Les entreprises veulent ouvrir les frontières. Pour qui? by daniel Wednesday December 06, 2000 at 09:29 PM |
Un rapport surprenant de la Commission européenne plaide sans détour pour la levée des entraves à l'immigration. Les entreprises européennes veulent recruter des millions de travailleurs étrangers au cours de la prochaine décennie.
Les entreprises veulent ouvrir les frontières. Pour qui?
Les nouveaux travailleurs immigrés arrivent
Un rapport surprenant de la Commission européenne plaide sans détour pour la levée des entraves à l’immigration. Les entreprises européennes veulent recruter des millions de travailleurs étrangers au cours de la prochaine décennie. Rien que dans le secteur de l’informatique, il manque 850.000 spécialistes. En Belgique aussi, le besoin de main-d’oeuvre étrangère se fait sentir. Vacature, le supplément «offres d’emploi» des journaux néerlandophones, a publié un dossier intitulé «Stop à l’interdiction d’immigrer». Qu’en pense le PTB? Nous l’avons demandé à David Pestieau qui a examiné la nouvelle politique de l’immigration.
Luc Maes
Il semble que même le monde de l’entreprise soit favorable à l’ouverture des frontières?
David Pestieau. C’est ce qu’ils disent, oui, mais qu’est-ce que ça cache? Si des patrons veulent se débarrasser des entraves à l’immigration, c’est en premier lieu pour obtenir des techniciens hautement formés, des ingénieurs et des informaticiens. En outre, ils veulent recruter des contingents de travailleurs temporaires, spécialement pour des secteurs peu attirants comme l’horéca et le transport routier. Mais la porte de l’Europe reste close à tous ceux qui n’ont pas ce profil.
Quelle alternative voyez-vous? Faut-il ouvrir les frontières?
David Pestieau. Nous avons trop longtemps pensé que cela suffirait, oui. Mais le problème est plus complexe. Les Polonais par exemple, n’ont pas besoin de visa pour la Belgique. Pour eux, les frontières sont ouvertes. Le problème est qu’ils n’ont pas droit à un permis de séjour intégral et permanent, leur donnant quelque certitude. Ils décrochent alors forcément des jobs au noir, dangereux et mal payés. Cela convient à une partie du patronat. Les salaires et les conditions de travail de toute la population active sont ainsi mis sous pression.
Ne devons-nous pas nous opposer aux contingents d’ouvriers que le patronat veut recruter? Puisqu’on les utilise pour les dresser contre les autres ouvriers?
David Pestieau. Le capitalisme dresse toujours les ouvriers les uns contre les autres, c’est ainsi. Il ne faut pas penser que cette stratégie de diviser pour régner disparaît si l’on ferme les frontières aux ouvriers étrangers. Un manager de Randstad Intérim, une des plus grandes entreprises d’intérim du pays, dit qu’à côté de l’importation de travailleurs étrangers, l’activation des chômeurs doit être prioritaire pour le gouvernement. L’activation des chômeurs, cela veut dire ôter le droit à l’allocation et à la sécurité d’existence aux chômeurs, pour les obliger à accepter les boulots flexibles, sales et sous-payés. C’est la même stratégie: on donne moins de droits aux gens, ce qui fait qu’ils peuvent moins facilement refuser de mauvais emplois.
Mia De Vits, de la FGTB, dit également que les autorités feraient mieux d’investir dans l’insertion des chômeurs, au lieu d’attirer des ouvriers étrangers.
David Pestieau. De Vits se trompe totalement. Le patronat fera tout pour réduire les salaires et les conditions de travail des travailleurs belges. D’une part en forçant les chômeurs à accepter des boulots mal payés, d’autre part en faisant appel à des travailleurs étrangers. Si nous voulons empêcher cela, nous devons faire en sorte que tous les travailleurs se rassemblent et revendiquent ensemble des emplois décents dans de bonnes conditions de sécurité et avec de meilleurs salaires. Ca signifie également que nous devons exiger que les travailleurs étrangers embauchés par les entreprises obtiennent un permis de séjour digne de ce nom. Si ces gens obtiennent les mêmes droits que nous, ils seront dans une meilleure position pour refuser de bas salaires et de mauvaises conditions de travail. Dans l’intérêt de tous.
Chaque année des bandes maffieuses introduisent en fraude un demi million de personnes en Europe. La plupart débouchent dans le circuit du travail en noir. Des contrôles frontaliers plus sévères pourraient-ils empêcher cette traite d’esclaves?
David Pestieau. Au mois de juillet, le commissariat de l’ONU pour les réfugiés a publié un rapport amer sur la politique d’asile européenne. Il en ressort que quasiment plus personne n’entre dans la forteresse Europe d’une manière légale. Sans visa, la grande majorité ne peut entrer en Belgique. Et dès que l’ambassade suppose qu’on veut demander l’asile en Belgique, il n’est plus question d’obtenir un visa. Les contrôles sont tellement sévères, dans les aéroports là-bas et ici, que sans papiers en règle, on ne passe pas facilement à travers les mailles du filet.
Suite au durcissement récent de la procédure d’asile en Belgique, moins de gens vont tenter leur chance car ils seront presque à coup sûr renvoyés. Pas étonnant donc que les passeurs d’hommes trouvent beaucoup de clients. En 1993, 20 à 40 pour-cent des personnes entraient clandestinement en Europe. Les spécialistes estiment que maintenant ce pourcentage est de 60 à 70 pour-cent. Le passage clandestin est pour beaucoup de réfugiés l’unique façon de pouvoir encore entrer en Europe.
On ne peut tout de même pas défendre cela? En 1994 déjà, ce trafic représentait un chiffre d’affaires de 280 milliards de francs au niveau mondial. Depuis, ce trafic a carrément doublé…
David Pestieau. Pensez-vous que les juifs dans les années 30 et 40 n’étaient pas contents d’avoir les bateliers danois, même s’ils devaient payer cher pour arriver en lieu sûr? Si les gouvernements européens ne rendaient pas impossible la venue de ces réfugiés de manière légale en Europe, ces maffias de contrebande n’auraient pas de raison d’être.
La proposition des Verts visant à autoriser certains quotas d’immigrés n’est-elle pas intéressante? Ce serait une autre façon légale pour venir en Europe, en plus de la procédure d’asile.
David Pestieau. Agalev et Ecolo écrivent dans leur note sur l’asile que ces quotas doivent tenir compte des besoins de l’économie. Ca au moins, c’est clair. Mais j’estime que la soif de bénéfice des entreprises ne doit pas prendre le pas sur les intérêts de la population travailleuse. Les gens ne sont pas une marchandise qu’on peut importer pour en disposer comme on veut.
De plus, ces quotas ne touchent pas au fond du problème, les clandestins arrivent de toute façon. Agalev va-t-il utiliser ces quotas pour justifier l’expulsion massive des sans papiers?
S’ils veulent survivre ici, ces clandestins ne peuvent pas échapper au travail en noir, qui est un besoin réel de l’économie capitaliste actuelle. Par exemple, dans les cultures sous serre dans le sud de l’Espagne, où des dizaines de milliers d’Africains clandestins se tuent à la tâche pour deux fois rien. Ou sur les chantiers à Bruxelles, où travaillent des centaines d’Européens de l’Est.
Combien de temps allons-nous encore tolérer cette exploitation? Ces gens n’ont aucun droit, les patrons peuvent en faire ce qu’ils veulent et en plus, cela mine encore la sécurité sociale. La seule solution, c’est de faire en sorte que tous ceux et celles qui veulent venir en Europe, puissent le faire légalement. Celui qui veut venir travailler et construire son avenir ici, doit obtenir le droit de s’établir ici. Il doit recevoir un permis de séjour valable, pour empêcher la formation d’une sous-classe d’ouvriers étrangers sans droits, dont le patron profite au maximum pour démolir les salaires et les droits de tous les travailleurs. C’est pourquoi il est très important que les syndicats soutiennent la manif du 10 décembre pour mettre fin à la clandestinité. La défense des droits démocratiques des sans papiers ne peut que profiter à tous les travailleurs.
Que penser de ces centaines de milliers de techniciens et ingénieurs hautement qualifiés que le patronat veut recruter en Europe de l’Est et dans le tiers monde? Faut-il approuver cette fuite des cerveaux?
David Pestieau. Pouvons-nous l’empêcher? Lénine décrit comment les pays impérialistes, à l’époque déjà, recrutaient les meilleures forces de travail dans les pays les moins développés. On estime qu’un million et demi de travailleurs qualifiés venant des pays en voie de développement travaillent en Europe, aux USA ou au Japon. Ces dernières années, c’est surtout en Europe de l’Est que les entreprises recrutent. Des managers belges se rendent en Ukraine pour y cueillir sur les bancs de l’école les jeunes informaticiens capables de développer des logiciels. Ainsi, le capitalisme accentue encore la contradiction entre les pays développés et ceux qui le sont moins.
Mais il y a également un aspect positif. Le capitalisme chasse des millions de gens hors de leur pays d’origine et les entreprises déplacent de grands groupes de travailleurs là où cela leur convient. En même temps, ces migrations favorisent le contact et l’échange entre des ouvriers de différentes cultures. C’est un élément dont nous devons beaucoup plus profiter.
Concrètement, comment arriver à ce que chacun puisse recevoir le droit de s’établir dans notre pays?
David Pestieau. Nous devons analyser rigoureusement quelles embûches le gouvernement dresse pour empêcher la migration, quelles mesures poussent les gens dans les mains des passeurs d’hommes. Ces restrictions, nous devons les supprimer. Accorder d’office le droit au visa serait déjà un premier pas important. Deuxièmement, le gouvernement doit donner un permis de séjour à ceux qui viennent en Belgique pour s’y établir. Juridiquement, c’est parfaitement faisable. Nous voulons élaborer un projet de loi concret, avec d’autres progressistes. Nous devons prendre des initiatives très concrètes pour arracher des droits démocratiques en faveur de ceux qui immigrent en Belgique.
Est-ce bien réaliste? Un tel projet de loi s’oppose à la politique actuelle. Ne ferions-nous pas mieux de nous en tenir à des revendications réalisables, telles que la liquidation des centres fermés?
David Pestieau. Nous devons faire en sorte que le projet de loi soit réalisable, qu’il ait une base juridique solide. Il nous appartiendra ensuite de mener la lutte pour que le parlement l’approuve. A nous d’ouvrir le débat et de mobiliser la population pour la défense des droits démocratiques. Y compris dans les quartiers populaires.
Naturellement, nous devons aussi continuer la lutte pour des objectifs spécifiques, comme l’arrêt de l’internement des sans papiers dans des centres fermés. Mais une loi concrète qui donnerait aux sans papiers le droit de s’établir en Belgique résoudrait ce problème d’un coup.
Inversement, la lutte contre les centres fermés peut devenir beaucoup plus percutante si nous exigeons en même temps que celui qui vient en Belgique puisse s’y établir légalement.
Les orientations de la politique d’immigration sont fixées au niveau européen. Quelle marge de manoeuvre la Belgique a-t-elle encore?
David Pestieau. L’Europe a beaucoup à dire, en effet. Les partis au gouvernement aiment le rappeler. Ils oublient de dire que la déclaration gouvernementale insiste justement sur le renforcement de la coopération européenne au niveau de la politique de l’asile, et que, dans le cadre de l’Europe, la Belgique s’est toujours trouvée au premier rang quand il s’agissait de restreindre encore plus le droit d’asile.
Les sanctions contre les sociétés transportant des clandestins ont été instaurées en Belgique en 1989, avant d’être généralisées un an plus tard dans toute l’Europe. Si la bourgeoisie belge sait prendre le devant pour démolir les droits des immigrés, alors je ne vois pas pourquoi les travailleurs, progressistes et démocrates belges ne pourraient pas avec la même ambition, prendre le devant dans la lutte pour ces droits démocratiques au sein du mouvement antiraciste européen.
D’accord pour défendre les droits démocratiques de celui qui vient ici, dans l’intérêt de toute la population travailleuse. Mais est-ce que ces gens ne feraient pas mieux de se battre dans leur propre pays contre les multinationales?
David Pestieau. Il est évident que nous soutenons les syndicats qui défendent les intérêts des travailleurs partout dans le tiers monde et en Europe de l’Est, contre ‘nos’ multinationales qui y gagnent gros sur le dos des gens. Forcément, nous soutenons les mouvements révolutionnaires dans le tiers monde. Il est plus que clair que ce système économique empêche des millions de gens de se construire un avenir digne. Et les syndicats et les révolutionnaires ont mille fois raison de lutter contre ce système.
En même temps, nous devons donner aux gens qui fuient la misère et le chômage, le droit de s’établir chez nous s’ils le veulent. Et s’ils le peuvent, car il y a une chose que nous ne devons pas perdre de vue: seule une infime minorité de la population du tiers monde a les moyens financiers d’émigrer vers l’Europe. Même le droit d’asile le plus démocratique ne pourra pas résoudre cette injustice fondamentale.
Photo: Réfugiés dans un aéroport. Les patrons veulent des techniciens et des informaticiens hautement qualifiés ainsi que des contingents de travailleurs temporaires. Les hommes ne sont pourtant pas une marchandise qu’on peut importer pour en disposer comme on veut. (Photo Klassenkampen, Per-Anders Rosenkvist)