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Banque Mondiale et FMI : des origines à nos jours
by Eric Toussaint (posted by Fred) Monday December 04, 2000 at 02:55 PM

Eric Toussaint, auteur de " La Bourse ou la Vie. La finance contre les peuples "Co-Edition Luc Pire,Bruxelles / Cadtm - Bruxelles / Syllepse Paris / CETIM - Genève

Ce texte retrace le parcours de la Bm et du FMI de leur origine à nos jours, analyse les enjeux stratégiques qui ont présidé à leurs choix, présente leur mode de fonctionnement, démontre leur responsabilité dans l’éclatement de la crise de la dette de la Périphérie, montre la mécanique des plans d’ajustement structurel ainsi que leurs effets sociaux et économiques. Ce texte est constitué des chapitres 9 à 12 du livre mentionné plus haut. Banque mondiale/FMI : Plus d’un demi siècle suffit!

Bretton Woods : Naissance du FMI et de la Banque mondiale

Le 30 juin 1944, le soir, deux trains spéciaux quittaient Washington et Atlantic City. Ils étaient bourrés de centaines de messieurs bien habillés (il y avait peu de femmes), en costume " bon chic bon genre ". Ils conversaient en un si grand nombre de langues européennes que les reporters locaux baptisèrent la procession " la Tour de Babel sur roues ".

Leur destination était la localité de Bretton Woods, située dans les pittoresques montagnes du New Hampshire. Ils devaient y assister à la Conférence monétaire et financière des Nations unies.

Cette rencontre de quarante-quatre pays avait été mise sur pied par le Président Franklin D. Roosevelt. L'objectif était d'établir les règles d'un nouvel ordre économique international pour l'après-guerre.

La séance inaugurale de la conférence eut lieu dans la grande salle de bal de l'hôtel Washington qui pouvait facilement contenir les centaines de délégués.

Henry Morgenthau, secrétaire au Trésor des Etats-Unis et président de la conférence, lut un message de bienvenue de Roosevelt. Le discours d'ouverture de Morgenthau donna le ton de la réunion et, en fait, en incarna l'esprit. Il envisageait " la création d'une économie mondiale dynamique dans laquelle les peuples de chaque nation seront en mesure de réaliser leurs potentialités dans la paix et de jouir toujours davantage des fruits du progrès matériel sur une Terre bénie par des richesses naturelles infinies. "

Il mit l'accent sur " l'axiome économique élémentaire que la prospérité n'a pas de limite fixe. Elle n'est pas une substance finie qu'on puisse diminuer en la divisant ". Et il conclut ainsi : " La chance qui s'offre à nous, a été achetée dans le sang. Faisons-lui honneur en montrant notre foi dans un avenir commun ".

Les sept cents délégués se levèrent pendant que l'orchestre jouait le " Star Spangled Banner " (la Bannière étoilée).

Ce discours consensuel dissimulait les âpres discussions qui se déroulaient depuis des mois entre les chefs des délégations britannique (Lord J.M. Keynes en premier lieu) et américaine (H. Morgenthau). Les Etats-Unis voulant assurer définitivement leur suprématie sur le monde par rapport aux Britanniques. Le débat entre Américains et Britanniques avait été lancé dès avant l’entrée en guerre des Etats-Unis. W. Churchill avait déclaré au président Roosevelt : " Je pense que vous souhaitez abolir l’Empire britannique. (...) Tous vos dires le confirment. Malgré cela, nous savons que vous êtes notre seul espoir. Et vous savez que nous le savons. Sans l’Amérique, l’Empire britannique ne pourra pas tenir bon " (cité par George et Sabelli, 1994, p. 31). Les Etats-Unis réalisèrent leur objectif et les positions que J.M. Keynes défendit à Bretton Woods, bien que louées officiellement, furent marginalisées par H. Morgenthau.

La rédaction des statuts du Fonds Monétaire International occupa presque exclusivement les premières semaines de réunion. Ses dispositions étaient également en discussion depuis des mois. L’objectif premier des Etats-Unis était concentré sur la mise sur pied d’un système garantissant la stabilité financière de l’après-guerre : plus jamais de dévaluations concurrentielles, de restriction des échanges, de quotas d’importation et tout autre dispositif étouffant le commerce. Les Etats-Unis voulaient le libre-échange sans discrimination à l’égard de leurs produits - demande incontournable dans le sens où ils étaient alors le seul pays du Nord à disposer d’un excédent de denrées. Ils recherchaient ensuite un climat favorable à leurs investissements dans les économies étrangères et enfin, le libre accès aux matières premières, accès bloqué précédemment par les empires coloniaux européens.

La Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement - la Banque mondiale, comme on l'appelle - était une institution sans précédent. Sa structure fondamentale, telle qu'élaborée dans les Articles de sa Convention, est restée inchangée.

Les buts principaux de la Banque étaient de " porter assistance à la reconstruction et au développement des territoires des nations-membres en facilitant l'investissement de capital dans un but productif " et " de promouvoir une croissance équilibrée du commerce international à longue échéance... " (article I).

Mode de gouvernement de la Banque (et du FMI)

En principe, la plus haute instance de la Banque est le Bureau des Gouverneurs, chaque pays étant représenté par un gouverneur. Les gouverneurs de la Banque (et du FMI) sont habituellement les ministres des Finances ou les présidents des banques centrales des nations respectives.

Théoriquement, les gouverneurs choisissent le président de la Banque mais, en pratique, le président a toujours été un citoyen US et est choisi par le gouvernement US, habituellement par le ministère des Finances (Treasure Department) tandis que le chef du FMI est traditionnellement un Européen. Les réunions annuelles entre la Banque et le FMI sont l'occasion où tous les gouverneurs des deux institutions se rassemblent.

Si on considère le fonctionnement de ces institutions au jour le jour, la plupart des pouvoirs des gouverneurs sont délégués au Bureau des Directeurs Exécutifs. A l'origine, il y avait douze directeurs exécutifs de la Banque représentant les quarante-quatre pays-membres fondateurs.

La charte de la Banque prévoit que les cinq plus gros actionnaires de la Banque nomment chacun leur propre directeur exécutif; le reste des directeurs représente chacun plusieurs pays et est élu par ces pays. Comme la Banque s'est accrue de nouveaux membres (en 1997, 180 au total), le nombre de directeurs exécutifs a augmenté jusqu'à vingt-quatre. Le pouvoir de leur vote est en gros proportionnel au montant d'argent que les pays-membres qu'ils représentent, versent à la Banque.

Le vote US, au départ, équivalait à 36% mais maintenant, il a été ramené à 17,5%. En 1997, les dix pays industrialisés les plus riches contrôlent 52% des voix. Par contre, quarante-cinq pays africains ne disposent ensemble que de 4% des votes.

Les directeurs exécutifs résident à Washington, se rencontrent fréquemment (au moins une fois par semaine) et doivent approuver chaque prêt et le principal de la politique de la Banque. Les décisions courantes du Bureau Exécutif requièrent une majorité simple des votes mais toute action pour changer les articles de la charte constitutive requièrent l'approbation d'au moins trois cinquièmes des membres et de 85% du total des actions de vote (ce qui signifie que les Etats-Unis avec 17,5% de voix ont un droit de veto sur tout changement de statut).

Débuts de la Banque mondiale : Plan Marshall contre Bm

Destinée par Keynes dans son aspect " Reconstruction " à être l’institution en mesure de prêter des capitaux aux pays qui avaient été " dévastés par la guerre pour leur permettre de relever leurs économies ruinées et de remplacer les moyens de production perdus ou détruits ", on s'attendait à ce que les activités de la Banque, au début, se concentrent sur la reconstruction européenne et que sa fonction la plus importante soit de garantir les investissements privés. On pensait que les prêts directs seraient, au mieux, une activité secondaire.

Mais la Banque, par la volonté des Etats-Unis, n’a en fait pratiquement pas participé à la reconstruction de l’Europe d’après-guerre. C’est le plan Marshall, mis sur pied par les Etats-Unis seuls, qui a rempli ce rôle. La Banque a destiné seulement quatre prêts à la reconstruction pour un total de 497 millions de dollars tandis que le plan Marshall avait transféré 41,3 milliards de dollars.

En tant qu'agence de reconstruction, la Banque a donc échoué. Ce dont l'Europe, déchirée par la guerre, avait besoin, ce n'était pas de prêts porteurs d'intérêts pour des projets spécifiques qui demandaient une longue préparation, mais l’octroi rapide de bourses et de prêts concédés à intérêt très bas ou nul : ils devaient être utilisés pour soutenir la balance des paiements et aussi pour des importations de produits de base dont elle avait désespérément besoin.

Banque mondiale et développement

L’objectif ultime de la Banque était également décrit dans ses statuts comme le " développement des ressources productives des Etats membres, contribuant par là à améliorer, sur leurs territoires, la productivité, le niveau de vie et la condition des travailleurs ".

Après cet échec de la phase " reconstruction ", la Banque met l’accent, dans les décennies suivantes, sur le deuxième volet de son nom, le volet " développement ". Mais comme elle est entièrement sous le contrôle des principales puissances capitalistes, sa conception du développement n’a jamais rien eu à voir avec des projets combinant émancipation des peuples du Tiers Monde et développement social équitablement réparti. Les dix pays capitalistes les plus industrialisés ont toujours détenu ensemble plus de 50% des parts de la Bm, ce qui leur donnait le même pourcentage en terme de voix au cas où il aurait fallu voter une orientation. Cas extrêmement rare pour ne pas dire inexistant : les principales puissances capitalistes préfèrent le compromis.

Pour financer le développement, la Bm réalise des prêts aux Etats. La forme des prêts a évolué au fil du temps. Mais un élément clé n’a pas changé : la Bm ne renonce jamais à se faire rembourser un prêt.

Aspect politique et géopolitique

Après 1955, l’esprit de la Conférence de Bandoeng souffle sur une grande partie de la planète. Elle fait suite à la défaite française au Vietnam (1954) et précède la nationalisation du canal de Suez par Nasser. Viennent les révolutions cubaine (1959) et algérienne, la relance de la lutte d’émancipation au Vietnam... Dans une partie croissante du Tiers Monde, on note une tendance à la substitution des importations, au développement des marchés intérieurs. Les deux phénomènes ont pour effet de diminuer le degré de dépendance à l’égard des pays capitalistes les plus industrialisés. C’est la vague des régimes nationalistes bourgeois qui mènent des politiques populistes (Nasser, Nehru, Peron, Goulart...) et des régimes révolutionnaires (Cuba, Chine populaire).

Les projets de la Bm ont un fort contenu politique : endiguer le développement de mouvements anti-impérialistes en s’inspirant des expériences de Corée du Sud et de Taïwan. Mais à cette époque, les moyens financiers dont disposaient la Bm étaient relativement faibles. Le renforcement de son pouvoir financier viendra plus tard sous la présidence de Robert McNamara (1968-1981).

Banque mondiale et révolution verte

En matière de développement, la Banque mondiale intervient avec un fort contenu productiviste : la révolution verte des années 1960 qui visait officiellement à augmenter la production agricole des pays du Sud pour satisfaire les besoins alimentaires des populations locales, aura des conséquences désastreuses sur l’environnement et augmentera progressivement la dépendance des pays qui l’appliquent à l’égard des multinationales de l’agro-industrie.

La violence de la révolution verte

Des gouvernements nationaux et des institutions de la communauté internationale ont créé des centres aux Philippines (pour l'Asie) et au Mexique (pour l'Amérique latine) dont l'objectif était de rechercher et de sélectionner des variétés de céréales à rendement élevé. Ces variétés devaient permettre d'assurer les besoins alimentaires des populations de ces pays sous le prétexte que, vu le développement démographique, les cultures traditionnelles n'étaient pas en mesure de faire face à la demande. D'où la " révolution verte ".

Cette " révolution " n’a pas été faite par la population, elle lui a été imposée. En Inde, l'occasion a été fournie par une sécheresse en 1965. Les graphiques de la production agricole indienne indiquaient un accroissement continu de la production alimentaire, sauf en 1965 où une petite diminution signalait cette sécheresse. L’Inde demanda une aide alimentaire limitée aux Etats-Unis. Mais le fait fut exploité pour imposer un ensemble de techniques non durables au sens écologique. En effet, depuis le début des années 1960, les capitalistes étaient prêts à promouvoir une agriculture d’exportation " chimique " et intensive. La Banque mondiale prétendit avoir sauvé l’Inde de la famine. Ce qui est faux : l’Inde, si elle n’exportait pas de production agricole, réalisait une production de cultures vivrières suffisante pour assumer son autosubsistance. A ce sujet, il est intéressant de rappeler que la grande famine du Bengale en 1943 (entre deux et trois millions de morts) est due non pas à un manque de nourriture mais à une hausse du prix des denrées alimentaires provoquée par l’inflation, elle-même due à l’effort de guerre et à la spéculation sur les stocks.

Vandana Shiva dénonce clairement la " révolution verte " comme le processus qui a bouleversé l’équilibre séculaire du pays. Pour elle, il est faux de prétendre que les structures traditionnelles étaient et sont toujours incapables de résoudre le problème de la demande alimentaire. Elle soutient avec des arguments étayés que le véritable problème posé dans les pays du Tiers Monde est le problème de la répartition de la terre et de la redistribution de la richesse.

La " révolution verte " est, en fait, l’outil qui a été utilisé par les multinationales de l’agro-chimie pour résoudre ce problème, à leur profit, par la technologie et la science, mais surtout sans toucher à la structure sociale de la terre, autrement dit sans réaliser de réforme agraire. Vandana Shiva explique, elle, qu'avec le développement de la " révolution verte ", les structures traditionnelles communautaires sont devenues dépendantes d'une technologie qu'elles ne contrôlent pas et qu'elles n'ont pas produite. Par contre, cette dite révolution ouvrait une voie royale à la stratégie des multinationales.

Les semences que les industries agro-alimentaires des pays du Nord et principalement des Etats-Unis, ont imposées à des pays comme l'Inde, si elles ont donné dans le court terme des résultats de rendement importants, se sont révélées au cours du temps désastreuses à plusieurs niveaux.

Tout d'abord, elles nécessitent l'achat de plus en plus important d'intrants : engrais chimiques, pesticides, herbicides, etc. car ces variétés de riz imposées sont génétiquement programmées pour dégénérer après une génération.

Ensuite, si on comptabilise leur coût, les performances ne sont pas meilleures que celles procurées à l’aide des semences sélectionnées et améliorées de manière traditionnelle, au contraire. Par contre, la dépendance instaurée est évidente (dépendance face à la mécanisation, aux fertilisants le tout fourni par les industries du Nord).

En outre, la " révolution verte " a engendré d'autres conséquences néfastes : elle s'est réalisée au détriment des biens communaux (pâturages, forêts...). Elle a provoqué un très grand appauvrissement de la biodiversité, une augmentation des maladies des plantes (les plantes traditionnelles étaient plus résistantes), un appauvrissement des sols (les cultures intensives ont épuisé les terres en certains micro-éléments). Elle exige une irrigation beaucoup plus importante que les cultures traditionnelles (dans des régions où le risque de sécheresse existe) et l'utilisation massive des intrants a provoqué la salinisation d'immenses territoires. En conséquence, l'équilibre écologique est rompu de manière irrémédiable par l'intensification de ces monocultures. Avant la révolution verte, la Fondation Ford affirmait qu'au Punjab, il y avait sous-utilisation des terres. En réalité, les paysans exploitaient celles-ci d'une manière équilibrée qui évitait l'épuisement du sol. Après le désastre de la révolution verte, la Fondation Ford et la Banque mondiale viennent de découvrir les vertus des fertilisants organiques... mais un peu tard.

Vandana Shiva a dénoncé dans plusieurs ouvrages la violence de cette révolution verte. Elle replace cet épisode dans un contexte historique qui démontre le contenu réel de ces mesures : la spoliation, l'exploitation de la paysannerie au profit du commerce et de l'industrie des pays du Centre. Au XVIIIe siècle, l'agriculture indienne était florissante. Jusque en 1750, l'exploitant, sur 1 000 unités produites, en conservait 700. Sur les unités restantes, 50 seulement quittaient le village et 250 unités restaient dans le village pour le fonctionnement de la communauté. Au XIXe siècle, après 50 ans de colonisation anglaise, les proportions étaient complètement bouleversées. Le paysan devait, sur 1 000 unités, en céder 600 dont 590 allaient directement à l'autorité centrale, l'Angleterre. Malgré le versement de la récolte en taxes, malgré la mainmise sur tout surproduit, on laissait encore à cette époque environ 40% de sa récolte au paysan pour qu'il puisse produire l'année suivante. La révolution verte est allée plus loin. Son objectif réel était de limiter la contagion de la révolution chinoise. La révolution verte a instauré l'endettement et donc, la dépendance des paysans. Pour produire 1 000 unités, les paysans sont obligés de s'endetter à l'échelle de 3 000 unités. Ils doivent emprunter pour les achats de semences (chaque année), d'engrais, pesticides, herbicides, pour l'achat de tracteurs (qu'il faut très souvent abandonner faute de pièces de rechange), etc. Leur production ne leur permet que rarement de rembourser ces emprunts. Après deux saisons, ils revendent la terre aux banques, aux grands propriétaires terriens et ils vont grossir les populations des bidonvilles urbains.

Encadré : Le PNUD célèbre la révolution verte

Malgré ces dénonciations, relayées par des manifestations de centaines de milliers de paysans, il est extrêmement déplorable que le Rapport sur le développement humain de 1997, se félicite toujours des " progrès " de la révolution verte : " La première révolution verte a aidé des millions de petits exploitants agricoles et de consommateurs urbains à sortir de la pauvreté, grâce à des percées technologiques dans la culture du blé, du maïs et du riz dans des zones à fort potentiel agricole " (PNUD, 1997, p. 8). Trois années avant, en expliquant la famine de 1943, le Rapport insistait pourtant sur le fait que " la nature peut sans doute être à l’origine de disettes locales mais ce sont les êtres humains qui transforment ces pénuries en famines de grande ampleur. La faim n’est pas due à l’absence de nourriture mais à un manque de moyens pour se procurer cette nourriture " (PNUD, 1994, p. 29). Mais actuellement, le PNUD recommande une seconde révolution verte au profit, cette fois, des agriculteurs pauvres vivant dans des zones moins riches ! ! C’est avec cet argument que la Banque mondiale avait promu la première révolution verte.

Pouvoir d'intervention dans les économies nationales

Le manque de moyens dans la période précédant la présidence de McNamara, n’empêcha pas la Bm de mettre en place un réseau d’influence qui lui servira grandement plus tard. La Banque se mit à essayer de créer, dans le Tiers Monde, une demande de ses services. L'influence dont elle jouit maintenant découle en grande partie des réseaux de patronage qu'elle a élaborés dans les Etats qui sont devenus ses clients et par la même occasion ses débiteurs. La Bm exerça une véritable politique d’influence pour soutenir son réseau de prêts.

A partir des années 1950, un des premiers buts de la politique de la Banque fut la " construction d'institutions ". Cette construction prenait le plus souvent la forme de créations d'agences autonomes à l'intérieur des gouvernements, lesquels seraient des emprunteurs perpétuels de la Banque mondiale. De telles agences furent intentionnellement fondées de sorte qu'elles soient relativement indépendantes financièrement de leurs gouvernements et hors du contrôle des institutions politiques locales. Elles constituent des relais naturels de la Banque à laquelle elles doivent tout, à commencer par leur financement.

La création de tels réseaux de patronage a été l'une des stratégies les plus importantes de la Banque mondiale pour s'insérer dans les économies politiques des pays du Tiers Monde.

Opérant selon leurs propres règles (fréquemment élaborées en réponse aux suggestions de la Banque), étoffées de technocrates sympathisants, poussés et admirés par la Banque, ces agences ont servi à créer une source stable et digne de confiance pour ce dont la Banque avait besoin : des propositions de prêts " viables ". Elles ont aussi fourni à la Banque des bases de pouvoir parallèle à travers lesquelles elle a été capable de transformer les économies nationales, en fait des sociétés entières, sans la procédure " ennuyeuse " du contrôle démocratique et des débats contradictoires.

Les implications de cette politique sont inquiétantes : l'étude par le International Legal Center (ILC) à New York de l'action de la Banque en Colombie entre 1949 et 1972, conclut que les agences autonomes établies par la Banque ont eu un impact profond sur la structure politique et sur l'évolution sociale de la région tout entière, affaiblissant " le système des partis politiques et minimisant les rôles du législatif et du judiciaire ".

On peut considérer que, dès les années 1960, la Banque avait établi des mécanismes uniques et nouveaux en vue d'une intervention continuelle dans les affaires internes des pays emprunteurs. Pourtant, la Banque nie vigoureusement que de telles interventions soient politiques : au contraire, elle insiste sur le fait que sa politique n'a rien à faire avec les structures de pouvoir, que les affaires politiques et économiques existent séparément.

Soutien des dictatures par la Banque mondiale

L'art. IV section 10 stipule : " La Banque et ses responsables n'interféreront pas dans les affaires politiques d'un quelconque membre et il leur est interdit de se laisser influencer dans leurs décisions par le caractère politique du membre ou des membres concernés. Seules des considérations économiques peuvent influer sur leurs décisions et ces considérations seront soupesées sans parti pris, en vue d'atteindre les objectifs (fixés par la Banque) stipulés dans l'art. I. "

L'interdiction de prendre en compte dans les opérations de la Banque les considérations " politiques " et " non économiques ", l'une des plus importantes conditions de la charte, a été contournée systématiquement.

La Banque a même utilisé les articles de sa convention qui lui interdisent d'interférer dans les affaires politiques de ses Etats-membres de manière à faire front aux critiques qui disent qu'elle agit politiquement. En fait, cette utilisation des statuts n’a donc souvent été qu’une couverture pour soutenir des régimes dictatoriaux.

En effet, l'article IV n'a pas empêché la Banque de refuser des prêts au Brésil et au Chili quand leur gouvernement n'était pas de son goût. Ainsi, au début des années 1960, la Banque refusa des prêts au gouvernement élu démocratiquement de Goulart au Brésil mais, après le coup militaire de 1964 (lequel installa une dictature militaire qui devait durer vingt ans), les prêts passèrent de zéro à une moyenne de 73 millions de dollars US par an pour le reste des années 1960 et atteignirent des niveaux de presque un demi milliard de dollars US par an au milieu des années 1970.

Le Chili, sous le gouvernement démocratiquement élu d'Allende (1970 -1973), ne reçut pas de prêt de la Banque mais sous le gouvernement Pinochet, après le coup militaire de 1973, le pays devint subitement crédible.

La propension de la Banque à appuyer des régimes anti-démocratiques qui torturaient et assassinaient leurs ressortissants, devint une de ses caractéristiques à la fin des années 1960 et pendant les années 1970, sous la présidence de Robert McNamara. En 1965, par exemple, la Banque a directement défié une résolution de l'Assemblée générale des Nations unies appelant toutes les agences affiliées aux Nations unies - y compris la Banque - à cesser leur soutien financier au régime d'apartheid de l'Afrique du Sud. Mais la Banque argumenta que son article IV l'obligeait légalement à ne pas suivre les résolutions de l'ONU. Même un plaidoyer personnel du Secrétaire général des Nations unies, U Thant, auprès de George Woods, président à l’époque de la Banque mondiale, ne fut d'aucun poids.

C’est sous l’insistance de McNamara aussi que la Banque commença à entamer des prêts au régime dictatorial qui sévissait en Indonésie après le massacre d’un demi-million de communistes perpétré en 1965 (McNamara, 1973, p. 23)

Après son départ, la même politique, calquée sur celle des Etats-Unis, a été poursuivie.

Le PNUD, autre institution onusienne, dit d’ailleurs ses quatre vérités à propos du soutien des Etats-Unis et de la Bm aux dictatures : " De fait, l’aide versée par les Etats-Unis pendant les années 1980 est inversement proportionnelle au respect des droits de l’homme. Les donateurs multilatéraux (Bm et FMI, N.D.R.) ne semblent pas non plus encombrés de telles considérations (démocratiques, N.D.R.). Ils semblent en effet préférer les régimes autoritaires, considérant sans ciller que ces régimes favorisent la stabilité politique et sont mieux à même de gérer l’économie. Lorsque le Bangladesh et les Philippines ont mis fin à la loi martiale, leur part respective dans l’ensemble des prêts de la Banque mondiale a diminué. " (PNUD, 1994, p. 81).

Montée en puissance de la Bm sous la présidence de Robert McNamara

" L’unique limitation des activités de la Banque mondiale serait la capacité des pays membres d’utiliser notre assistance de manière efficace et de rembourser nos prêts dans les termes et les conditions que nous déterminerions ".

Robert McNamara, 1968 (McNamara, 1973, p. 21)

" La Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement est un organisme qui réalise des investissements ayant pour objectif le développement, ce n’est ni une institution philanthropique, ni un organisme de bien-être social ".

Robert McNamara, 1969 (McNamara, 1973, p. 155)

C’est au cours des décennies 1960 et surtout 1970 que l’activité de la Banque se développe. De 1968 à 1981, sous la conduite de Robert McNamara (ex-secrétaire à la défense des Etats-Unis pendant la guerre du Vietnam), la Banque mondiale se lance dans une frénésie de prêts. McNamara fit clairement comprendre que la carrière d’un chargé de prêts était directement liée à l’épaisseur de son portefeuille de projets.

Plus grand était le projet, plus il avait de chances de recevoir un financement de la Banque (George et Sabelli, 1994; Rich, 1994). Cette approche quantitative et la pression exercée sur les collaborateurs de la Banque pour qu’ils conçoivent et vendent des projets coûteux aux gouvernements clients, poussèrent ceux-ci à s’endetter de manière excessive.

Pendant les vingt premières années de son existence, la Banque (BIRD et AID) n’avait prêté au total que 10,7 milliards de dollars. Au cours du premier quinquennat de McNamara, de 1968 à 1973, les prêts augmentèrent de manière quasi exponentielle: la Banque entreprit des projets pour un montant de 13,4 milliards de dollars (George et Sabelli, 1994, p. 52; McNamara, 1973, p. 22, 24, 26, 144, 150, 153, 157, 160).

McNamara avait une foi presque obsessionnelle dans la quantification et dans des méthodes de gouvernement valables universellement et aptes à résoudre tous les problèmes. " Diriger n'importe quelle branche d'organisation est la même chose, que ce soit la Ford Motor Company, l'Eglise catholique ou le ministère de la Défense " observait-il au début des années 1960. " Une fois qu'on atteint une certaine échelle, tous les problèmes se ressemblent ". " Le ‘management’ déclara-t-il en 1967, est la clé au moyen de laquelle le changement social, économique et politique, en fait le changement dans toutes les directions, est diffusé à travers la société. "

McNamara se conçoit comme " planificateur du développement " (McNamara, 1973, p. 31). Selon lui, la Bm assume un rôle " d’avant-garde " (ibidem, p. 34) dans l’aide au développement en planifiant celui-ci. L’instrument que constitue la planification est central dans la démarche :

- il s’agit d’établir des méthodes plus efficaces de " planification de la famille et de l’administration publique chargée du programme de contrôle de la population " (ibidem, p. 33);

- la révolution verte initiée au milieu de la décennie 1960 doit être mieux planifiée dans tous ses aspects (ibidem, p. 78 et suiv.);

- la planification de grands travaux publics permet de donner du travail à ceux qui n’en ont pas et de développer les infrastructures (p. 142).

La Banque devait aussi préparer des plans gigantesques de prêts de cinq ans aux pays, expliqués dans les Country programming papers (c’est-à-dire les dossiers de programmation pour les pays). Ces dossiers fixaient des objectifs et des priorités pour toute l'activité de prêt de la Banque à une nation donnée, basés sur le travail des " missions économiques dans les pays " et sur les rapports qui s'ensuivaient. Ces rapports économiques et les dossiers venaient prendre place parmi les documents les plus confidentiels et les mieux gardés de la Banque, mis à part les mémorandums internes. Dans certains cas, même les ministres d'un pays ne pouvaient avoir accès à ces plans gigantesques ce qui, dans les pays les plus petits et les plus pauvres, fut considéré comme une mise sous tutelle internationale de leur destin économique.

Le point de vue de McNamara a grandement amplifié les tendances qui existaient déjà dans la Banque, tendances qui renforçaient la croissance de son pouvoir institutionnel propre alors qu'elles ignoraient la réalité sociale complexe et diverse des nations " en voie de développement ". Des objectifs facilement quantifiables étaient définis comme indicateurs de progrès et les réalités sociales complexes étaient réduites à des chiffres et à des nombres de groupes pris comme objectifs, à des bénéficiaires, à une production graduelle, à l'amélioration de la productivité, aux changements dans les revenus et ainsi de suite.

On pouvait prédire les résultats de ces recettes, toutes identiques, appliquées partout : au mieux, elles étaient inefficaces et, souvent, tellement inappropriées du point de vue social et environnemental qu'elles vouaient de nombreux projets à l'échec.

Développement et sécurité du " monde libre "

C’est également sous le contrôle de McNamara que la Banque commença à construire son portefeuille " nouveau style " de projets contre la pauvreté. L'objectif principal était le développement rural et l'agriculture, un secteur qui crût de 18,5% des prêts de la Banque en 1968 à 31%, soit 3,8 milliards de dollars, en 1981.

Pour lutter contre le danger d’extension communiste dans le Tiers Monde, les projets visant à soulager la pauvreté tant urbaine que rurale (comprenant habituellement la réhabilitation de taudis, l'installation de pompes à eau, le raccordement à la distribution d'électricité, etc.) et des projets d'éducation et de santé devinrent aussi pour la première fois une partie significative du portefeuille de la Banque.

C’est en missionnaire anticommuniste que McNamara s’attaqua au fléau de la pauvreté absolue. Jamais auparavant, la Banque n’avait envisagé que sa contribution au développement consisterait à soulager la pauvreté. Mais McNamara était persuadé que si on ne remédiait pas à la croissante inégalité dans la distribution des richesses à l’intérieur des pays en développement (voir la description qu’il en donne dans McNamara, 1973, p. 128), cette situation conduirait de manière périodique à des soulèvements populaires qui mettrait en danger les pays capitalistes du Centre.

L’époque où McNamara est aux commandes de la Banque mondiale est celle de l’extension des luttes émancipatrices et révolutionnaires (révolution des oeillets au Portugal, 1974, qui libère les dernières colonies africaines; Vietnam, 1975 : échec définitif des troupes nord-américaines qui doivent quitter Saïgon dans la précipitation; Nicaragua, 1979), avec de puissantes crises sociales et politiques y compris dans les pays capitalistes développés (luttes de la minorité noire et mobilisations massives contre la guerre du Vietnam aux Etats-Unis à la fin des années 1960 - début des années 1970; mouvements étudiants en 1968 en France, en Allemagne, au Mexique; grèves ouvrières massives en France en mai 1968, en Italie en 1969-1970) et dans les pays dits socialistes (printemps de Prague en 1968). Il en savait quelque chose puisqu’il avait affronté directement la lutte émancipatrice du peuple vietnamien à coup de napalm.

Ce vaste mouvement émancipateur entrait en contradiction avec la politique de " développement " de la Banque mondiale. Aussi est-elle intervenue avec plus de moyens pour assurer et consolider la connexion des pays du Tiers Monde au marché mondial, et, politiquement, au giron capitaliste. Ces prêts feront partie d’une stratégie visant à " contenir " (containment) l’extension du mouvement émancipateur.

En 1968, alors qu’il était encore secrétaire à la défense, il déclara : " La mort d’Ernesto Che Guevara en Bolivie à l’automne 1967 a porté un coup sévère aux espérances des révolutionnaires castristes. Mais la seule riposte est une réponse insuffisante à ce problème " (McNamara, 1968, p. 29)

McNamara prononça un discours très clair en ce sens quelques années plus tard devant la réunion des gouverneurs de la Banque mondiale en 1972 : " Trop peu, trop tard, tel est l’épitaphe la plus généralisée dans l’histoire pour les régimes qui sont tombés devant la clameur des hommes sans terre, sans travail, marginalisés et soumis, poussés vers le désespoir. Pour cette raison, l’application de politiques destinées spécifiquement à réduire la pauvreté des 40% les plus pauvres de la population des pays en développement est recommandable non seulement pour une raison de principe, mais aussi par prudence. La justice sociale n’est pas seulement une obligation morale, mais aussi un impératif politique " (McNamara, 1973, p. 139-140).

McNamara alla dès lors jusqu’à proposer des mesures de réformes agraires pour attribuer des terres aux paysans pauvres et limiter la superficie des grandes propriétés terriennes. Il proposa de soutenir des projets de réformes du système de crédit dans les PVD pour que les petits producteurs agricoles y aient accès. Il défendit le développement de travaux publics dirigés vers l’amélioration des conditions de vie des plus pauvres. En somme, McNamara défendait le rôle central de l'institution publique multilatérale à la tête de laquelle il se trouvait dans la mise en place d’une stratégie de croissance qui impliquait son propre renforcement comme institution. McNamara ne met que marginalement en avant le rôle des Etats des pays du Sud comme redistributeur de richesses, la Banque mondiale devait suppléer à l'ingratitude des pays du Nord à l'égard du Sud et à la faiblesse des Etats du Sud.

Les propositions citées plus haut n’ont été nulle part mises en pratique sous l’égide de la Bm. De plus, dans le schéma de développement conçu par McNamara, les possibilités qu'auraient pu offrir la croissance des échanges entre pays du Sud, n'ont jamais été prises en considération. Il ne mentionne jamais la nécessité de développer des ensembles régionaux du Sud qui pourraient dégager des complémentarités provoquant un processus cumulatif de croissance régional et qui réduiraient la dépendance du Sud à l'égard du Nord, de la Périphérie à l'égard du Centre. L'unique complémentarité qu'il prend en compte est celle entre pays du Sud et ceux du Nord où les premiers finissent toujours perdants car ce sont les pays développés qui déterminent les conditions des échanges.

Mais il est intéressant de noter que les déclarations et les propositions de McNamara à l’époque étaient à cent lieues de celles qui ont été adoptées à partir de l’offensive néo-libérale des années 1980. A sa manière, McNamara faisait partie de la vieille école. Cela n’empêche qu’il a contribué grandement à la préparation de l’offensive néo-libérale. Le problème du décalage entre son discours et sa pratique a été résolu par les néo-libéraux qui ont gommé du discours toute référence à la planification, au contrôle étatique, au développement.

La Banque et la crise de la dette du Tiers Monde

Il est frappant de constater que la Banque mondiale n’est dotée d’aucun service chargé de confronter a posteriori ses prévisions à la réalité afin d’en évaluer la justesse et, au besoin, de déterminer comment rectifier le tir à l’avenir.

Sa légèreté face à l’endettement des pays du Tiers Monde est très révélatrice. Légèreté mais pas inconscience. En effet, dès le début des années 1970, McNamara considérait l’endettement du Tiers Monde comme un problème. Il déclarait : " A la fin de 1972, la dette s’élevait à 75 milliards de dollars et le service annuel de la dette dépassait 7 milliards de dollars. Le service de la dette a augmenté de 18% en 1970 et de 20% en 1971. Le taux moyen d’augmentation de la dette depuis la décennie de 1960 a représenté presque le double du taux de croissance des revenus d’exportation avec lesquels les pays endettés doivent assurer ce service de la dette. Cette situation ne peut continuer indéfiniment " (McNamara, 1973, p. 94).

Pourtant, par la politique qu’elle a mené, la Bm a contribué activement à créer les conditions qui ont débouché sur la crise de la dette.

Il serait faux de prétendre qu’il s’agit d’une sorte de complot ourdi délibérément par la Banque. La Bm est un des coupables mais elle n’a pas prémédité le crime. Après qu’il eut été commis, cependant, elle en a bénéficié au plein sens du terme. En effet, elle a amassé des bénéfices sur le dos des pays endettés et elle a vu grandir sa puissance de manière impressionnante.

Le raisonnement tenu par la Bm pour accroître l’endettement

Jusque en 1973, le raisonnement de McNamara était, en substance, le suivant : les pays en voie de développement doivent être appuyés dans leurs efforts de croissance. Or l’aide publique au développement accordée par les pays développés est totalement insuffisante. De plus, malgré leur engagement à diminuer les mesures discriminatoires à l’encontre des produits exportés par les pays en développement, les pays développés les maintiennent (il a d’ailleurs déploré publiquement à plusieurs reprises l’insuffisance de l’APD et le protectionnisme du Nord, voir McNamara, 1973, p. 127). La Bm doit intervenir dans cette situation pour prêter des sommes de plus en plus importantes aux PVD pour qu’ils atteignent, malgré toutes les embûches, un rythme suffisant de croissance et des revenus suffisants pour rembourser leurs dettes. La Bm est donc engagée dans une course contre la montre pour octroyer un maximum de prêts de manière à suppléer à l’insuffisance de l’APD.

Ce raisonnement est de toute évidence en contradiction avec ses propres affirmations concernant le danger d’un rythme de croissance de l’endettement supérieur à celui des revenus d’exportation (voir plus haut).

A partir de 1973, suite à l’augmentation du prix des produits pétroliers et d’autres matières premières, le raisonnement tenu par McNamara peut-être résumé de la manière suivante : en empruntant, les pays en voie de développement (PVD) vont pouvoir développer leurs infrastructures de communication, augmenter leur production d’énergie électrique, accroître leur production destinée à l’exportation. Prenant comme postulat que les prix des produits exportés par ces pays sur le marché mondial allaient augmenter, ou au pire rester stables, leurs recettes d’exportation allaient donc croître grâce à l’augmentation des quantités exportées. Cela devait permettre aux PVD de payer le service de la dette (intérêt et amortissement du principal) tout en réinvestissant une partie de leurs revenus d’exportation dans l’amélioration de leur industrie d’exportation. Cela devait avoir un effet cumulatif provoquant ou accélérant leur développement tout en les maintenant solidement dans le giron occidental. Pour McNamara, l’obligation pour le pays débiteur de rembourser sa dette constituait un puissant stimulant matériel pour moderniser son agriculture et son industrie d’exportation. Il a répété ce raisonnement dans de multiples discours et écrits. Le cercle vertueux " endettement / augmentation des exportations / paiement du service de la dette " aboutirait au développement du Sud et à la croissance mondiale. Ce raisonnement a été contredit par la réalité car, comme nous l’avons montré, les prix des produits exportés ont chuté de manière dramatique dans les années 1980 tandis que les taux d’intérêt connaissaient eux une progression fulgurante. D’où la situation d’étranglement financier des pays endettés. McNamara quitte la présidence de la Bm en 1981, quelques mois avant que la crise n’éclate aux yeux de tous.

Aveuglement de la Bm

Bien que la crise de la dette ne soit apparue à l’opinion qu’en août 1982, les signes avant-coureurs de celle-ci ne manquaient pas. Des avertissements avaient été lancés. Or la Banque a sous-estimé de manière évidente les risques comme l’atteste son Rapport annuel sur le développement dans le monde 1981 : " Ces tendances indiquent qu’il sera plus difficile pour les pays en voie de développement de gérer leur dette, mais elles n’annoncent pas de problème généralisé, ce que confirment les projections de balance des paiements établies pour les années 1980 en fonction des scénarios probables (C’est nous qui soulignons, N.D.R.)".

Le Rapport 1982, quelques semaines avant l’explosion de la bombe mexicaine, affichait un optimisme encore plus aveugle (Edwards, 1995, p. 31). Quant au Rapport de 1983, la Bm y déclarait que les difficultés (dites de liquidités) n’avaient touché que des pays particuliers plutôt que des régions ou des groupes entiers. Une trentaine de pays insolvables emboîtèrent pourtant le pas au Mexique. Le Rapport 1984 de la Bm contenait des projections optimistes qui prévoyaient une amélioration continue jusque 1990 du rapport entre les revenus d’exportation des pays d’Amérique latine et le service de la dette extérieure. C’est exactement le contraire qui est arrivé (Edwards, 1995, p. 96). Durant plusieurs années, la Banque continua à s’accrocher à l’illusion d’un problème de liquidités pour expliquer la crise de la dette au lieu de reconnaître que les débiteurs étaient insolvables : ils n’avaient pas seulement un problème de liquidités, ils vivaient une crise authentique, structurelle et durable.

En 1986, alors que la dette des PVD avait déjà largement dépassé le cap des mille milliards de dollars, la Banque annonça qu’au milieu des années 1990, cette dette se chiffrerait au pire à 864 milliards de dollars. Or, en 1995, elle s’élevait à 1 940 milliards de dollars, soit plus du double de l’estimation citée.

Le FMI a commis exactement les mêmes erreurs de pronostic. Dans son rapport semestriel Economic World Outlook publié en avril 1982, le FMI prévoyait que, malgré certains problèmes de paiement, l’Amérique latine recevrait d’importants prêts de la communauté financière internationale. Dans son rapport d’octobre 1982, le FMI diagnostiquait que la récession serait évitée. Dans ses rapports de 1984, le FMI estimait, comme la Bm, que le ratio entre le service de la dette et les revenus d’exportations s’améliorerait pour l’Amérique latine. Le contraire de la réalité.

Prévisions erronées concernant les prix sur le marché mondial

Les prévisions de la Banque sont aussi hasardeuses, fausses pour tout dire, en ce qui concerne les revenus d’exportation censés venir à la rescousse de l’endettement. Les prédictions de 1981 sur les prix des matières premières en Afrique pour 1990 comprennent un taux d’erreur de 62% pour les minéraux/métaux; de 156% pour le pétrole; de 180% pour les graisses et huiles; de 103% pour les boissons; de 60% pour les bois d’oeuvre; de 97% pour les produits agricoles non alimentaires (George et Sabelli, 1994, p. 100-101). Or la Banque pouvait parfaitement prévoir que les pays du Sud s’efforçant tous en même temps d’exporter un maximum pour faire face à leurs obligations de remboursement, les prix des produits exportés baisseraient.

En 1991, la Bm récidive dans l’erreur. Son département de l’économie internationale continue à établir des projections optimistes qui, en deux ans à peine, se révélèrent également totalement irréalistes. Les cours réels étaient dramatiquement plus bas : l’écart était de 47% pour le café, de 56% pour le cacao, 74% pour le sucre, 35% pour le caoutchouc, 52% pour le plomb, etc.

Pour la décennie à venir, les responsables des prévisions continuent à prétendre que la tendance des matières premières est à la hausse et que le produit national brut des pays en développement croîtra de plus de 5% par an entre 1992 et 2002

Banque mondiale : instrument de pompage des ressources des pays du Sud

Des dirigeants de la Bm ont calculé ce que rapportaient les sommes déposées à la Bm par les pays industrialisés comme participation au capital. Les documents officiels de la Bm sont muets à ce propos mais on trouve, dans les revues spécialisées destinées aux patrons, une indication précise de l’avantage retiré. L’extrait du discours suivant se passe de commentaire : il a été prononcé en 1986 par Jacques de Groote, directeur exécutif de la Belgique au FMI et à la Bm, devant un parterre de chefs d’entreprise de Belgique et publié dans le Bulletin de la Fédération des Entreprises de Belgique. " Les avantages que la Belgique retire, comme tous les pays membres de la Banque mondiale, de sa participation aux activités des institutions du groupe, peuvent être mesurées par le flow back, c’est-à-dire le rapport entre, d’une part, le total des déboursements effectués par l’IDA (Association internationale de développement) ou la Banque mondiale en faveur des entreprises d’un pays à l’occasion des contrats obtenus par ces entreprises et, d’autre part, les contributions de ce pays au capital de la Banque, ainsi qu’aux ressources de l’IDA. Le flow back, c’est donc un rapport entre ce qu’obtiennent les entreprises pour des ventes d’équipement ou des services de consulting et ce que la Belgique apporte comme contribution aux ressources de l’IDA et au capital de la Banque. Le flow back de la Banque mondiale vers les pays industrialisés est important et n’a cessé de s’accroître : il a progressé pour l’ensemble des pays industrialisés de 7 à 10 entre la fin de 1980 et la fin de 1984. C’est-à-dire que pour un dollar mis dans le système, les pays industrialisés en retiraient 7 en 1980 et 10,5 aujourd’hui . " (FEB, 1986, p. 496-497)

Rapport Wapenhans sur les échecs de la Bm…

Ces prêts donnent-ils au moins des résultats satisfaisants ? En février 1992, Willi Wapenhans, vice-président de la Banque, réalise un rapport confidentiel d’évaluation des projets financés par la Banque (près de 1 300 projets en cours dans 113 pays). Les conclusions sont alarmantes : 37,5% des projets sont estimés insatisfaisants au terme de leur réalisation (contre 15% en 1981), 22% seulement des engagements financiers étant conformes aux directives de la Banque.

… qui ne l’empêchent pas de faire des bénéfices

Ce rapport fait apparaître un autre constat : la contradiction entre l’institution financière qu’est la Banque et l’agence de développement qu’elle est censée être. La Banque cherche à dissimuler les transferts de ressources du Sud à son profit (17 milliards de dollars en 1992) en prêtant davantage, contribuant ainsi à l’alourdissement de l’ardoise (Ferié, 1994)

La Banque est donc une affaire rentable. Entre 1988 et 1991, son excédent d’exploitation a systématiquement atteint le milliard de dollars par an; en 1992, il a grimpé à 1,645 milliard de dollars. En 1993, ses réserves totalisaient la somme de 14 milliards de dollars.

Printemps 1997: La Bm éprouve un besoin urgent d’accorder des prêts

Sous peine de devoir subir une sérieuse cure d’amaigrissement, selon un de ses administrateurs, la Bm aurait dû exploiter d’urgence un excédent de capitaux dormants. Selon lui, la Banque mondiale posséderait donc une capacité de prêt inemployée : " La Banque mondiale doit être plus attractive de manière à ‘activer‘ les sommes restantes ", précise cet administrateur belge Luc Hubloue (Agence Belga, 28 avril 1997).

L’administrateur envisageait diverses manières d’utiliser de façon plus productive les moyens de l’organisme financier international, qui subit actuellement la forte concurrence des banques commerciales.

D’après lui, la Banque aurait dû être prête à cofinancer des projets principalement dans des pays qui ont déjà accès à des capitaux privés. Les prêts pourraient, dans ces cas, se faire sur base d’un programme d’investissement du pays concerné. De cette manière, la Banque mondiale pourrait réduire la durée de préparation des projets. En effet, cette préparation, selon Luc Hubloue constitue une procédure longue et compliquée qui dure parfois deux ans. Elle est si longue, ajoute l’administrateur, que certains pays - par exemple, le Brésil - préfèrent s’adresser à une banque commerciale, même si ses taux d’intérêt sont plus élevés. Quelques mois plus tard, les capitaux du couple FMI/Bm n’allaient pas suffire pour tenter d’endiguer une catastrophe financière en Asie.

Eté 1997 : éclatement d’une nouvelle crise financière

1982 : crise de la dette mexicaine; 1994 : deuxième crise mexicaine; 1997 : début d’une crise en Asie du Sud-Est et de l’Est. A chaque fois, la Bm a été incapable de noter que des crises allaient éclater. Au moment où la Thaïlande et les trois autres " tigres " asiatiques commençaient à être ébranlés, la Bm déclarait dans son rapport 1997 sur l’endettement dans le monde : " L’endettement demeure sain. Bien que la croissance de la dette globale dépasse la croissance des exportations, le rapport entre le stock de la dette et les exportations se maintient à un niveau modéré : 99% en 1996, bien plus bas que le rapport moyen des pays à moyens ou faibles revenus qui s’élevait à 146% " (Banque mondiale, 1997, p. 160).

Pourtant, une analyse sérieuse des chiffres fournis par la Banque elle-même, dans le même document, aurait dû aboutir à une autre conclusion : on pouvait découvrir que la dette du secteur privé avait réalisé un puissant bond en 1996 et ce, sans que cette dette soit aucunement garantie. On pouvait lire également que la dette à court terme (avec un taux d’intérêt élevé) avait monté en flèche. On pouvait encore constater l’augmentation du flux d’investissements de portefeuille particulièrement volatils.

Après l’éclatement de la crise, la Bm propose comme médication les remèdes qui ont coûté tant de souffrances humaines tout en échouant partout dans la relance de la croissance.

Les programmes d'ajustement structurel définis par le FMI et la Bm

Il est intéressant de souligner que le même vocable apparaît indifféremment dans les recommandations de politique économique adressées aux pays industrialisés, au Tiers Monde ou aux pays de l’ex-camp dit socialiste. Le tournant néo-libéral donne naissance à un ensemble cohérent et homogène de recettes, à peu près les mêmes au Nord et au Sud. La " flexibilité " devient le maître mot. Au Nord, il s’agit de faire sauter certains verrous institutionnels et de raboter les acquis sociaux qui avaient accompagné et sous-tendu les succès de la croissance de l’après seconde guerre mondiale, puis s’étaient peu à peu transformés, venant peser sur les conditions de la rentabilité, en autant d’obstacles à l’accumulation capitaliste. Au Sud, c’est l’intervention de l’Etat sous toutes ses formes qui est la cible des " lettres d’intention " négociées par les pays endettés avec le FMI qui exige une politique antisociale (Coutrot et Husson, 1993).

Si les relations du FMI avec les pays de la périphérie sont anciennes, c’est dans les années 1980, après l’émergence de la crise de la dette, qu’il y consacre une partie importante de ses activités et qu’il y gagne en puissance. Quant à la Banque mondiale, comme on l’a vu, son intervention croît dans la Périphérie dès la fin des années 1960.

A partir du début des années 1980, la Bm et le FMI forment un couple pour gérer la crise de la dette et mettre en place les politiques d’ajustement.

Du même coup, elles se transforment en grands percepteurs des dettes.

Un paradoxe : bien que les objectifs de retour à la croissance ne sont jamais atteints durablement, bien que l’instabilité financière se développe suite aux politiques du FMI et de la Bm, ces deux institutions se renforcent. A partir de la crise mexicaine de 1994, il faut toutefois noter que le FMI a pris le dessus par rapport à la Banque mondiale dans la définition des politiques à suivre. La prééminence du FMI se confirme encore lors de la crise asiatique de 1997-1998. Le rôle de la Bm se maintient en première ligne en ce qui concerne les pays les plus pauvres, les relations avec les ONG (afin de les " récupérer "), les programmes ciblés sur les plus pauvres.

En ce qui concerne le mot " ajustement " pour les pays du Sud, la question est de savoir à quoi il leur faut s’ajuster. Si l’on admet que l’économie mondiale n’est pas unitaire mais hiérarchisée et que les pays en développement ne peuvent pas imiter simplement les politiques suivies autrefois dans les pays industrialisés, la réponse est claire : l’ajustement structurel n’offre pas de réelle perspective de développement. C’est le contraire qui est vrai.

Objectifs annoncés des prêts d’ajustement

Ils trouvent leur quintessence dans l’article 1 de la Charte du FMI où l’on peut lire " qu’il faut favoriser la croissance équilibrée du commerce international ". En ce sens, les pays qui importent toujours plus qu’ils n’exportent, ont besoin d’être soutenus financièrement pour ne pas être exclus des échanges internationaux. Sans prêts, pas d’achats. Selon l’explication donnée par le FMI, non seulement ses interventions permettent à ces pays de continuer à participer aux échanges internationaux mais, au moyen des programmes d’ajustement, elles les amènent à accroître cette participation (Lenain, 1993; Christin, 1995; Norel et Saint-Alary, 1988).

Les statuts du FMI stipulent encore qu’il doit " adopter des politiques visant à aider ses membres à résoudre leurs problèmes de balance des paiements et qu’il prendra des mesures appropriées pour l’usage temporaire qui sera fait de ses ressources ". En vertu de quoi, le FMI intervient directement dans la détermination des politiques économiques des pays emprunteurs.

Par rapport à la dette, un programme d’ajustement est la meilleure garantie existante qu’un pays pourra continuer à rembourser. En effet, la grande priorité de ces programmes, ce sont les recettes d’exportation. Or une forte proportion de ces recettes reprennent aussitôt le chemin du FMI et de la Bm, premiers créanciers à recouvrer les sommes prêtées, et ensuite les banques privées (réunies dans le Club de Londres) ou les Etats regroupés dans le Club de Paris. Les uns et les autres retirent donc un avantage évident de la collaboration avec le FMI et la Bm.

Dette et ajustement structurel

Parce que les pays sont endettés, le FMI et la Bm peuvent les obliger (c'est une sorte de chantage économique) à réorienter de façon " appropriée " leur politique macro-économique conformément aux intérêts des créditeurs internationaux.

L'objectif consiste à imposer une relation de légitimation du service de la dette en maintenant les nations débitrices dans un carcan qui les empêche de s'embarquer dans une politique économique nationale indépendante (Chossudovsky, 1994).

Le programme d'ajustement structurel a été appliqué à grande échelle. Alors que les circonstances régnant dans les pays qui doivent " s'ajuster " sont notablement différentes, la même recette économique est appliquée à l'échelle planétaire. L'adoption des prescriptions du Fonds, selon l'accord de stabilisation économique, est non seulement la condition à l'obtention de prêts auprès des institutions multilatérales mais elle donne aussi le feu vert aux Clubs de Paris et de Londres, aux investisseurs étrangers, aux institutions bancaires commerciales et aux fournisseurs d'argent bilatéraux (Lenain, 1993).

Il est évident que le pays qui refuse d'accepter les mesures de politique corrective du Fonds, se trouve confronté à des difficultés sérieuses pour remodeler sa dette et/ou pour obtenir de nouveaux prêts au développement ainsi que pour avoir accès à l'assistance internationale.

Le FMI a aussi le pouvoir de déstabiliser sérieusement l'économie nationale en bloquant le crédit à court terme qui doit soutenir le commerce des biens d'usage courant.

Le FMI et la Bm ont été sollicités, de façon croissante, par les détenteurs de capitaux du Nord pour recouvrer les " mauvaises dettes " dues aux banques commerciales.

Le versement d'argent frais sous forme de prêts à court terme avait pour but de forcer les pays en voie de développement à rembourser leurs dettes aux banques commerciales et aux Etats : de l'argent frais pour faciliter le remboursement de dettes anciennes (Chossudovsky, 1994).

Le refinancement de dettes anciennes par les institutions financières internationales devint un moyen pour obliger les pays du Tiers Monde à rembourser leurs dettes et aussi, les arriérés de leurs dettes.

Par exemple, après les émeutes réprimées dans le sang en 1989, lors de la conversion des " mauvaises dettes " du Venezuela auprès des banques de New York en actions garanties par les institutions financières internationales, il n'y a pas eu un dollar de l'ensemble des mesures de secours du FMI et de la Bm qui soit réellement entré au Venezuela.

Plus récemment, les prêts avancés à la Corée, à la Thaïlande, l’Indonésie et les Philippines par le FMI et la Bm, la Banque asiatique de développement, visent à rembourser la dette à court terme due par ces pays (et surtout leurs entreprises privées) aux " zinzins " du Nord et de la région.

Réforme macro-économique: le Programme d'Ajustement Structurel

Les prêts des institutions financières internationales (y compris les banques régionales de développement liées à la Bm) sont accordés sous forme d'un soutien à la balance des paiements, c'est-à-dire qu'ils consistent en capitaux prêtés à court terme pour financer les importations ou pour rembourser des dettes. Ces prêts sont invariablement accompagnés de conditions imposant une certaine politique à suivre. En d'autres mots, ces prêts à caractère politique sont accordés par les institutions à condition que le gouvernement national adopte un programme de stabilisation économique et de réformes de structure économique en accord avec les exigences du prêteur.

Les accords concernant ces prêts à caractère politique entraînent explicitement la démobilisation des ressources intérieures : ils ne sont jamais couplés à un programme d'investissement comme c'est le cas pour les prêts conventionnels.

Remarque de l’auteur : pour cette partie du texte et la description des deux phases de l’ajustement du chapitre 12, je me suis inspiré de l’exposé de Michel Chossudovsky qui se trouve dans les deux publications suivantes : La pauvreté des nations, CADTM, 1994 et The Globalisation of Poverty, 1997. J’y ai apporté des éléments pour lesquels Michel Chossudovsky ne peut nullement être tenu responsable.

Invariablement, le début d’application de réformes substantielles est exigé avant que le prêt d'ajustement structurel ne soit négocié.

Le gouvernement doit fournir au FMI la preuve qu'il est " sérieusement occupé à mettre en place une réforme économique " avant que les négociations du prêt n'aient lieu réellement.

Ce processus trouve souvent son cadre dans ce qu'on appelle " le programme secret du FMI " où celui-ci impose des lignes politiques directrices et donne des conseils techniques au gouvernement sans qu'il y ait auparavant le moindre soutien formel par l'intermédiaire d'un prêt. Les autorités indonésiennes ont dû fermer plusieurs grandes banques en novembre 1997 avant de recevoir les sommes promises par le FMI. Cette mise en faillite des banques a provoqué une véritable panique parmi la population. Le FMI a dû reconnaître cette erreur tactique début janvier 1998 (New York Times, 14 janvier 1998). Il a ensuite obtenu du dictateur indonésien qu’il signe la soumission au FMI sous le regard dominateur de Michel Camdessus et devant les caméras de télévision.

On considère que le gouvernement doit s'adapter de façon satisfaisante au " programme secret " du FMI avant d'entamer la négociation formelle sur l'accord de prêt.

Une fois le prêt accordé, les réalisations politiques sont étroitement contrôlées tous les trimestres par les institutions de Washington.

Les déboursements sont faits en plusieurs tranches et peuvent être interrompus si les réformes ne sont pas " mises sur rail ".

Répartition des tâches entre les deux organisations-soeurs

Il est bon de remarquer qu'il y a un lien étroit entre le FMI et la Bm à propos de la mise en oeuvre du programme d'ajustement structurel.

Dans de nombreux pays endettés, le gouvernement fait un schéma de ses priorités dans ce qu'on appelle une " lettre d’intention " (policy framework paper, PFP). Le contenu de ce document est officiellement déterminé par le gouvernement du pays emprunteur mais en fait, il est toujours rédigé sous la supervision des institutions de Bretton Woods.

Il y a donc une répartition claire des tâches entre les deux organisations – sœurs :

- le FMI s'occupe des négociations clé de politique structurelle en prenant en considération le taux de change et le déficit budgétaire;

- la Bm, de son côté, est impliquée dans le processus de réforme structurelle par son bureau de représentants au niveau du pays et par ses nombreuses missions techniques. En outre, la Bm est aussi présente dans la plupart des ministères importants qui établissent le cadre spécifique de l'ajustement structurel. Les réformes en matière de santé, d'éducation, d'industrie, d'agriculture, de transport, d'environnement,... sont sous le contrôle de la Bm.

Différentes facilités de prêts sont utilisées par les institutions de Bretton Woods à condition qu'une certaine politique soit suivie.

Les deux phases de l’ajustement structurel

L'ajustement structurel est souvent considéré comme subdivisé en deux phases distinctes. La stabilisation macro-économique " à court terme " comprenant la dévaluation, la libéralisation des prix et l'austérité fiscale, est suivie par la mise en oeuvre d'un certain nombre de réformes structurelles plus fondamentales (et désignées comme " nécessaires").

Souvent, cependant, ces réformes structurelles sont exécutées en parallèle avec le processus de " stabilisation économique ".

Première phase: la stabilisation économique à court terme

1. Dévaluation

La dévaluation et l'unification du taux de change (incluant l'élimination des contrôles de change et des taux de change multiples) constituent un instrument essentiel de la politique centrale. La dévaluation, il faut le remarquer, est explicitement mise en oeuvre par les institutions de Bretton Woods. Le FMI joue un rôle politique clé dans les décisions de dévaluation.

Le taux de change règle les prix réels payés aux producteurs directs de même que la valeur réelle des salaires. Ces derniers sont comprimés à la suite d'une augmentation des prix sur le marché intérieur et de la désindexation des salaires imposée par le FMI.

Dans certains cas, la dévaluation a été la base d'une réactivation à court terme de l'ensemble de l’agriculture commerciale dirigée vers le marché des exportations. Plus souvent cependant, les bénéfices profitent seulement aux grandes plantations commerciales et aux exportateurs agro-industriels.

Ces dévaluations sont souvent appelées en Afrique francophone des " dévaluations tam tam " car les détenteurs de capitaux locaux, les classes aisées en général, ont le temps de s’y préparer en achetant des devises fortes avant la dévaluation pour convertir ces devises en monnaie nationale après dévaluation. Lors de la dévaluation de 50% du franc CFA appliquée en janvier 1994 à treize Etats africains, les détenteurs de capitaux qui avaient changé à temps leurs CFA en devises fortes ont vu leur capital doubler d’un coup.

Pour un pays, les gains à court terme de la dévaluation sont immanquablement gommés lorsque les autres nations du Tiers Monde, en compétition, sont à leur tour forcées de dévaluer. La dévaluation de la monnaie est souvent exigée comme condition préalable à la négociation d'un prêt d'ajustement structurel.

2. Austérité budgétaire

Le FMI impose des lignes directrices précises et prend en considération le déficit budgétaire ainsi que la composition des dépenses gouvernementales. Ces lignes directrices affectent à la fois les dépenses opérationnelles et les dépenses de développement. Les institutions de Bretton Woods imposent des licenciements d’employés du secteur public et des coupes drastiques dans les programmes du secteur social.

Ces mesures d'austérité frappent toutes les catégories de dépenses publiques.

Au départ de la crise de la dette, les institutions financières internationales limitaient leur intervention à ceci : elles fixaient un objectif pour le déficit budgétaire en vue de dégager des revenus de l'Etat pour le service de la dette. Depuis la fin des années 1980, la Bm dirige étroitement la structure des dépenses publiques au moyen de ce qu'on appelle la " revue des dépenses publiques " (Public Expenditure Review). Dans ce contexte, la composition des dépenses de chaque ministère est sous la supervision des institutions de Bretton Woods. La Bm recommande un " transfert effectif des coûts " à partir des catégories de dépenses régulières vers des dépenses " visant un objectif ". Selon la Bm, la " supervision des dépenses publiques " a pour but de " promouvoir la diminution de la pauvreté par des coûts effectifs et efficaces ".

La structure pour les dépenses " visant un objectif " s'applique aussi aux dépenses d'investissement. Le Programme d'Investissement Public (Public Investment Programme) qui est aussi sous la supervision de la Bm, exige des gouvernements qu'ils réduisent de façon drastique le nombre de leurs projets d'investissement. On utilise le concept " d’investissement en vue d'un objectif imposé ", on réduit au strict minimum la constitution du capital pour la nécessaire infrastructure économique et sociale.

En ce qui concerne les secteurs sociaux, les institutions financières internationales insistent sur le principe de recouvrement des coûts auprès des utilisateurs (les patients qui ont recours au services de santé, les parents des enfants qui fréquentent l’enseignement) et sur le retrait graduel de l'Etat par rapport aux services de base, la santé et l'éducation. Le concept de " prêt accordé sous condition de viser un objectif imposé " dans les secteurs sociaux est appliqué à ce qu'on appelle " les groupes vulnérables ".

Les mesures d'austérité dans les secteurs sociaux requièrent un glissement des programmes réguliers vers des programmes soumis à la poursuite d'objectifs imposés et ceci est largement responsable de l'écroulement dans les secteurs des écoles, des cliniques et des hôpitaux. En même temps, ces mesures fournissent une apparence de légitimité aux institutions basées à Washington.

Le déficit budgétaire: une cible mouvante

Le FMI applique le concept de cible mouvante au déficit budgétaire. Une cible de 5% du PNB est d'abord fixée, le gouvernement atteint cet objectif et dans des négociations ultérieures, ou à l'intérieur du même accord de prêt, le FMI abaisse l'objectif à 3,5% sous prétexte que le plan de dépenses du gouvernement est inflationniste. Une fois que l'objectif de 3,5% est atteint, le FMI exige la réduction du déficit budgétaire à 1,5%... Le mobile essentiel de cet exercice est évident : il faut libérer les revenus de l'Etat afin de pouvoir payer le service de la dette extérieure (Chossudovsky, 1997, p. 60).

3. Libéralisation des prix

xCette mesure consiste en l'élimination des subsides et/ou des contrôles sur les prix. L'impact sur les niveaux des salaires réels (que ce soit dans le secteur formel ou informel) est immédiat. La dérégulation des prix des céréales à usage domestique et la libéralisation des importations de réserves de nourriture sont aussi des traits essentiels de ce programme. Des produits agricoles européens ou nord-américains bénéficiant de subventions (PAC - Politique Agricole Commune - dans le cas de l’UE) envahissent le marché local. Cela réduit les revenus des producteurs locaux ou les mène purement et simplement à la faillite. Il n’est d’ailleurs pas rare de voir des surplus agricoles du Nord revendus au Sud dans le cadre d’un véritable dumping.

Le programme de libéralisation fait aussi sentir ses effets sur les prix de ce qui entre dans le pays et sur les prix des matières premières. Combinées à la dévaluation, les mesures prises conduisent à des hausses substantielles dans les prix domestiques des intrants (fertilisants, herbicides, semences, équipements, etc.) et tendent à avoir un impact économique immédiat sur la structure des coûts dans la plupart des domaines de l'activité économique.

4. Fixation des prix des produits pétroliers et des services publics

Le prix du combustible pétrolier est réglé par l'Etat sous la supervision de la Banque mondiale. Les hausses du prix des carburants et des services publics (souvent de l'ordre de plusieurs centaines de %) ont pour résultat de déstabiliser les producteurs intérieurs. Le prix intérieur élevé de l'essence, souvent poussé au-delà des prix du marché mondial, se répercute sur la structure des coûts de l'industrie domestique et de l'agriculture. Les coûts de production sont ainsi gonflés bien au-delà des prix nationaux, ce qui mène un grand nombre de sociétés à la faillite.

Il vaut la peine de remarquer que des sauts périodiques de prix des produits pétroliers imposés par la Banque mondiale (adoptés simultanément à la libéralisation des importations de biens de première nécessité) produisent l'effet d'une " taxe de transit intérieur " qui a pour but de couper les producteurs locaux de leur propre marché intérieur.

Dans de nombreux pays en voie de développement, le prix élevé de l'essence contribue à la rupture du transport des biens à l'intérieur du pays. Le coût élevé des transports, imposé par les institutions financières internationales, est l'un des facteurs clés qui empêche les petits producteurs locaux de vendre leurs produits au marché de la ville où la compétition est directe avec les produits agricoles importés d'Europe et d'Amérique du Nord.

Par ailleurs, la Bm s’est lancée dans une offensive pour que toutes sortes de services rendus par l’Etat deviennent payants et/ou soient transférés au secteur privé. Il ne s’agit pas seulement de la santé et de l’éducation (voir plus loin) mais aussi des communications : route, électricité, eau. " Le fait que même les pauvres soient tout à fait disposés à payer pour la majeure partie des services d’infrastructure rend d’autant plus possible l’institution d’un service de redevance. L’intervention du secteur privé au niveau de la gestion, du financement ou de la propriété sera, dans la plupart des cas, nécessaire pour donner un tour commercial à l’exploitation de l’infrastructure (c’est nous qui soulignons, N.D.R.)" (Bm, 1994, p. 3).

5. Désindexation des salaires

Le FMI impose la compression des salaires réels en désindexant les salaires et en libéralisant le marché du travail. Ceci exige l'élimination dans les conventions collectives des clauses d'ajustement au coût de la vie et tente de mettre fin à la définition légale des salaires minimaux. Il faut absolument faire remarquer que, tandis que les salaires équivalent à 1/10e voire 1/20e des salaires payés dans les pays capitalistes avancés, le programme d'ajustement structurel fait monter les prix des biens domestiques courants qui rejoignent ainsi les prix pratiqués dans les économies des pays capitalistes développés (et dans certains cas les dépassent).

Deuxième phase : l’ajustement structurel proprement dit

La mise en oeuvre de ladite " stabilisation macro-économique " (laquelle est la condition pour obtenir un financement du FMI et la renégociation de la dette extérieure auprès des Clubs de Paris et de Londres) est immanquablement suivie par la mise en application de réformes structurelles " nécessaires ".

Le FMI et la Bm se répartissent les tâches. Ces réformes économiques " nécessaires " sont " encouragées " par les prêts d'ajustement structurel (Structural Adjustement Loans) de la Bm et par les prêts d'ajustement sectoriel (Sectoral Adjustment Loans). L'ensemble des mesures de réforme structurelle se présente en gros comme suit :

6. Libéralisation du commerce

L'élimination des barrières tarifaires protectrices est conçue en vue de rendre l'économie nationale plus " compétitive ". En réalité, la libéralisation du commerce mène à l'effondrement de la production industrielle destinée au marché intérieur et au désengagement de capital réellement productif - effet d’éviction.

7. Libéralisation du système bancaire

Cette mesure consiste à imposer la privatisation de banques publiques de développement et à déréguler le système bancaire commercial. La Banque centrale perd le contrôle de la politique monétaire : les taux d'intérêt sont déterminés sur le marché libre par les banques commerciales. Il vaut la peine de remarquer que selon les accords signés en 1993, les banques commerciales étrangères sont autorisées à entrer librement dans les secteurs bancaires nationaux. La tendance est à la déstabilisation des institutions bancaires nationales, qu'elles soient d'Etat ou privées.

Le FMI impose aussi d'importantes hausses des taux d'intérêt, réels ou nominaux. Le mouvement à la hausse des taux d'intérêt se répercute sur les prix intérieurs. Cette politique mène à l’écroulement du crédit, tant pour l’agriculture que pour l’industrie du pays. Les entrepreneurs locaux sont découragés par les hauts taux d’intérêt et les couches populaires, voire les classes moyennes, voient diminuer grandement leur accès au crédit, ce qui a un effet dépressif sur la consommation. Le crédit à court terme se maintient pour le commerce extérieur mais le secteur bancaire national tend à se séparer de l’économie réelle. La politique de hauts d’intérêts pratiqués dans des pays comme le Brésil et le Mexique mobilisent le capital rentier - autre effet d’éviction.

Le financement de diverses activités non productives inclut celles qui sont en rapport avec le commerce illégal et provoque un afflux d’argent sale. Le blanchiment de cet argent est encouragé et facilité du fait de ces réformes (dérégulation, abandon du contrôle des changes...).

8. Privatisation des entreprises publiques

La privatisation des entreprises d’Etat est toujours liée à la renégociation de la dette extérieure du pays. Celles qui font le plus de bénéfices sont reprises par le capital étranger ou par des consortiums et le fruit de ces ventes est orienté vers les Clubs de Londres et de Paris. Les créditeurs internationaux et les multinationales obtiennent ainsi le contrôle sur les entreprises d’Etat en ne faisant pratiquement aucun investissement réel (voir plus loin le chapitre sur l’Argentine). Quand un grand nombre de pays vendent en même temps leurs entreprises publiques, leur prix dégringole.

En conséquence du programme de privatisation et de la réforme du système bancaire, le FMI exige de laisser le champ libre aux mouvements de capitaux. On atteint ainsi deux objectifs :

a.les sociétés étrangères peuvent rapatrier leurs profits vers le Nord en devises;b.on encourage, moyennant l’impunité, le " rapatriement " vers le Sud des capitaux déposés sur descomptes secrets, y compris, de grandes quantités d’argent sale. Orientés vers le marchéinter-banques, ils sont ensuite convertis en argent local pour l’achat d’avoirs étatiques et de terrainspublics que les institutions de Bretton Woods destinent à la vente dans le cadre de la privatisation.

9. Réforme de la taxation

Les changements visent à miner la production intérieure, tant du côté de la demande que du côté de l’offre. L’introduction d’une taxe sur la valeur ajoutée (TVA) ou d’une taxe sur les ventes, les changements dans la structure de la taxation directe, signifient un plus lourd fardeau pour les groupes à revenu moyen. L’enregistrement des petits producteurs, des travailleurs/vendeurs du secteur informel fait partie de la politique de la Banque mondiale pour augmenter les taxes.

Un des auteurs favorables à la politique fiscale prônée par le FMI présente celle-ci de la manière suivante : " Le FMI encourage les pays en développement à entreprendre des réformes de leur fiscalité afin de permettre une meilleure allocation des ressources économiques. Il demande ainsi l’élimination des barèmes très progressifs pour l’impôt sur le revenu, car ils engendrent des distorsions coûteuses dans l’allocation des ressources, incitent à la fraude fiscale et entraînent des charges administratives élevées pour leur recouvrement. Les réformes fiscales recommandées par le Fonds incluent également la refonte des taxes sur le commerce extérieur " (Lenain, 1993, p. 55). Patrick Lenain a été fonctionnaire au FMI, son argumentation se passe de commentaires.

10. Privatisation de la terre

Cette politique consiste à émettre des titres de propriété terrienne en même temps qu’on hausse le plafond d’accès à cette propriété. Cette mesure encourage la concentration des terres aux mains de quelques-uns, les plus riches, les petits fermiers tendant à renoncer à la terre ou à l’hypothéquer pour finir par se transformer en métayers, en ouvriers agricoles saisonniers ou par prendre le chemin de la ville. C’est une atteinte au droit coutumier à la terre (en Afrique ou en Inde, par exemple) ou à des acquis de transformations révolutionnaires authentiques (dans le cas du Mexique des années 1990, il s’agit de la réforme de l’article 27 de la constitution portant sur l’ejido, voir le chapitre sur le Mexique). Cette contre-réforme de la propriété foncière a donné lieu à de fortes mobilisations paysannes en Egypte en 1997.

La privatisation des terres sert aussi à rembourser la dette. En effet, les ventes publiques de terres génèrent des revenus pour l’Etat qui sont orientés vers les créanciers internationaux. Ces opérations servent aussi au blanchiment d’argent sale rapatrié, sans qu’il soit posé de question.

11. Marché du travail

Le FMI et la Bm recommandent d’assouplir les réglementations du marché du travail. Ces institutions expliquent que les rigidités institutionnelles limitent la mobilité et la réaffectation de la main-d’oeuvre et sont donc source de chômage (Lenain, 1993, p. 58; Decornoy, 1995; Valier, 1996). La Banque mondiale a consacré, en 1995, l’entièreté de son Rapport sur le Développement dans le Monde à la question du travail sous le titre Le monde du travail dans une économie sans frontières (Bm, 1995). Ce rapport ne comprend pas que des propos nuancés, au contraire : " La recherche d’une plus grande mobilité des travailleurs conduira souvent à appliquer des mesures qui permettront au processus de destruction d’emplois - lequel comprendra des licenciements dans le secteur public - de suivre son cours " (sic !) (Bm, 1995, p. 8).

Pour la Bm, il n’est pas question de mettre en place ou de maintenir des indemnités de chômage sur une période prolongée. Ces dernières sont une source de chômage. La Bm donne la définition suivante d’une " politique du marché de travail volontariste " : " Politique qui vise à aider les chômeurs à retrouver un travail ou à améliorer les perspectives d’avenir de ceux qui travaillent; cela comprend l’aide à la recherche d’un travail, la formation et les initiatives de créations d’emplois "; au contraire, " une politique passive vise à soutenir le niveau de vie de ceux qui ne travaillent pas au moyen d’aides monétaires ou autres " (Bm, 1995, p. VIII).

Concernant les salaires, la Bm se prononce sans équivoque pour la suppression du salaire minimum dans les pays du Tiers Monde. La Bm part du postulat suivant : là où le salaire minimum existe, il est " trop élevé par rapport au revenu du pays et aux autres salaires, de sorte que même une légère augmentation réduirait l’emploi " (Bm, 1995, p. 88). La conclusion est sans appel : " L’institution du salaire minimum peut avoir son utilité dans les pays industriels, mais elle est difficile à justifier dans des pays à revenu faible ou intermédiaire " (Bm, 1995, p. 93).

12. Syndicats

Selon la Bm, les syndicats accentuent les " privilèges " des travailleurs du secteur formel et en conséquence, " faussent le jeu de la répartition des revenus " au détriment de la "multitude de ceux qui forment la population active du secteur informel et du secteur rural " (Bm, 1995, p. 95). La Bm relève encore que " les syndicats ont parfois mis leur pouvoir politique à faire opposition à l’ajustement structurel " (Bm, 1995, p. 96). Néanmoins, elle concède que les syndicats sont tolérables : "Il n’est pas nécessaire de refuser de reconnaître les droits des travailleurs pour réaliser une croissance des revenus " ( Bm, 1995, p. 101).

13. Système de pension

La Bm s’est penchée ces dernières années sur la réforme des systèmes de pension et défend activement l’épargne pension par capitalisation de manière à développer les fonds de pension privés. Ceux-ci, encouragés par la Bm et le grand capital, se sont fortement développés notamment au Brésil, au Chili et au Mexique. Au Brésil, certains d’entre eux connaissent déjà des problèmes, leurs gestionnaires sont impliqués régulièrement dans des affaires de corruption.

14. Pauvreté et filets de sécurité sociale

Les institutions de Bretton Woods ont abandonné l’idée d’éradiquer ou de réduire la pauvreté de manière générale. Il s’agit maintenant de " gérer la pauvreté " pour qu’elle soit " soutenable ". Dans le même temps qu’on effectue des coupes dans les budgets sociaux, on définit des programmes ciblés vers les plus pauvres. Ce système prétend être plus efficace mais ces programmes ciblés sont combinés avec la " récupération des coûts " et la " privatisation " de la santé et de l’éducation (les médicaments, les consultations médicales, l’inscription scolaire deviennent payants).

L’Etat se retire et de nombreux programmes, autrefois sous la juridiction de ministères, sont désormais gérés par des organisations civiles, des ONG qui ont graduellement pris à leur compte les fonctions des gouvernements locaux. Puisque les fonds sont gelés à la suite de PAS, la production à petite échelle de projets artisanaux, la sous-traitance pour les firmes exportatrices, la formation dans les communautés de base, les programmes de mise au travail, etc. sont réalisés sous le couvert du " Filet de sécurité sociale ". On assure ainsi la survie fragile de la population au niveau local tout en contenant le risque de soulèvements sociaux.

15. Good governance (Bonne gouvernance)

Même si la Bm s’en défend, l’octroi des prêts est depuis les années 1990 assorti explicitement de conditionnalités politiques : parmi celles-ci, la bonne gouvernance. Bien que la mise en application des PAS exige immanquablement le renforcement d’un appareil d’Etat autoritaire, une façade de " démocratisation " est exigée comme corollaire au marché " libre ".

A partir du début des années 1990, après que l’application des PAS ait mené à plusieurs reprises à des révoltes populaires dans plusieurs pays, la bonne gouvernance devient un thème qu’aborde systématiquement la Bm. En effet, les autorités du pays qui appliquent le PAS perdent de leur légitimité aux yeux du peuple dans la mesure où elles apparaissent comme abandonnant leur autonomie face aux institutions financières internationales. La Bm répond à cette situation en se dédouanant et en mettant sur le compte des défauts des régimes en place la responsabilité des troubles populaires. Le thème de la bonne gouvernance devient un instrument supplémentaire de sujétion des pays endettés.

En 1990, Barber Conable, président de la Bm de 1986 à 1991, fait la déclaration suivante aux quelques gouverneurs africains de la Banque : "Permettez-moi d’être franc : l’incertitude politique et le règne de l’arbitraire dans tant de pays d’Afrique sub-saharienne sont des obstacles majeurs à leur développement (...). En disant cela, je ne parle pas politique, mais je me fais le défenseur d’une transparence et d’une responsabilité accrues, du respect des droits de l’homme et de la loi. La gouvernabilité est liée au développement économique, et les pays donateurs indiquent de plus en plus qu’ils cesseront de soutenir des systèmes inefficaces qui ne répondent pas aux besoins élémentaires de la population " (cité par Lancaster, 1993, p. 10)

Le thème de la bonne gouvernance offre deux autres avantages pour la Bm. Premièrement, elle répond aux critiques internationales de plus en plus vives en disant qu’elle se préoccupe de la bonne gestion des moyens octroyés aux régimes en place de manière à ce que " l’aide " arrive aux groupes sociaux concernés, les pauvres comme les industriels. Deuxièmement, elle cherche des points d’appui nationaux en dehors des autorités pour atteindre ses objectifs : les ONG locales et étrangères, les médias, les pouvoirs religieux, les chambres patronales. La gouvernabilté prend une telle importance dans la démarche de la Bm qu’elle y consacre en 1992, un rapport spécial intitulé : " Bonne Gouvernance et développement " (Bm, 1992).

Comment définir la bonne gouvernance. Jean Leca y répond de la manière suivante :

" La conformité des gouvernés résulte d’un processus complémentaire à celui de l’échange instrumental de ressources : la constitution d’un réservoir de loyauté (dans un cadre de soumission, ajoutons-nous, N.D.R.) qui permet d’accepter provisoirement un échange défavorable. (...) On parlera alors de la légitimation du pouvoir comme d’un processus par lequel les gouvernants produisent (ou utilisent), un (ou des) système(s) de justification qui leur permet(tent) de faire appel en cas de besoin à d’autres centres de pouvoir social pour obtenir une obéissance effective " (Leca, 1985, p. 19).

En réalité, développer la bonne gouvernance n’implique nullement la démocratie, elle implique la mise en oeuvre de politiques permettant d’obtenir le consentement des opprimés. Dans de nombreux cas, le discours sur la bonne gouvernance dissimule mal une pratique qui vise à renforcer le pouvoir exécutif et à affaiblir les mouvements sociaux.