur et journaliste anglais Duncan
Campbell, publié en 1998. Il constitue la base de l’enquête du
parlement européen sur Echelon. En Belgique, le rapport annuel du Comité
I de contrôle sur le fonctionnement des services de renseignements fait
également mention de l’existence d’Echelon. La grande inquiétude du Comité I et du parlement européen
vient surtout du constat que les Etats-Unis utilisent Echelon à des fins
d’espionnage industriel à grande échelle. Les publications de
Hager et Campbell ainsi que les divergences d’intérêts économiques
entre les USA et l’Europe ont placé Echelon sous les feux de l’actualité.
A quoi ressemble un tel système d’écoute? Et quelle est son
ampleur? Wim Kenis. Vingt satellites Intelsat ratissent le monde entier
et traitent une grande partie de toutes les communications électroniques
(téléphone, e-mail, fax, internet). Au même moment, chacun
de ces satellites Intelsat peut traiter entre 12.000 et 90.000 communications.
Toutes ces communications sont captées par le système Echelon
et traitées via une cinquantaine de centraux répartis dans une
vingtaine de pays des cinq continents. Ensuite, il y a encore des stations spéciales
reliées à des satellites de communications n’appartenant pas au
système Intelsat. Echelon dispose également de ses propres satellites. Ceux-ci sont
utilisés pour l’interception de ce qu’on appelle les faibles communications
au sol, telles les walkie-talkies, les antennes gsm et les émetteurs
FM. Deux de ces satellites top-secret suivent une orbite survolant l’Europe. La troisième composante des écoutes est un système
branché sur les câbles de communication et les réseaux de
micro-ondes faisant partie de l’infrastructure nationale et internationale des
télécom. Toutes les trois heures, Echelon engrange une quantité d’informations
équivalente à celle contenue dans l’ensemble des ouvrages d’une
très grande bibliothèque universitaire. Il s’agit là d’une quantité gigantesque. Comment toute cette
information est-elle transformée en rapports utilisables? Wim Kenis. Chaque jour, Echelon produit entre 10.000 et 15.000
rapports. Ceux-ci sont transmis à des instances militaires, industrielles
ou économiques des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne, de la Nouvelle-Zélande,
du Canada et de l’Australie. Afin de distiller ces rapports à partir d’une quantité d’informations
aussi énorme, Echelon utilise diverses techniques hyper-sophistiquées.
Au besoin, les messages captés sont d’abord décodés, traduits
en anglais et ensuite analysés. La traduction se fait automatiquement,
à partir d’une centaine de langues. Pour l’analyse, chaque pays constitue un dictionnaire comportant des mots
clés: noms, lieux, données, numéros de téléphone,
adresses e-mail, etc. Des ordinateurs analysent les communications interceptées
comportant ces mots clés. Ils examinent également comment et à
quelle fréquence ces mots reviennent dans un message et ils déterminent
ainsi la probabilité selon laquelle un message e-mail ou une conversation
téléphonique traite d’un sujet qui peut intéresser Echelon.
On recourt également à des techniques relevant du domaine
de l’intelligence artificielle et qui permettent de saisir le contexte d’utilisation
de certain mot clé. Imaginez que le mot réserve soit un mot clé.
Un message dans lequel le mot «biscuits» figure à côté du
mot «réserve» aura un tout autre contenu que celui dans lequel le même
mot «réserve» est utilisé en combinaison avec «argent». Ensuite, on examine aussi qui communique avec qui, selon quelle fréquence
et à quels moments. Car cela peut fournir des infos utiles sur la composition
et le fonctionnement de certaines organisations. Toutes ces techniques sont appliquées tant aux communications écrites
qu’orales, ainsi qu’aux images. Pour les conversations, on recourt en outre
à des techniques de reconnaissance de la voix et les images peuvent être
traitées en se servant de la reconnaissance physionomique. Où se font ces opérations? Wim Kenis. L’une des bases se situe à Memwith Hill dans
le Nord-Yorkshire, en Angleterre. Il s’y trouve 25 grandes antennes de captation
des communications transmises par satellites. Y travaillent 1.400 agents de
la NSA et 350 Britanniques. A la fin des années 90, on a mené de nombreuses actions
contre cette base. En 1997, il s’est avéré au cours d’un procès
que la NSA, à Memwith Hill, pouvait également intercepter 100.000
conversations simultanément via au moins trois câbles optiques
majeurs. Des employés des British Telecom (la société des
téléphones britanniques) ont témoigné à ce
propos lors du procès. Mais il s’agissait d’un procès contre des
militants et non contre les pratiques d’écoute. Le juge signifia donc
aux témoins de se taire à ce sujet.
Photo - La station de la NSA (services secrets américains) à
Leitrin, au Canada. D’autres bases aux USA, au Canada, en Grande-Bretagne, en
Hollande, en Allemagne, en Nouvelle-Zélande,... traitent une quantité
gigantesque d’informations interceptées par satellite pour en faire des
rapports utilisables. En médaillon: le lieutenant général
Michael V.Hayden de la Force aérienne américaine, chef du projet
Echelon (Photos NSA) A l’école du général Kitson La pierre angulaire de la stratégie répressive de tous les services
de police et de renseignements n’est autre que la collecte d’informations concernant
«l’ennemi intérieur». Il existe un modèle, connu sous le nom de
celui qui l’a décrit pour la première fois: le général
anglais Frank Kitson. Dans les années 50 et 60, Kitson a acquis une vaste expérience
dans les anciennes colonies britanniques en opprimant les mouvements populaires
anticoloniaux. Ensuite, il a opéré en Irlande du Nord. En 1971,
il a résumé ses expériences dans son ouvrage Low Intensity
Operations, Subversion, Insurgency & Peacekeeping (Opérations
à faible intensité, subversion, insurrection et maintien de la
paix). Le journaliste français Roger Faligot a fait connaître la
doctrine de Kitson à un large public en publiant Guerre secrète
en Europe. Kitson part du principe que les services de police, l’armée et
les services de renseignements doivent se préparer à pouvoir faire
face à des mouvements populaires qui peuvent évoluer vers une
insurrection générale. Dans ce qu’il décrit comme «le processus
de subversion», il distingue trois phases: la phase préparatoire, la
phase non violente et la phase d’insurrection déclarée. Selon
Kitson, les services de police doivent mettre tout en oeuvre, en étroite
collaboration avec les responsables politiques, pour éviter que l’on
en arrive à la phase trois. Le général décrit en détail comment y tendre
dans chacune des phases. Dans la première (dans laquelle nous nous trouvons
généralement), il souligne l’importance d’une étroite collaboration
entre les structures civiles et militaires. Il incombe aux structures civiles
d’appréhender et de neutraliser le mécontentement inévitable
du peuple à propos du chômage, de la flexibilité, du coût
de la vie, des dysfonctionnements de la justice en élaborant des programmes
de réformes. Les structures civiles doivent manipuler l’opinion publique
via les médias afin de faucher l’herbe sous le pied des alternatives
radicales qui remettent en question le capitalisme même. Les structures
militaires, au nombre desquelles figurent également les services de police,
doivent s’occuper principalement de la collecte et l’analyse d’informations
de degré inférieur concernant toute personne ou organisation considérées
comme faisant partie de «l’ennemi intérieur». Sur base de ces informations,
il convient de mettre sur fiches l’organigramme de ces organisations, de dresser
les listes de leurs membres, collaborateurs et sympathisants en amassant le
plus grand nombre d’informations sur leur vie privée et professionnelle.
Ce sont ces informations qui doivent mettre les services de police en mesure,
dans l’une des phases suivantes, d’organiser une répression efficace
et ciblée. Photo - Le livre dans lequel Roger Faligot analyse la doctrine Kitson,
ce général britannique qui a décrit la stratégie
répressive des services de police.